PHILIPPE SOLLERS

 

Emouvant Beckett


En 1959, à Paris, un bizarre écrivain marginal de 53 ans devient l'ami d'un couple étrange et réservé : un peintre et dessinateur, une poétesse d'origine américaine. Ils sont juifs, ils ont deux petites filles, le trio sort, boit et fume beaucoup la nuit, et elle décrit l'écrivain ainsi : "Un homme résolu, intense, érudit, passionné et par-dessus tout vrai, beau, habité par le souffle divin." Ou encore : "Il était poète dans la moindre de ses fibres et de ses cellules." N'est-ce pas exagéré ? Mais non, il s'agit de Samuel Beckett.

Avigdor Arikha connaît déjà Beckett, Anne Atik le découvre. Ils traînent ensemble jusqu'à 4 heures du matin à Montparnasse, surtout au Falstaff. Whisky, vin, bières, champagne. Ils rentrent en titubant et en se récitant des poèmes. L'austère femme de Beckett, Suzanne ("je suis une abbesse"), a vite abandonné la partie, mais Anne tient le coup malgré les volumes d'alcool (elle boit moins et observe avec intérêt ces deux fous lucides). Beckett n'a jamais l'air d'être saoul, sa mémoire est phénoménale, il a l'air de connaître par cœur des livres entiers et les détails de centaines de tableaux exposés aux quatre coins du monde. Ils croisent souvent Giacometti qui, après son travail et sans regarder personne, vient manger tous les hors-d'œuvre de la Coupole. Ils sont quand même aperçus, à leur insu, par un jeune écrivain français, très imbibé lui-même, qui marche très tard dans ces parages. Personne ne semble se douter de rien. C'est la vie.

La légende veut que Beckett ait été un sphinx ou une momie impassible, un squelette nihiliste, une froide abstraction inhumaine, un saint à l'envers, un mort-vivant montreur de marionnettes désespérées. Il s'est visiblement arrangé de ce montage pour avoir la paix, mais rien n'est plus inexact, et c'est en quoi le témoignage direct d'Anne Atik est si précieux, sensible, insolite.

Beckett ? Générosité, bonté, attention aux enfants, joueur (échecs, billard, piano), sportif (nage, marche, cricket, amateur de matches), et surtout présence d'écoute intensive au point de mettre mal à l'aise ses interlocuteurs qui ne savent pas que chaque mot peut être important. Silencieux ? Ça oui, mais pour interrompre l'immense bavardage humain, sa routine, son inauthenticité, sa rengaine. J'ai vu Beckett et Pinget déjeuner ensemble sans se parler. Une bonne heure et demie, motus. A la fin, le pot de moutarde, devant eux, était devenu une tour jaune gigantesque. Aucune animosité, de l'espace pur. Beckett sur le boulevard ? Un jeune homme souple dans ses baskets, envoyant valser les feuilles mortes de l'automne. Un ailier.

Avec le temps et la célébrité dérangeante, il y a maintenant les dîners tranquilles chez Anne et Avigdor, avec leurs filles Alba et Noga. Beckett enseigne le jeu d'échecs à l'une, apporte des cadeaux, mange peu, préfère le poisson, mange les arêtes à cause, dit-il, du calcium.

Il évoque une enfance de bonheur et de prospérité. "Il se demandait pourquoi, aux yeux de nombre de ses lecteurs, ses écrits indiquaient qu'il avait eu une enfance malheureuse." Pas du tout : promenades avec son père dans les ajoncs, confiance et lumière. "Il était très attaché à sa famille et se sentait responsable d'Edward, le fils de son frère." Evidemment, de temps à autre, il passe d'un silence modéré à un mutisme de trou noir : "Il était délicat de briser le silence. Ç'aurait été pire que d'interrompre un aveu." Anne Atik lui cite un jour un propos de Rabbi Zeev de Strykhov : "Je garde le silence et, lorsque je suis las du silence, je me repose, puis je retourne au silence." Petit hochement de tête de Beckett. Quelque chose comme ça. En pire, bien sûr.

Mais voici l'essentiel : la poésie, la musique. Pas Mahler ni Wagner ("trop de choses là-dedans"), mais Haydn, Mozart, Schubert. On écoute, on réécoute, Beckett lève les yeux et les baisse, les larmes ne sont pas loin. On a bu un haut-brion ("nectar") ou un rieussec. On s'est moqué d'un éditeur (lequel ?) dont Sam a dit "qu'il ne maintient pas la tête de ses auteurs hors de l'eau". "Après moi le déluge ?", questionne Anne. "Pendant moi le déluge", conclut Beckett. Plus que tout, on a récité des poèmes : Yeats, Dante, Villon, Hölderlin, Milton, Shakespeare ("personne n'a écrit comme lui").

Avigdor lit des psaumes en hébreu, l'anglais lui répond rythmiquement comme s'il était fait pour l'entendre. Parfois, Sam et Avigdor se lèvent, le poing serré, pour déclamer un vers. Du français ? Apollinaire. De l'allemand ? Goethe. De l'italien ? Dante et encore Dante. Beckett se met même au portugais pour lire Pessoa.

"Hail, holy night" ("Salut, sainte lumière"). Anne Atik note : "Il levait la tête et marquait une pause, laissant la phrase monter comme l'eau dans une fontaine." Toute la concentration constante de l'auteur de Pas moi se révèle dans ces moments : consonnes, voyelles, rimes, chantonnement en couleurs, à l'opposé de ce qu'il demandait à ses comédiens (ton neutre et monotone, voix blanche). A l'intérieur, en privé, comme un secret, la modulation. A l'extérieur, au théâtre, pour le spectacle réglé mathématiquement, pour le public, donc, le vide, l'absence. C'est le monde qui est en détresse, pas la mémoire vivante. Les sonnets de Shakespeare sont là, Le Roi Lear est là ("irreprésentable"). Beckett, dit Anne Atik, était "un lecteur omnivore".

Très vite : Samuel Johnson, Rabelais, Ronsard, Racine (pour ses monologues), Flaubert, Nerval, Verlaine, Rimbaud, Jouve, Pétrarque, Maurice Scève, Sterne, Defoe, Stevenson (ses lettres), etc. Et Joyce ? Ah, Joyce ! Ici une anecdote révélatrice : Crevel, un jour, apporte le Deuxième Manifeste du surréalisme à Joyce pour savoir s'il le signerait. Joyce le lit et demande à Crevel : "Pouvez-vous justifier chaque mot ?" Il ajoute que lui, dans ce qu'il écrit, peut justifier chaque syllabe. Shakespeare, Joyce, la Bible. Et encore. Pour l'effet physique, pour l'émotion. Grande émotion du langage. Par exemple, juste cette formule de Keats pour le rossignol "full-throated ease", "aisance de gorge pleine". Autrement dit : tout est dans la voix. Autre formule de Boccace à propos de Dante : "La douce odeur de l'incorruptible vérité." La voix peut avoir le parfum de la vérité.

A la toute fin de sa vie (83 ans), dans sa maison de retraite sinistre, Beckett, avec sa bouteille de whisky Jameson ("en direction de l'Irlande") et ne refusant pas un cigare, reçoit encore ses amis. Il est élégant, comme toujours, et, aussitôt, récitation de poèmes. Quelques mois après, il s'effondre, et récite encore de la poésie jusque dans son délire. Il meurt enfin le 12 décembre 1989. Dehors, les journalistes sont à l'affût "comme des vautours", et les nécrologies d'un Prix Nobel de littérature sont déjà prêtes. Yeats : "La mort d'amis, la mort/ De chaque œil qui brillait/ Et qui coupait le souffle/ Ne semblent plus que nuages du ciel..."

Philippe Sollers


                         

 

 



 

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