Philippe Sollers

 

Jésus de Nazareth de Benoît XVI 

Entretien avec Philippe Sollers et Jean-Luc Marion

Sa Sainteté Benoît XVI

Le Pape à la source
Propos recueillis par BENOÎT CHANTRE et PAUL-FRANÇOIS PAOLI.

LE FIGARO LITTÉRAIRE. - Quel sens accordez-vous au livre de Benoît XVI sur Jésus de Nazareth ?
Jean-Luc MARION - Ce livre, à propos duquel Benoît XVI précise qu’il ne relève pas du magistère, mais d’un théologien parmi d’autres et qu’on est donc parfaitement libre de le contredire, pose une question centrale : celle de la méthode de lecture des Écritures. Depuis ses débuts, l’exégèse historico-critique a privilégié, sous des formes diverses, le même schéma dominant : nous n’avons par de compte rendu des événements historiques de la vie de Jésus parce que les récits proviennent de rédactions faites après la mort du Christ qui surinterprètent et « théologisent » son histoire. Dans cette optique, l’histoire consignée dans le Nouveau Testament atteste la foi chrétienne postérieure, non les faits historiques. Dans son livre sur Jésus, Joseph Ratzinger propose une optique inverse : la grandeur inouïe de l’événement Jésus ne peut pas naître de commentateurs tardifs, incapables de s’élever aux hauteurs spéculatives de la mort et de la Résurrection (où les auraient-ils trouvées?), mais de l’événement lui-même. La grandeur ne surgit pas, inexplicablement, de tardifs épigones, mais du commencement lui-même. Les Écritures doivent, insiste-t-il, se lire du point de vue de celui qui s’y donne. N’oublions pas la première occurrence de la notion d’exégèse : « Dieu, nul ne l’a vu. Mais le Fils, qui est dans le sein du Père, en a fait l’exégèse. » (Jean 1, 18). Ni celle d’herméneutique, lorsque le Christ lui-même « fit l’herméneutique des Écritures » le concernant aux pèlerins d’Emmaüs (Luc 24, 27).

Philippe SOLLERS - Ce qui m’intéresse ici, c’est l’implication personnelle de ce pape pour revenir à la question fondamentale : qui est le Christ ? Je vérifie chaque jour que les Évangiles sont ignorés, y compris des chrétiens eux-mêmes. Le Pape revient à la source. Il commence par le baptême de Jésus et montre comment ce personnage devient le Christ. Il nous fait sentir, dans un chapitre qui s’appelle «Les Tentations de Jésus», que le diable est bien là. Satan existe : il tente Jésus lui-même. Il lui demande de montrer sa puissance en transformant les pierres en pain, etc. Il y a aussi un chapitre sur le royaume de Dieu, puis le sermon sur la montagne et les Béatitudes... Et un autre sur la prière. Comment Jésus prie-t-il ? Les paroles du Notre Père, qui sait encore ce qu’elles signifient ? Enfin, il y a un chapitre admirable sur les images de l’Évangile de Jean. L’eau, la vigne, le vin, le pain : ce sont des fondamentaux. Il faudrait parfois que les catholiques se rappellent pourquoi ils ne sont pas protestants. À travers les paroles du Christ, le pain devient corps et le vin, sang. Il faut rappeler ces choses-là, qui ne sont plus guère connues ni ressenties. Enfin, il y a les affirmations de Jésus sur lui-même : Fils de l’homme, Fils de Dieu et surtout « Je suis » le Christ qui apporte la vie, c’est-à-dire l’idée que le pacte avec la mort est rompu. Souvenons-nous du discours de Jean-Paul II contre « la culture de mort ».

Ce pape philosophe vous paraît-il être dans la continuité de Jean-Paul II ?
Ph. S. - Ces deux papes semblent différents, avec des expressions et un charisme qui peuvent paraître opposés. Pourtant, ils me semblent unis par un lien de continuité. Rappelons d’abord que Jean-Paul II a été un pape historique. N’oublions pas l’assassinat raté de la place Saint-Pierre de Rome, le 13 mai 1981. Ni l’extraordinaire soulèvement polonais à l’époque où existait encore l’URSS. Un très grand pape, donc. Arrive Joseph Ratzinger. Il choisit son nom en référence à la lignée des Benoît qui ont essaimé dans l’histoire. Le premier étant le saint patron de l’ordre bénédictin, mais il y en aura d’autres. Je n’en cite que deux. Benoît XIV, le pape dit « des Lumières », avec qui Voltaire avait des relations courtoises. Et Benoît XV qui, durant la Première Guerre mondiale, a répété dans le désert que si Français et Allemands continuaient leur boucherie réciproque, il risquait de se produire en Europe un phénomène terrible. Ce que nous avons vu avec, d’un côté, l’empire totalitaire soviétique, de l’autre, la cicatrice brûlante du totalitarisme hitlérien et finalement le ravage et la destruction de l’Europe. Ce qui m’intéresse, c’est, par exemple, que Benoît XV ait fait une déclaration à propos de Dante en 1921 en rappelant que celui-ci était une des plus hautes autorités poétiques et métaphysiques de la chrétienté. Un Dante que Benoît XVI évoque à son tour dans son livre quand il commente la descente du Christ en enfer. Cette continuité invisible entre les papes est autrement décisive que cette fixation des médias sur les questions sexuelles. Le tintamarre permanent qui se fait autour de l’obsession sexuelle (avortement, contraception, chasteté...) nous cache l’essentiel : le rôle décisif de Jean-Paul II dans l’écroulement de l’empire soviétique. Et ce livre passionnant de Benoît XVI sur Jésus de Nazareth.

J.-L. M. - Je souscris à ce que vous dites. J’ajoute que la polémique récurrente sur l’enseignement des papes est peut-être une manière pour nos sociétés d’avouer leurs contradictions. Il suffit que le pape parle pour que des gens qui ne veulent surtout pas être catholiques y voient un reproche personnel. N’est-ce pas une manière de reconnaître son magistère spirituel ? Alors, admet-tons que nous sommes tous un peu catholiques. Mais revenons à l’essentiel. Les Évangiles décrivent un événement qui n’est autre que la personne du Christ. Tout au long des récits, ses interlocuteurs découvrent tout à coup que celui-là n’est pas comme eux. Comprendre les Évangiles, c’est comprendre pourquoi Jésus a été mis à mort. Car si on s’en tient à une interprétation banale et humaniste du texte, il n’y avait aucune raison de le mettre à mort. Jésus a été mis à mort par des gens qui avaient une bonne raison de le faire. Qu’est-ce qui les a tant scandalisés ? Ce que disait le Christ sur tel ou tel sujet, par exemple la critique du ritualisme des pharisiens partagée par de nombreux rabbins ? Non. Ce qu’ils ne pouvaient admettre, c’est qu’il puisse être le Fils de Dieu. Il accomplit toute la révélation en disant : « Je suis. » (Jean 8 et 12 reprend Exode 3, 14). Il assume le seul nom que Dieu se donne. Voilà la raison pour laquelle il est mis à mort par ceux qui disent que Dieu est trop grand pour s’incarner en un homme, sans imaginer un instant que Dieu a peut-être une autre vision de la transcendance que la nôtre, si humaine. Peut-être, en effet, que du point de vue de Dieu, il n’y a rien de plus grand que de s’incarner. Voilà qui est insupportable pour certains juifs et, d’une certaine manière, pour tout homme. Nous sommes tous convaincus que nous ne méritons pas que Dieu en fasse autant pour nous. Nous préférons qu’il reste rivé à sa transcendance et nous laisse vaquer à nos petites affaires.

Les interventions du Pape semblent contestées dans l’opinion, y compris chez les catholiques. Ce livre peut-il aider à inverser le phénomène ?
Ph. S. - Nous sommes face à une guerre de désinformation qui déforme tout ce que peut dire tel ou tel pape. Récemment, un article du Nouvel Observateur, repris du journal italien Il Manifesto, affirmait que le Pape avait une vision désespérée de la société. Une vision quasiment wagnérienne du monde. Il serait un admirateur de l’auteur du Crépuscule des dieux, sa culture serait trop allemande, etc. L’article affirmait aussi que, « peu convivial », il restait en tête à tête avec son secrétaire particulier, un Bavarois aux yeux bleus. Nous sommes dans Les Damnés de Visconti. C’est embêtant de désinformer à ce point quand on sait que la première chose qu’a faite ce pape-là, c’est de préciser à quel point il admirait Mozart qu’il jouait constamment au piano. Vous allez me dire : un pape qui joue du Mozart, quelle importance ? Un détail. Certainement pas. Un pape qui joue une sonate de Mozart, voilà qui atteste, de mon point de vue, que Dieu existe.

J.-L. M. - L’enjeu d’un livre comme celui-ci est de suggérer aux exégètes que le Christ n’est pas l’homme d’un événement banal, et aux croyants que le Christ n’est ni un exemple, ni un prophète, ni même un saint, mais Dieu, sans autre commentaire. L’originalité radicale du Christ n’est pas de dénoncer la mort et la souffrance, mais le fait de les vaincre par la Résurrection. Ce rappel est un antidote à la culture de mort dans laquelle nous baignons. Ce dont Ratzinger veut nous convaincre dans ce livre, c’est que le Christ n’apporte rien d’autre que lui-même. Il dit : « Je suis le chemin, la vérité, la vie. » Tout ne devient pas possible, mais tout devient réel. Saint Paul le dit :
« Dans le Christ, les promesses de Dieu ont leur oui. » (2 Corinthiens 1, 20).

Publié le 24 mai 2007 dans Le Figaro littéraire

Le livre du pape


On se dit : bon, un livre du pape, ça va être la barbe, de la morale fade, de la propagande familiale pour la chasteté avant le mariage, bref, toute la gomme dès qu’il s’agit de cet emmerdeur en blanc. On ouvre donc ce « Jésus de Nazareth » avec toutes les préventions possibles. Et là, surprise : le bouquin est passionnant. Vous la connaissez réellement, cette histoire ? Allons donc, des souvenirs flous, des niaiseries dévotes ou anticléricales, des images pieuses ou du cinéma endiablé. Personne, depuis plus de deux mille ans, n’a fait autant parler, trépigner, fantasmer, convulser, paradis par-ci, enfer par-là, sorcières, croisades, Inquisition, saints, saintes, criminels en tout genre.

On se calme : de quoi, ou plutôt de qui, s’agit-il ? Joseph Ratzinger, Benoît XVI, commence modestement par nous rappeler que la parole, en elle-même, comporte une «plus-value intérieure» , dimension que le monde accéléré du profit et de la communication nous fait sans cesse ignorer. Quelqu’un parle d’une certaine façon, agit selon ce qu’il dit, il sort de la Bible, bien sûr, ou plutôt il la déploie avec autorité par lui-même. Qu’il soit le fils du Dieu vivant se révèle peu à peu, c’est lent, c’est éprouvant, c’est infiniment tragique et finalement joyeux. Suivez donc le récit pas à pas. Que signifie le baptême de Jésus ? Les tentations que lui présente le diable (car le diable existe bel et bien, vous n’avez aucune raison sérieuse d’en douter) ? Que veut dire «Royaume de Dieu?» Et le « Sermon sur la montagne » ? Connaissez-vous vraiment le «Notre Père»? Qu’est-ce qu’une parabole, et pourquoi est-il nécessaire de s’exprimer de cette façon ? Le chapitre sur les grandes images de l’Evangile de Jean est magnifique : l’eau, la vigne, le vin, le pain, voilà de l’inépuisable.

Les catholiques, avec leur messe et leur transsubstantiation, ne connaissent pas leur effarante singularité universelle. Jean-Paul II a été une superstar inattendue; Benoît XVI, avec son intériorité fervente et savante, commence à inquiéter sérieusement le spectacle de la dévastation globale. Il a déjà très mauvaise réputation. C’est parfait.

Philippe Sollers

Le Nouvel Observateur Nº2220

 

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