PHILIPPE SOLLERS
Politique de Mauriac
Je réentends souvent, en face de moi, la voix rauque et déchirée de Mauriac. C'est tout de suite un concert : drôlerie sérieuse, cruauté sèche, envolées lyriques interrompues par un fou rire, chuchotements indignés, méditations, anecdotes, portraits féroces en douceur. Cette voix est là dans ses romans (bien meilleurs qu'on ne le dit), dans son Bloc-Notes et ses Chroniques (plus brillants qu'on ne croit). Une étrange liberté, un feu, une foi, une malice : «Je prendrai la politique, je la baptiserai littérature et elle le deviendra aussitôt.»
Le secret de Mauriac? Sa religion, bien sûr, mais aussi ses passions littéraires.
Les noms qui reviennent le plus souvent chez lui, sur fond d'Evangiles : Pascal, Rimbaud, Proust. Et puis la musique, à commencer par Mozart. Mauriac est, de loin, la meilleure oreille de son temps. Un soir de 1948, il écoute Idoménée à la radio, l'opéra est joué à Cambridge : «Je sentais battre le coeur de l'Europe suspendue au chef-d'oeuvre comme l'essaim à la branche.» L'Europe : elle sort d'une catastrophe, elle est ruinée, le fou furieux de Berlin laisse place au bourreau méthodique de Moscou, mais la musique est plus forte que l'horreur systématiquement programmée et son cortège sinistre. A Aix, un peu plus tard : «Parfois, les feuillages profonds des platanes s'émeuvent et le souffle frais qui caresse nos visages soulève dangereusement les partitions sur les pupitres. Et puis tout s'apaise et la lune elle-même écoute derrière les branches.»
Le Mauriac « gaullien » des années 60 nous cache celuiqui, auparavant, a été un des adversaires les plus constants et les plus efficaces de la mécanique totalitaire. Sur De Gaulle, ce fragment de 1962 dit l'essentiel : «Voilà un homme contre lequel sont ameutés tous les vieux partis, de la gauche révolutionnaire à la droite la plus extrême et la plus criminelle, en passant par le centre le plus modéré, et presque tous les grands journaux de la province et les hebdomadaires à la mode. Sans compter les généraux mutinés, les tueurs à gages et les tueurs mystiques... Pour les gens du monde, ils grincent des dents et de la fourchette au seul nom de De Gaulle. La haine leur monte au nez dès le premier whisky.» Eh oui, c'était ainsi.
Mais revenons au début des années 50. Qu'écrit Mauriac, aussitôt? Il célèbre le J'accuse de Zola, rend hommage à Gandhi en regrettant qu'un pape n'ait pas fait une grève de la faim en temps voulu, se préoccupe surtout de la machine à décerveler stalinienne. Ce qui le scandalise est moins le mal en soi ("le mal est le mal") que les contorsions hypocrites pour le faire apparaître comme naturel, nécessaire. De ce point de vue, Sade le choque moins que Gide. Sartre est un « athée providentiel » qui, comme disait Pascal, «blasphème ce qu'il ignore ». Alors que Gide, lui, « renie ce qu'il connaît ». Camus («notre penseur n°2») reproche à Mauriac de ne pas vouloir reconnaître la mort « heureuse » de Gide ? Réplique cinglante : « Il n'y a de mort heureuse pour personne, Monsieur Camus... » La mort n'est pas à comptabiliser : « Soyons du petit nombre de ceux qui croient » en esprit et en vérité «qu'un seul homme, quelle que soit sa race, a une valeur infinie.»
Les staliniens, eux, sont à l'époque en plein délire religieux inversé. C'est le moment des «convulsionnaires de L'Humanité ». Mauriac, là, se déchaîne : « Pour vous, la démocratie n'est qu'un faux nez, un faux nez qui ne trompe plus personne et que vous rajustez sans cesse, d'une main hésitante, sur votre figure de petit-bourgeois fanatisé.» La colombe de la paix de Picasso ? « Les peuples béats sont tombés à genoux devant cette merveille: Picasso a dessiné une vraie colombe qui ressemble à une photographie de colombe primée à un concours de colombes. » Il faut s'entendre : soit vous reconnaissez vos crimes comme tels, en poussant la provocation, comme Aragon, jusqu'à justifier après coup le pacte germano-soviétique (et, par conséquent, le martyre de la Pologne), soit vous vous taisez. Exemple du grand Mauriac de 1949, s'adressant à une journaliste communiste qui prétendait qu'il n'y avait pas de victimes en Russie, sauf des traîtres : « Croyez-vous donc que Staline s'émeuve d'être considéré par nous comme un homme couvert de sang ? C'est un bon laboureur appliqué à sa tâche, dont le soc déchire la glèbe humaine et la fouille jusqu'aux entrailles. Consentez à être comme lui ce que vous êtes : l'ouvrière d'une cité où seul compte dans l'homme son rendement, et qui a perdu le droit et l'envie de s'attendrir - fût-ce sur les victimes des autres. Remettez ce mouchoir dans votre petit sac, et osez regarder en face votre épouvantable vérité.»
Ce petit sac, n'est-ce pas, mérite la postérité.
Questions de goût : Drieu a été séduit par Doriot. Il le trouvait fort, beau, exemplaire. Mauriac, lui, ne l'a vu qu'une fois, et avec répulsion. « La nature m'a pourvu d'une antenne qui décèle d'abord la présence des personnages funestes. » Il peut dire, en revanche, qu'une bonne interprétation du Don Juan de Mozart est une date dans son histoire personnelle. Il s'amuse de la transaction ridicule entre Simenon et un curé local : Simenon acceptera d'envoyer son fils au catéchisme si on ne lui parle jamais du péché et de l'enfer. Le curé est d'accord, minuscule histoire qui conforte l'anticléricalisme instinctif de Mauriac. Pour lui, Pascal est « l'archer terrible aux dix-huit flèches impérissables » (les Provinciales).
Cela dit, l'anticléricalisme peut être aussi bête que son contraire, et Cocteau en saura quelque chose lors de la représentation de son Bacchus. La lettre ouverte que lui envoie Mauriac à cette occasion est une merveille classique. Julien Gracq obtient le prix Goncourt? C'est comme si les jésuites couronnaient Pascal. Le cinéma ? « Ma faculté d'ennui dans les salles obscures est telle que je la communique, même sans parler, à la personne qui m'accompagne. » Une exception, cependant : le Limelight de Chaplin. Il y a aussi des cas curieux : celui d'Eluard, par exemple, dont tout le monde savait par coeur les poèmes résistants, mais qui s'est converti, pour finir, à la religion sanglante. « Ce qui lui avait été abomination devint tout à coup à ses yeux, sous le régime stalinien, vérité et justice. » Religion, religion... Et découragement, parfois, avec citation de Benjamin Constant : «On se sent l'impatience d'avoir traversé la vie au plus vite pour échapper aux hommes.»
Mauriac reçoit le prix Nobel en 1952. Il n'en fait pas un plat, s'enfonce dans la nature avec Rimbaud « dont chaque mot le brûle depuis la sortie du collège ». Cela ne l'empêche pas d'écrire une hilarante Histoire politique de l'Académie française (1955), dans laquelle il décrit ce qu'est la « droite àl'état pur ». Il connaît les choses de l'intérieur, les intrigues de Chaumeix, les vraies raisons des élections de Pétain et de Maurras (en 1938). Quand Mauriac nous dit que sa mystique est à la source de son comportement politique, il faut le croire, et comprendre sa perplexité admirative devant la sérénité et l'indifférence massive de Claudel. Lui, Mauriac, a des amis et des ennemis partout, c'est logique : «Il faut que ceux qui ne portent pas un écrivain dans leur coeur s'y résignent : il est aimé par d'autres plus qu'il n'est détesté par eux - beaucoup plus aimé qu'il ne le mérite.» Il y a une vanité sarcastique à goûter le vide des honneurs, et une humilité vraie à repartir dans les vignes, entre deux messes.
La liturgie et la musique sont là. La vieille corneille élégiaque peut faire à nouveau vibrer la chaleur et les incendies des Landes, le mûrissement du raisin, des vers de Hugo, le souvenir d'un dîner avec Proust, couché dans son lit, la nuit, sous des draps tachés d'encre. Le mot de Michelet sur le « supplice de la vieillesse » revient souvent, et il est étonnant sous la plume de ce jeune homme prolongé qui se tient là, au bord de l'abîme, en attente. En réalité, il nous manque. On se demande ce qu'il dirait des grandes misères d'aujourd'hui, des nouvelles impostures, des nouveaux mensonges. De ce pape polonais, par exemple, qui n'était vraiment pas prévu au programme meurtrier des « exploiteurs du matériel humain». Le jeune Mauriac marche avec ses Pensées et sa Saison en enfer dans la poche. Il relit aussi Bossuet : «Tout nous sert ou nous nuit infiniment : chaque moment de notre vie, chaque respiration, chaque battement de notre pouls, chaque éclair de notre pensée a des suites éternelles.»
Philippe Sollers
|