| PHILIPPE SOLLERSLe temps de Pascal 
 Quand Blaise Pascal meurt, le 19 août 1662, à
				      trente-neuf ans, ses proches trouvent dans sa chambre des liasses de papiers en
				      désordre. Ce sont les Pensées. Ils sont surpris, désorientés, déçus. Ils
				      attendaient un manuscrit classé, une apologie de la religion chrétienne à leurs
				      couleurs, un traité pouvant servir la cause janséniste de Port-Royal. Au lieu
				      de cela, des fragments, des fulgurations en tout sens, des bifurcations, des notes. Que faire ? Silence, d'abord. Et puis Pascal
				      est Pascal, il faut bien publier. Mais sous quelle forme ? Faut-il « achever »
				      ce qui ne l'est pas? Charger quelqu'un d'autre de «développer», rewriter ? Difficile : le style, c'est
				      l'homme, et celui-là semble avoir tellement dépassé la mesure qu'il vaut mieux
				      abandonner la partie. Donc, publication, mais orientée et incomplète. Pascal,
				      comme Lautréamont et Rimbaud, est un moderne absolu.
   
                       Le désarroi des contemporains est compréhensible. Ils
                      ont leurs soucis quotidiens, leur horizon tactique, la persécution est sur eux,
                      les jésuites ne les lâchent pas, ils sont suspects, ils se cachent. Et Pascal,
                      leur grand Pascal, ce saint mathématique passé à la
                      polémique et à la foi combattante, semble ici étrangement détaché, surplombant,
                      ailleurs. Immergé dans la Bible, soit, mais prenant les choses par tous les
                      bouts, décomposant et recomposant l'équation humaine. Il pensait tout le temps,
                      Pascal, il écrivait sans cesse et sur des papiers qui lui tombaient sous la
                      main. Il est pressé, il sait qu'il n'en a pas pour longtemps, une passion
                      brûlante l'habite. Tenez, encore un papier, cousu, celui-là, à l'intérieur de
                      son vêtement, comme s'il avait eu peur d'oublier un certain moment capital de
                      son existence. Qu'est-ce qu'on lit, là, tracé dans la
                      fièvre, le 23 novembre 1654, « depuis environ 10 heures et demie du soir
                      jusques environ minuit et demi » ? Une révélation. «Feu». «Joie, joie, joie, pleurs de joie.» «Eternellement en joie pour un jour d'exercice sur la
                      terre.» Dieu, celui d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, se dévoile dans le coeur, et ce coeur est en feu.
                      Deux heures au paradis, avec le Christ comme clé universelle, ça n'arrive pas
                      tous les jours, on risque de s'endormir, il faut l'écrire. D'ailleurs, c'est
                      peut-être parce qu'on écrivait tout le temps que cela est arrivé. Voilà ce qui
                      s'appelle attraper la vérité dans les flammes.
   
                       Ce feu d'écriture nous paraît à nous, en 2000, aussi
                      vivant qu'incroyable. Laissons les controverses du XVIIe siècle, voyons ce qui
                      nous touche ici, maintenant. Pascal nous dit qu'en effet nous dormons, que nous
                      sommes des somnambules volontaires. Qu'il y a là quelque chose d'anormal, de
                      surnaturel. L'humanoïde en transit, qui sait pourtant qu'il doit mourir, fait
                      tout pour éviter la question de sa condition. On l'observe, et on ne trouve en
                      lui que contradictions, mélange du haut et du bas, dérobades, divertissement,
                      sophismes. C'est un « monstre incompréhensible » soumis au déguisement, au
                      mensonge, à l'hypocrisie, « un coeur creux et plein
                      d'ordures ». L'orgueil et la paresse se disputent en lui. Il ne sait pas être
                      seul, il « mendie le tumulte », il s'occupe, il s'étourdit, il s'aveugle,
                      pauvre ver de terre, «cloaque d'incertitude et
                      d'erreur ». Mais voilà, il pense, et c'est sublime, ou plutôt il pourrait
                      penser, mais cela l'ennuie, il est incapable de rester seul dans une chambre,
                      il lui faut courir, bavarder, s'abaisser, se détruire, se nier. Bref, il est
                      fou. Même le plus sage est fou. La géométrie, c'est très bien, mais permettez
                      que je demande quand même ce que je fais là, sur ce grain de terre : «Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?» Les philosophes me
                      répondent comme ils peuvent, mais cela ne me suffit pas, je veux une certitude
                      qui soit à la hauteur de ma concupiscence. Pascal adore ce mot, il l'écrit sans
                      cesse, nous ne l'employons plus, dommage, disons par conséquent libido.
   
                       Oui, les hommes sont étranges, ils croient qu'ils
                      peuvent «anéantir l'éternité en en détournant leur
                      pensée». Ils perdent leur temps. «Ils se cachent dans
                      la presse et appellent le nombre à leur secours.» Rien à faire, Pascal les
                      prend sur son divan, c'est un analyste de premier ordre, vous ne le troublerez
                      pas avec des concepts, encore moins avec des crises d'hystérie. C'est qu'il
                      vient de rouvrir le dossier « religion », ce savant, et qu'il est stupéfait de
                      constater l'ignorance où tout le monde semble être des principes de base. Qui
                      lit réellement la Bible? Personne. Lui, si. Et pour
                      cause. Il a vite fait de construire son ordinateur personnel, élection du
                      peuple juif, prophéties, évangiles. L'évidence est là, mais le monde humain est
                      sous hypnose. Les moins abrutis sont, non pas les dévots, mais les vrais
                      athées, les joueurs. On va donc leur proposer un pari. Texte éblouissant, dont
                      on ne compte plus les commentaires, et qu'on peut reprendre sans cesse. Texte,
                      c'est le cas de le dire, crucial. Si vous gagnez, vous gagnez tout. Si vous
                      perdez, vous ne perdez rien. Mais je ne veux pas jouer ! Il le faut, vous êtes
                      embarqués. On suppose ici un partenaire de bonne foi, mais il convient de ne
                      pas ignorer qu'il «y a des gens qui mentent simplement
                      pour mentir». «Gens sans parole, sans foi, sans
                      honneur, sans vérité, doubles de coeur, doubles de
                      langue, et semblables à cet animal amphibie de la fable, qui se tenait dans un
  état ambigu entre les poissons et les oiseaux.» Là, il est inutile de dire quoi
                      que ce soit, « il n'est plus permis de bien écrire ». La tricherie est à l'oeuvre, mais ne prouve rien contre les règles du jeu et du
                      feu. Vous préférez perdre? C'est votre droit, vous
                      pouvez choisir la démence.
   
                       Nous pourrions être heureux si nous étions en état de
                      présence réelle. Mais voilà : «le présent n'est jamais
                      notre fin.» «Le passé et le présent sont nos moyens ;
                      le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons
                      de vivre et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous
                      ne le soyons jamais.»
   
                       Que serait le présent comme fin? Un réveil. Pour Pascal, le sommeil n'est pas, comme on le répète, une image de
                      la mort, mais c'est la vie elle-même qui est cette image. « Nous ne vivons
                      jamais. » Nous sommes des morts-vivants, des dormeurs agités. Or il y a
                      quelqu'un qui, bien que ressuscité, restera en agonie jusqu'à la fin du monde.
                      Il ne faudrait pas dormir pendant ce temps-là. Pascal, étrangement, fait de la
                      charité le signe «surnaturel» de la vie éveillée,
                      formule qui paraîtra toujours un mystère à la prétention humaine. «La distance infinie des corps aux esprits figure la
                      distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est
                      surnaturelle.» Ici, la démonstration est en deux temps. D'abord : «Tous les corps, les firmaments, les étoiles, la terre et
                      ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela,
                      et soi, et les corps rien.» Ensuite : «Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et
                      toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela
                      est d'un ordre infiniment plus élevé.»
   
                       On voit à quel point ce jugement peut choquer le
                      fanatisme du calcul, comme le fanatisme tout court. Charité bien ordonnée
                      commence d'ailleurs par soi-même, mais il n'est pas sûr que la haine de soi le
                      permette. Comment l'être humain pourrait-il aimer son semblable s'il ne s'aime
                      pas ?
   
                       Il y a les sages et les saints. Ces derniers « sont
                      vus de Dieu et des anges et non des corps ni des esprits curieux. Dieu leur
                      suffit ». La curiosité, grave défaut : la vraie religion échappe à son avidité
                      insatiable. Tout cela est dit d'ailleurs avec un tel naturel, une telle force
                      affirmative qu'on comprend pourquoi le style de Pascal, direct ou retourné,
                      résonne avec une telle ampleur, deux siècles plus tard, dans les Poésies de Lautréamont et Une saison en enfer de Rimbaud. Le français ne peut
                      guère aller plus loin, preuve mathématique supplémentaire. Pascal sait de quoi
                      il parle : «Les grands génies ont leur empire, leur
  éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre, et n'ont nul besoin des
                      grandeurs charnelles où elles n'ont pas de rapport. Ils sont vus, non des yeux,
                      mais des esprits, c'est assez.»
   Pascal, ce grand modeste.
                       
                       Philippe Sollers
                       
 
 
 
 
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