Avril 2008

PHILIPPE SOLLERS

Le journal du mois

 

 

Flamme

  Les Jeux olympiques ont donc commencé beaucoup plus tôt que prévu, et par un nouveau sport : la guerre des images, l’empoignade publicitaire. Il faut bien reconnaître ici que les Services de renseignements chinois se sont montrés étrangement nuls, ne prévoyant rien, ne comprenant rien, ayant sous-estimé, de façon peu stratégique, les énormes moyens de leur adversaire principal, le diable dalaï-lama, ce coureur souriant, qui est bouddhiste comme moi skieur de fond. Il devrait y avoir des limogeages au plus haut niveau à Pékin, l’agitation autour de la flamme l’exige. La momie de Mao s’en retourne dans son mausolée, l’infiltration américaine a réussi un coup planétaire, car qui oserait dire qu’il n’est pas pour les droits de l’homme au Tibet comme ailleurs, qui oserait douter de la flamme intérieure des moines ? Le Bouddha plus fort que tous les contrats ? On verra. Le dalaï-lama est sexy, aucun doute, même si son représentant français en robe, Mathieu Ricard, est plus plan-plan, avec sa bonne bouille et ses bras nus qui, paraît-il, ont séduit d’emblée le président de la République. Quoi qu’il en soit, les manifestations chinoises, mal préparées, ont été particulièrement pénibles. Cette jeunesse aurait besoin d’un bon conseiller en communication, et j’aurais sûrement trouvé mieux que les pancartes « Jeanne d’Arc prostituée, Napoléon pervers, France nazie (avec croix gammées), Corse libre ! » C’est franchement idiot, et, en plus, écrit en anglais. « Jeanne d’Arx prostitute », quel slogan en faveur du bûcher consumant la sainte ! Napoléon pervers ? C’est oublier que la première chose que Mao dit à Malraux lorsque celui-ci lui rend visite, est « Parlez-moi de Napoléon. » Quant à « France nazie », aujourd’hui, c’est quand même très exagéré, et ne peut venir que de provocateurs à l’intérieur même des Services. Que les Chinois me lisent, bordel ! Ou alors ils ont mal entendu : il faut dire « France moisie », pas « nazie » !

Médailles d’or, d’argent et de bronze aux sportifs tibétains, jusqu’ici peu connus pour leurs performances dans les stades, qui viennent donc de faire une entrée fracassante sur les podiums. La contre-attaque chinoise, il est vrai, commence à peine. Les Chinois ont quand même trouvé leur Jeanne d’Arc : la ravissante Jin Jing « l’ange souriant en fauteuil roulant », escrimeuse célèbre et handicapée, que le monde entier a vue, héroïque, à Paris, protégeant la flamme olympique contre ses barbares agresseurs. La Chine tout entière est désormais derrière Jin Jing. Le dalaï-lama macho contre Jin Jing angélique, quel match ! Cette fois, c’est le Président qui se trompe en choisissant ses émissaires vers l’empire du Milieu. Quelle idée, en effet, d’envoyer le vieux Poncelet, du Sénat, faire la bise à Jin Jing ! J’ai vainement attendu d’être sélectionné pour cette mission de charme. Et maintenant Raffarin ! S’agit-il d’effacer la déclaration de Ségolène Royal, menaçant, depuis le radieux Poitou-Charentes, la Chine arriérée ? Peut-être. En tout cas, le Président s’est excusé auprès de l’ange en fauteuil roulant, et l’a même invitée personnellement en France. Je vois ça d’ici : Jin Jing et Carla Bruni dans le parc de Versailles ! Au Louvre ! À Rambouillet ! Mieux que pour Kadhafi ! Le Spectacle a ses lois.

 

Couacs

 Faut-il transporter les restes d’Aimé Cesaire au Panthéon, à côté de ceux d’Alexandre Dumas ? Ici, une commission s’impose, comme pour la Villa Médicis. Les lycéens sont-ils vraiment dangereux ? Une enquête indique que la plupart d’entre eux, entre 18 et 20 ans, sont incapables de répondre à la question suivante : « Quand a eu lieu mai 1968 ? » C’est à peu près aussi énorme que de rester interdit devant la blague « De quelle couleur est le cheval blanc d’Henri IV ? » L’énorme bouillie de commentaires et de témoignages autour de mai 1968 aura été particulièrement réjouissante. Aussi réjouissante que l’invention d’un nouveau concept à propos de Mitterrand : il y a eu des « vichystes-résistantialistes ». Bousquet et Papon, par exemple, et le tour est joué. Dernière question : qui est plus beau, plus grand, plus fort ? Sarkozy (63% de mécontents) ou Berlusconi (réélection triomphale) ? À propos de réélection triomphale, j’ai vu Juppé à Bordeaux. Je tiens beaucoup à ce qu’après avoir nettoyé et récupéré sa ville, il gagne le concours pour « Bordeaux, capitale culturelle de l’Europe en 2013 ». Juppé m’a paru en grande forme, son exil au Canada lui a fait du bien. Naturellement, il n’est pas du tout candidat pour 2012, mais s’il devient bouddhiste, comme Delanoë, on ne sait jamais.

 

Amérique


 Hillary Clinton ou Obama ? Une femme ou un Noir ? Ou encore, comme chacun le pressent, le vieux républicain en embuscade de toutes les peurs et de tous les conformismes ? Des journalistes femmes demandent au romancier américain Douglas Kennedy si Hillary a des chances en tant que femme. Il répond froidement : «  J’ai des doutes quand je vois où en sont les femmes américaines. Dans ma génération post-soixante-huitarde, toutes les filles qui allaient à l’université étaient féministes. Trente ans après, 60% de celles que je connaissais sont des femmes au foyer ». Il continue en évoquant le puritanisme américain, l’histoire lamentable d’Eliot Spitzer, gouverneur démocrate de l’État de New York, qui a dû démissionner parce que le New York Times avait révélé ses relations avec une call-girl. Le même avait fait voter une loi pour que les clients des prostituées soient considérés comme coupables. Il précise : « Je pense qu’environ la moitié des femmes vont voter pour Hillary parce que c’est une femme, mais que beaucoup, au contraire, voudront défendre leur propre image de femmes au foyer, de bonnes mères ». Et puis, il y a eu l’affaire Monica Lewinski : « Les conservatrices ont été choquées et ont assimilé le couple Clinton au péché, et quant aux féministes, elles ont trouvé qu’Hillary passait un peu facilement l’éponge. »


 Je ne sais pas si Douglas Kennedy a lu mon roman, Femmes (sinon, il devrait), mais il est sûrement lucide, lorsqu’il décrit le « gouffre » qui s’est creusé entre l’opinion américaine et des types comme lui, « qui viennent de la côte Est, boivent du vin blanc, voyagent à l’étranger, ont des amis homosexuels, parlent français... autant dire des « faux Américains ». Et de conclure : « Aujourd’hui, on a de nouveau Desperate Housewives : c’est Mme Bovary et Flaubert, cent cinquante ans après ». Éprouvant.

 

Debord

 Au début des années 1990, Guy Debord sort de son héroïque clandestinité, publie ses livres chez Gallimard (où il a désormais ses Oeuvres complètes), et, le dernier volume de sa Correspondance le prouve(1), s’en prend violemment à moi. Insultes diverses, comparaisons absurdes (Cocteau, Bernard Tapie), il semble me considérer alors comme un simple agent « médiatique » ou un employé d’édition. Il paraît très fâché des éloges sincères que j’ai écrits à son sujet. Mais voici le plus beau, une lettre du 30 mars 1993, envoyée, depuis Venise, à son ami Jean-Jacques Pauvert :

 «On a fait un saut ici (à Venise, donc) pour voir vite par nous-mêmes si la ville avait gardé ses meilleurs charmes. La réponse est clairement oui. On vous en montrera de peu connus, si seulement vous promettez de n’en rien dire à Sollers, qui ne saura pas plus les trouver que le reste des beautés du temps.»

 Quelle imprudence. Si j’étais Sollers, surtout lorsqu’une autre lettre de Debord lui apprend que ce dernier a lu, en 1991, La Fête à Venise(2), j’entendrais là non seulement une charmante dénégation, mais une secrète tendresse. Absolution.

 

Philippe Sollers


(1) Fayard. (2) Folio 2463

Le journal du dimanche, 27 avril 2008

La fête à Venise

 

 

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