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Philippe Sollers devant la plaque sur la façade de l'église Santa Barbara de Duchcov (Tchéquie), qui indique en allemand que Casanova est probablement enterré là. (Quatrième page de couverture de Casanova l'admirable, Folio n° 3318), 1997
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Santa Barbara de Duchcov, en bas à droite, la plaque sur Casanova, 2008
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J'attends qu'on
retrouve un jour, peut-être dans la petite église près du château de Bohême où
il a écrit, douze heures par jour, l'histoire de sa vie, des restes du corps de
Casanova. Une plaque, rédigée en allemand, indique, au-dehors, sa présence
éventuelle à l'intérieur (elle figure, en couleur, sur la quatrième page de
couverture de mon Casanova l'admirable, Folio n° 3318).
J'ai demandé vingt fois, en vain, qu'on fouille cet endroit, mais personne n'a
l'air pressé de confirmer l'existence physique de ce gêneur. Il doit demeurer
un mythe, une légende, une image grotesque de cinéma (Fellini), une marque de
publicité, une marionnette spectaculaire.
Imaginons, pourtant :
voici soudain un fémur, un tibia, un cubitus, quelques vertèbres, et, miracle,
un crâne. Je m'occupe de tout : rapatriement des os à Venise, enterrement à tout
casser place Saint-Marc, en face du palais des Doges d'où il s'est évadé par
les toits. Tous les corps constitués sont là, et la République française est
représentée par Christiane Taubira. Hommage solennel,
donc, et messe d'absolution plénière dans la basilique. Le prochain pape sera
le bienvenu s'il est là.
Casanova vous
prévient, dès la préface de ses Mémoires : « Je suis non seulement monothéiste, mais chrétien fortifié par la
philosophie, qui n'a jamais rien gâté. Je crois à l'existence d'un Dieu
immatériel auteur et maître de toutes les formes; et ce qui me prouve que je
n'en ai jamais douté, c'est que j'ai toujours compté sur sa providence, recourant
à lui par le moyen de la prière dans toutes mes détresses; et me trouvant
toujours exaucé. Le désespoir tue : la prière le fait disparaître; et après elle
l'homme prend confiance et agit. »
Nul doute :
Casanova, dans toutes ses aventures, parfois très risquées, a son dieu singulier
qu'il suit et qui lui fait signe. Pas d'évasion de la prison des Plombs, sans
l'appui de la Providence. Pas de chance au jeu, ou dans le tourbillon de la
vie, sans une intervention magique. À 8 ans, il est sauvé de son état
d'imbécillité (avec saignements de nez constants) par une sorcière. La nuit
suivante, il voit descendre de la cheminée de sa chambre « une femme
éblouissante en grand panier, et vêtue d'une étoffe superbe, portant sur sa
tête une couronne parsemée de pierreries qui me semblaient étincelantes de feu.
Elle vint, à pas lents d'un air majestueux et doux, s'asseoir sur mon lit. Elle
tira de sa poche des petites boîtes, qu'elle vida sur ma tête murmurant des
mots. Après m'avoir tenu un long discours, auquel je n'ai rien compris, et m'avoir
baisé, elle partit d'où elle était venue; et je me suis rendormi».
Vous ne vous lassez
pas de lire ce genre de récits qui emportent son manuscrit, dont les péripéties
sont aussi un roman fantastique. D'abord traduit en allemand, retraduit et
expurgé en français par un professeur du XIXe siècle, accessible dans sa
version originale française seulement au début des années 1960, popularisé par
l'excellente édition Bouquins en 1993 (c'est à partir d'elle que j'ai
travaillé), les milliers de pages de cette petite écriture noire et serrée,
sont désormais à la Bibliothèque nationale de France, d'où ce premier volume de
la Pléiade. Un tel trésor aurait dû disparaître cent fois, être brûlé mille
fois, mais non, il faisait parler, et toutes les femmes de Casanova
enflammaient les imaginations refoulées masculines. Là encore, providence : la
niaiserie sexuelle s'affaire, la grande désinvolture survit.
N'oublions pas que Casanova, à 18 ans,
obtient la permission du pape Benoît XIV de lire tous les livres défendus, et,
plus tard, de la main de Clément XIII, la décoration dite de «l'Éperon d'or»
(même décoration donnée à Mozart, son complice lors de la représentation de Don Giovanni à Prague).
Son livre,
admirablement écrit et composé, peut être décapant, drôle, direct, scandaleux
si vous voulez, mais aussi tendre, délicat, généreux. Vous avez vite envie de
retrouver Bettine, Lucrezia dans l'herbe avec un serpent, le troublant Bellino qui, en réalité, s'appelle Thérèse. Vous vous amusez
de ses tours de charlatan pseudo-kabbaliste, vous êtes pressé de retrouver les
deux religieuses C. C. et M. M., les séances de « casino » (petit appartement
libertin de Venise, rien à voir avec le Carlton de Lille), ces deux ravissantes
filles se « dévorant comme des tigresses » (ah, si Rousseau et Proust avaient
pu voir ça!), bref, la vie enchantée des billets, des rendez-vous, des
brouilles, des réconciliations, ou celle, plus sombre, des maladies, des duels,
des fuites, des prisons. Vous pouvez vous faire une idée de l'éblouissement de
Stendhal devant ce « Novacasa » à qui rien ne semble résister, et dont le grand amour s'est appelé Henriette.
Henriette (même prénom que la mère de Stendhal), l'étonnante Française de l'Histoire de ma vie. Que dit-elle enfin à
Casanova? « Venez à Parme. »
« J'ai passé trois mois avec elle,
toujours également amoureux, et me félicitant continuellement de l'être. » Et
aussi: « Heureux les amants dont l'esprit peut remplacer les sens lorsqu'ils
ont besoin de repos. » Casanova, séducteur impénitent, a donc aussi connu « le
parfait amour ». Henriette est divine, et elle joue du violoncelle comme
personne. Déchirante séparation des amants à l'Hôtel des Balances, à Genève.
Elle repart en France, non sans avoir écrit, avec un diamant, sur une des vitres
de leur chambre : « Tu oublieras aussi Henriette. » Eh non, il ne l'a pas
oubliée.
Ce premier tome de
la Pléiade, très bien annoté, s'achève par le récit de l'évasion des Plombs
(qui rend Casanova célèbre dans toute l'Europe), et par son arrivée à Paris en
1758. Il a 33 ans. Il va conquérir Paris avec son mot fameux à la marquise de
Pompadour qui lui demande s'il vient de « là-bas » : « Venise n'est pas là-bas,
Madame, mais là-haut. » Il tombe sur l'attentat de Damiens contre Louis XV (il
verra l'horrible écartèlement public du coupable, et l'effet qu'il produit sur
les prudes). « Les Français sont toujours les mêmes. Cette nation est faite
pour être toujours dans un état de violence : rien n'est vrai chez elle, tout
n'est qu'apparent. C'est un vaisseau qui ne demande que d'aller, et qui veut du
vent, et le vent qui souffle est toujours bon. Aussi un navire est-il les armes
de Paris. » La Révolution était inévitable, dit le très bien informé Casanova,
mais la Terreur n'est pas son genre. Sa « Lettre à Robespierre » est perdue, il
a dû la détruire lui-même de peur d'être assassiné, destin très courant à
l'époque.
Les indispensables
universitaires sont parfois surprenants. Mon nom ayant disparu d'une « Histoire
du roman français, du XIXe siècle à nos jours » (Gallimard, sous la direction
de Jean-Yves Tadié), je m'attendais au pire avec
cette Pléiade. Mais non, au détour d'une notice, page 1180, Marie-Françoise
Luna écrit : « La célébration du bicentenaire de Casanova (1998) provoqua une
vive effervescence éditoriale et médiatique, par exemple, l'essai biographique
de Philippe Sollers, le premier à s'intéresser vraiment à l'écrivain. » Allons,
tout ne va pas si mal, puisqu'à l'italienne me voici furtivement béni par la
lune.
PHILIPPE SOLLERS
Casanova, Histoire
de ma vie, tome I, édition de Gérard Lahouati et
Marie-Françoise Luna, Gallimard, La Pléiade, 1488 p., 58 euros jusqu'au 31
juillet, 65,50 ensuite.
Casanova, Histoire
de ma vie, tome I, édition de Jean-Christophe Igalens et Erik Leborgne, Robert Laffont, Bouquins, 1576 p.,
30 euros (en librairie le 18 avril).
Le Nouvel Observateur du 21 mars 2013, N°2524
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