Philippe Sollers

Céline en Allemagne

  Céline

  Céline en 1960

 

  

   Que diable Céline est-il allé faire, en Allemagne, en novembre 1944, dans le trou à rats de Sigmaringen? Il s'en est expliqué plus tard, lors de la publication d'un de ses grands romans de la fin, D'un château l'autre : « Croyez-moi, ce n'est pas par vocation que je me suis retrouvé à Sigmaringen. Mais on voulait m'étriper à Paris parce que je représentais l'antijuif, le fasciste, le salaud, l'ordure, le prophète du mal. Donc je me suis retrouvé en compagnie de 1142 condamnés à mort, français, dans un petit bled allemand. Ça valait le coup d'oeil, croyez-moi. Une cellule de 1142 types qui crèvent de rage, cernés par la mort, on ne voit pas ça tous les jours. » Et une autre fois : « J'étais là-dedans par curiosité. La curiosité, ça coûte cher. Je suis devenu chroniqueur, chroniqueur tragique. »

 

   Roman? Chronique? La question est tout de suite posée des rapports entre fiction et Histoire, surtout lorsqu'il s'agit d'un événement aussi important, peu connu, volontairement méconnu, blessure mal cicatrisée de la réalité française. D'où l'intérêt de ce livre et de cette enquête. Il y a eu des témoins, des écrits, des mémoires. Par exemple : « Il y avait de tout : depuis le gangster jusqu'au chef d'Etat. Il y avait des gens qui étaient là véritablement on ne sait pourquoi : parce qu'ils étaient mal avec leur concierge et qu'ils avaient eu peur d'une dénonciation. Il y en avait d'autres qui espéraient encore jouer une partie gigantesque qui leur permettrait de satisfaire des appétits que Vichy avait déçus. » Voilà de la prose normale, alors que, si vous ouvrez Céline, vous êtes brutalement réveillé par des explosions continues, des raids d'aviation de la Royal Air Force (« forteresses », « mosquitos »), qui, sans arrêt, viennent « concasser des décombres ». Vous êtes dans un « château fantastique, biscornu, trompe-l'œil » dont aucune photographie ne vous donnera l'idée, un « foutu berceau Hohenzollern » plein de portraits de tueurs d'autrefois, et vous aurez immédiatement la sensation d'être « coincé par le sort, pris dans l'étau ». Avec les Hohenzollern, les siècles défilent, « cent mille rapts, rapines, assassinats, divorces, diètes, conciles... » Avec les nazis locaux (déjà dans la débandade) et les collabos promis au peloton d'exécution, vous avez droit à des portraits d'autant plus acides que ces victimes affamées n'ont plus droit à aucune considération et sont, finalement, grotesques. L'Histoire raconte et juge, la fiction fait vivre et juge autrement, en pleine « moucharderie générale ».

 

   Sans doute Céline exagère, détourne, invente, varie les éclairages tantôt fantastiques, tantôt comiques, mais toujours physiques. Son obsession, avant de pouvoir passer au Danemark, est de se réfugier en Suisse. Ici, portrait des « passeurs » : « Hâbleurs, provocateurs, vantards, et puis tout soudain, tout humbles, rampants... caméléons, vipères, couleuvres... ils étaient tout... vous les fixiez, ils muaient devant vous, là, de les regarder!... » Toute la « trilogie allemande » (D'un château l'autre, Nord, Rigodon) est écrite dans cette même vibration de fièvre. Au-delà de 39 °C, dit Céline, vous voyez tout. Lui, sans doute, mais on n'imagine pas (et c'est heureux) un historien partageant cette conviction. Le devoir de mémoire implique une basse température, tandis que la littérature peut revendiquer une nécessité d'hallucination. Et quel monde plus hallucinant que celui de la Seconde Guerre mondiale? Vous l'entendez et vous la voyez chez Céline, à chaque instant (difficile de lire plus de vingt pages à la fois). Le monde est en feu, les acteurs sont fous, les mots crépitent et brûlent. Le type qui arrive à tenir ce rythme a une mémoire phénoménale. Inutile de dire qu'il ne participe pas aux activités « culturelles » que décrit une feuille de chou des émigrés, cocassement intitulée « la France ». Comme on pouvait s'y attendre, Céline ne croit à rien, propose de fonder une « Société des Amis du Père-Lachaise », n'arrête pas, à ses risques et périls, de prêcher un défaitisme radical. Des témoins, Déat, Rebatet, soulignent son imprudence : « Il sème à pleine voix le défaitisme et les gens qui passent une heure avec lui en sortent catastrophés. » Ce qui ne l'empêche pas de se livrer à sa verve habituelle, que Rebatet, très admiratif, décrit ainsi : « Un monologue inouï, la mort, la guerre, les armes, les peuples, les continents, les tyrans, les nègres, les Jaunes, les intestins, le vagin, la cervelle, les Cathares, Pline l'Ancien, Jésus-Christ. » Délire sous les bombes.

 

Sigmaringen

 

   Très lucide, Céline sait qu'il est considéré comme un « bouc providentiel». Les autres pensent qu'ils pourront s'en tirer, mais pas lui, «avec les livres qu'il a écrits » ( Bagatelles ). Les « boches » sont sournois, perfides, méprisants. « Quand elle rit, elle fait bien allemande, dure, gênante à regarder... Les Germains ne sont pas faits pour rire... » Les figures françaises sont rapidement brossées. Brinon, « animal des ténèbres, secret, très muet, et très dangereux ». Pétain, «l'Incarneur total», semi-gâteux, avec un appétit féroce. Laval, à qui il donne du cyanure que l'autre ne saura pas utiliser, mais qui promet à Céline, en cas de victoire grâce à « l'arme secrète du Reich », de le nommer gouverneur de Saint-Pierre-et-Miquelon. Le cagoulard Filliol (« Restif » dans le roman), assassin discret, spécialiste de regorgement instantané. L'ami Le Vigan, cinglé, encombrant, plein de visions inutiles. Lili (Lucette) en fée courageuse, trouvant animalement, comme le chat Bébert, son chemin dans les méandres du château où les toilettes débordent. « Je ne peux pas travailler, dit Céline. Il me faut au moins une table et une chaise. J'ai un lit et un lavabo. »

 

   Il ne faut jamais oublier que Céline est médecin, c'est le très étrange docteur Destouches. Voilà sa vraie vocation, dit-il sans arrêt, je me suis fourvoyé en écrivant, voyez le résultat, tant pis pour moi. Il donne des consultations dans sa chambre glaciale, demande des secours pour les enfants et les femmes enceintes, sort la nuit dans la neige pour un malade, obtient de la morphine on ne sait comment. Là encore, les témoignages confirment la bonté naturelle du monstre. « Je suis le Samaritain en personne... Samaritain des cloportes... Je ne peux m'empêcher de les aider... » Il accompagne des agonies, des débilités, des accouchements problématiques. C'est son vice, la médecine, pas l'écriture: « Mon Dieu, que ce serait agréable de garder tout ceci pour soi !... Plus dire un mot, plus rien écrire, qu'on vous foute extrêmement la paix... On irait finir quelque part au bord de la mer... pas la Côte d'Azur!... la vraie mer, l'Océan... on parlerait plus à personne, tout à fait tranquille, oublié... Mais la croque, Mimile ?... trompettes et grosse caisse !... aux agrès, vieux clown ! et que ça saute! plus haut!... plus haut! vous êtes un tout petit peu attendu! le public vous demande qu'une seule chose : que vous vous cassiez bien la gueule ! »

 

   Le plus étonnant, c'est que le vieux clown, après sa grande saison en enfer, ait eu la force d'écrire ses trois gros romans. Mais voici sans doute pourquoi : « Un médecin sait tout et voit tout. »

 

 

PHILIPPE SOLLERS

Le Nouvel Observateur du 25 avril 2013 - N° 2529

 

Louis-Ferdinand Céline à Sigmaringen, novembre 1944-mars 1945 - Chronique d'un séjour controversé, par Christine Sautermeister, Ecriture, 358 p., 23 euros.

 

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