Philippe Sollers
Noir Cioran
François Boucher, Portrait de la marquise de Pompadour, 1759, Wallace Collection, Londres
La scène se passe en Roumanie dans les années 1930 du XXe siècle, c'est-à-dire nulle part. Il y a là un fils de pope particulièrement brillant et agité : Cioran. Il souffre, il déteste son pays, il suffoque, il n en peut plus, il rêve d'un grand chambardement révolutionnaire, il est mordu de métaphysique mais son corps le gêne, il désire de toutes ses forces un violent orage. Le voici: c'est Hitler. A partir de là, crise radicale : Cioran appelle son pays à une totale transfiguration. Il a 22 ans à Berlin, la fascination a lieu, il s'engage : «Celui qui, entre 20 et 30 ans, ne souscrit pas en fanatique, à la fureur et à la démesure, est un imbécile. On n'est libéral que par fatigue.»
Le ton est donné, et l'embêtant est que cet enragé très cultivé est plein de talent. Il a besoin de folie, dit-il, et d'une folie agissante. Il fait donc l'éloge de l'irrationnel et de l'insensé, il a envie de faire sauter les cimetières, il nie, en oedipe furieux, le christianisme mou de son curé de père, il prend le parti de sa mère, pas croyante, mais qui fait semblant.
On se frotte les yeux en lisant aujourd'hui les articles de Cioran dans «Vremea», journal roumain de l'époque : «Aucun homme politique dans le monde actuel ne m'inspire autant de sympathie et d'admiration que Hitler.» La transposition locale s'appelle la Garde de Fer, sa brutalité, son antisémitisme rabique, ses assassinats crapuleux. Comment cet admirateur futur de Beckett, bourré de lectures théologiques et mystiques, a-t-il pu avaler la pire propagande fasciste (la terre, l'effort, la communauté de sang, etc.) ? En 1940 encore, Cioran fait l'éloge du sinistre Codreanu, dit «le Capitaine» (qui vient d'être liquidé), en parlant de son héroïsme de «paysan écartelé dans l'absolu» et se laisse aller à cette énormité : «A l'exception de Jésus, aucun mort n'a été plus vivant parmi les vivants.» On comprend que longtemps après sa fugue magistrale en France, ayant rompu avec ce passé délirant, il ait été surveillé par la grotesque police secrète communiste roumaine, la Securitate, avec des comptes rendus dignes du Père Ubu.
Aucun doute, Cioran a été messianique, et il va d'ailleurs le rester, de façon inversée, dans le désespoir. Sa conversion éblouissante à la langue française va lui permettre cette métamorphose. Dès le «Précis de décomposition» (1949), ne voulant plus être le complice de qui que ce soit, il devient un intégriste du scepticisme, un terroriste du doute, un dévot de l'amertume, un fanatique du néant. En grand styliste de la négation, et avec une intelligence d'acier, il sait où frapper. Son «De la France» annonce parfaitement son projet. La France, écrit-il, s'enfonce dans une décadence inexorable, elle est exténuée, elle agonise, et je vous le prouve, moi, Cioran, en écrivant mieux qu'aucun Français, et en procédant à la dissection d'un cadavre. «Les temps qui viennent seront ceux d'un vaste désert; le temps français sera lui-même le déploiement du vide. La France est atteinte par le cafard de l'agonie.» Ou encore : «Lorsque l'Europe sera drapée d'ombre, la France demeurera son tombeau le plus vivant.» Etrangement, les Français vont beaucoup aimer ces oraisons funèbres, alors que si un Français leur dit, pour les ranimer, qu'ils sont moisis, ils le prennent très mal. Cioran est extrêmement conscient de son rôle de vampire intellectuel, mais comme il souffre comme un martyr du simple fait d'être né (alors que, dans la vie, c'était le plus gai des convives), on le plaint, on l'adore. C'est entendu, tout est foutu, l'homme devrait disparaître, et je me souviens de sa charmante dédicace à mon sujet, qui valait condamnation définitive : «Vivant ! Trop vivant !»
Dans un passionnant entretien de 1987 avec Laurence Tacou (Cahier de l'Herne), Cioran multiplie les prophéties : «Dans cinquante ans, dit-il, Notre-Dame sera une mosquée.» Un seul espoir : la relève de l'Amérique latine. Il va même jusqu'à cette considération gnostique, ou plus exactement manichéenne : «Je crois que l'histoire universelle, l'histoire de l'homme, est inimaginable sans la pensée diabolique, sans un dessein démoniaque...» En somme, il ne croit pas en Dieu, mais au diable, ce qui l'empêche d'adhérer au bouddhisme, on a eu chaud. Ne pas oublier quand même que tout cela est interrompu par de nombreux rires, la seule solution de calme pour lui, après des nuits blanches torturantes, étant le bricolage et la réparation de robinets.
Ce misanthrope absolu a réussi à vivre pauvrement, refusant les honneurs et les prix, éternel étudiant, saint sans religion, parasite inspiré, parfois ascète au beurre, et, de plus, aimé jusqu'à sa fin terrible (maladie d'Alzheimer) par une compagne lumineuse, Simone Boué (il faut lire ici le témoignage émouvant de Fernando Savater). Ce nihiliste ultra-lucide ne rend les armes que devant la musique de Bach qui lui ferait presque croire en Dieu. Mais enfin, qui aura célébré comme lui la langue française ? «On n'habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c'est cela, et rien d'autre» En réalité, il a poussé le français au noir, mais sans pathos, dans des fragments dont beaucoup sont inoubliables. Le catastrophisme roumain est toujours là, mais surmonté par l'impeccable clarté française. Cioran a raconté sa conversion au français, après avoir sué sang et eau sur une traduction de Mallarmé. Il s'est réveillé du côté de Pascal et de La Rochefoucauld, et il est parmi les très rares auteurs (avec Baudelaire) à avoir compris le génie de Joseph de Maistre. Pas de Sade, chez lui, aucune dérive sexuelle (ce qui, par les temps qui courent, produit un effet d'air frais). On peut ouvrir ses livres au hasard, et méditer sur deux ou trois pensées, ce que je viens de faire avec «Aveux et Anathèmes» : le spectacle social vole aussitôt en éclats, un acide guérisseur agit.
Cioran, on le voit sur des photos, a été un très beau bébé. Son père, en habits ecclésiastiques, n'a pas l'air à la fête. Sa mère, Elvira, est énergique et belle. «J'ai hérité de ses maux, de sa mélancolie, de ses contradictions, de tout. Tout ce qu'elle était s'est aggravé et exaspéré en moi. Je suis sa réussite et sa défaite.» Humain, trop humain... Exemple : «Ce matin, après avoir entendu un astronome parler de milliards de soleils, j'ai renoncé à faire ma toilette : à quoi bon se laver encore ?»
La consommation de Cioran doit se faire à petites doses. Deux ou trois fragments sont régénérants, davantage est vite lassant, on entend tourner le disque. Rien de plus tonique que dix minutes de désespoir et de poison nihiliste. Personnellement, les milliards de soleils m'excitent, et la musique de Bach, comme Cioran le reconnaissait lui-même, est une réfutation de tous ses anathèmes. Quel type extraordinaire, tout de même, qui voulait écrire sur sa porte les avertissements suivants : «Toute visite est une agression, ou J'en veux à qui veut me voir, ou N'entrez pas, soyez charitable, ou Tout visage me dérange, ou Je n'y suis jamais, ou Maudit soit qui sonne, ou Je ne connais personne, ou Fou dangereux.»
Philippe Sollers
Emil Cioran
Né en 1911 en Roumanie, où il publie «Sur les cimes du désespoir» à l'âge de 22 ans, Emil Cioran s'est exilé définitivement en France en 1941, avant de renoncer à sa langue maternelle à partir de 1947. Proche de Ionesco, Eliade, Beckett ou Michaux, on lui doit notamment «Précis de décomposition» (1949), «la Tentation d'exister» (1956), «De l'inconvénient d'être né» (1973) et «Aveux et Anathèmes» (1987). Il est mort à Paris en 1995.
«De la France», par Emil Cioran, Carnets de l'Herne, 80 p., 9,50 euros.
«Transfiguration de la Roumanie», par Emil Cioran, trad. du roumain par Alain Paruit, L'Herne, 344 p. 19 euros.