|   Le fantôme de Jean Cocteau
                                  
                           
                             
                           
                             
                           
                             
                              Il y a un isolement
  étrange et paradoxal de Cocteau. Il connaît tout le monde, il est passé d'une
                            réputation d'avant-garde à l'Académie française, il est poète, écrivain,
                            dramaturge, peintre, cinéaste, il sort, il brille, il travaille, ses journées
                            sont remplies à ras bord, il est persuadé d'avoir du génie, mais il n'arrête
                            pas de s'étonner qu'on lui refuse ce titre. «Je suis un fantôme sans château»,
                            dit-il dans son Journal des années 1960-1961 (il meurt en 1963). Autrement dit:
                            je suis très visible et pourtant invisible, on me dévisage mais on ne «m'envisage»
                            pas, un sort maléfique me poursuit, «on a toujours parlé de moi avec une
                            scrupuleuse inexactitude».
  
                           
                             
                             Il veut tout, Cocteau: être
  «prince des poètes», mais aussi l'égal de Rimbaud, tenir le «dessus», mais, en
                            même temps, le «dessous» des choses, être et paraître, s'identifier à Orphée,
                            fondateur, pour lui, de la religion homosexuelle (dont il parle
                            courageusement), occuper les tréteaux en devenant une légende vivante, mais
  être reconnu quand même pour une oeuvre dont il est
                            obligé de se répéter sans arrêt qu'elle est fondamentale. Les coups de pied
                            contre ses contemporains abondent. Saint-John Perse a «une sale gueule», et sa
                            poésie est celle d'un «truqueur». André Breton, qui le déteste, est en réalité
                            jaloux de lui. Claudel est un faux génie. Giraudoux «un raseur précieux».
                            Ionesco, « le Strindberg des Galeries Lafayette», Saint-Exupéry est «une farce
                            sacro-sainte» et  Le Petit Prince, une «ignoble imbécillité». Mauriac est «nul
                            et sale». Malraux «illisible», et Genet, qui n'existerait pas sans lui, est
                            sanctifié pour mieux le nier.
                            
                           
                             
                              À l'en croire, sa
                            solitude est « monstrueuse ». Il n'est bien reçu qu'à l'étranger, en Pologne,
                            en Suède, en Allemagne, et surtout en Espagne, où il admire de façon très
                            sensible les Gitans du flamenco et leur possession par la danse. Mais en
                            France, dit-il, ce ne sont que gifles, couleuvres : «La mode est de me balayer,
                            de me supprimer, de m'annuler. Or c'est ce vide qui sera le moule de ma
                            statue.» Hélas, hélas, cette statue se fait attendre, quelque chose sonne creux
                            en elle, comme dans les sculptures, pourtant très viriles d'Arno Breker. Sur
                            qui s'appuyer? De Gaulle n'est pas mal, Malraux est protecteur, Sartre est
                            parti en épousant Genet, Aragon, seul, est très positif (contre Breton, en
                            somme). Paulhan et la NRF, comme d'habitude, sont ambigus. Etat des lieux : «Un
                            des drames de notre époque, c'est qu'elle est entre les mains des amateurs.
                            Libraires amateurs, directrices de théâtre amateurs, ministres amateurs. Poètes
                            et peintres amateurs. Les professionnels font mauvaise figure au milieu de ce
                            triomphe de la maladresse inculte.»
  
                           
                             
                              Cocteau, il y a cinquante
                            ans, était encore un virtuose de la Société du Spectacle (Debord le hait pour cette raison). Que dirait-il aujourd'hui? La même chose, en plus
                            désespéré, sans doute. Ou alors, plus rien, puisqu'on est passé du «Bœuf sur le
                            toit» au bœuf sur la langue. Voici quand même une «règle de vie»: «Ne jamais
                            fréquenter les personnes ayant les mêmes vices que moi car, chez eux, c'est du
                            vice, chez moi, c'est de l'anarchie aristocratique.» D'ailleurs, le vice
                            aristocratique n'empêche pas la vertu : «Ce soir la Messe en si, écrite par J.-S. Bach à 38 ans. Le père Martin
                            dirigeait. Saint-Séverin est une merveilleuse église faite en palmiers de
                            pierre. L'abbé ne conduisait pas en chef d'orchestre, mais en prêtre, habité
                            par le démon de la musique. C'était sublime.»  Ici Cocteau se trompe, Bach avait 48 ans
                            quand il a écrit sa messe catholique.
                            
                           
                             
                              La plupart du
                            temps, le fantôme souffre et se plaint (erreur). Il va se cacher et s'ennuyer à
                            l'Académie. Il en ressort vite pour injurier ses insulteurs: «Ignobles
                            imbéciles, ordures, voyous, et même si j'étais ce que vous dites: jongleur,
                            prestidigitateur, acrobate, soyez donc tout cela. "Jonglez, vous qui me
                            dites jongleur", écrivait Baudelaire. Et même pourquoi serait-il mal
                            d'être jongleur ou acrobate? N'essayez pas de me faire prendre votre maladresse
                            et votre déséquilibre pour une nouvelle forme de beauté. Vous faites de votre
                            manque d'imagination un style qui ressemble fort au silence grave des crétins,
                            j'allais dire des intellectuels.» Cocteau, contrairement aux intellectuels
                            rabougris de notre époque, ne fait jamais la morale. Le voici devant la maison
                            de Nietzsche, couverte de neige: «Sous la moustache, il cachait la bouche
                            méprisante du courage, et ses yeux libres étaient les feux follets du Gai savoir.»
  
                           
                            
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                              | Picasso, L'acrobate bleu, novembre 1929 |       II y a quand même
                            un artiste considérable, propriétaire du château dont Cocteau est le fidèle
                            fantôme. C'est un roi, celui-là, un pape, un empereur: Picasso. Picasso et
                            Cocteau sont de vieux amis, ils se tutoient, mais Picasso est un génie écrasant
                            et inimitable, on voudrait avoir son tour de main, mais on n'y arrive pas. Dessins,
                            peintures, poteries, rien à faire, Picasso règne, il est désinvolte, moqueur,
                            souvent méchant, imprévisible, indifférent à tout, sauf à sa création. En
                            octobre 1961, Cocteau a rendez-vous avec le Minotaure, dans un restaurant
                            chinois de Nice : «J'ai toujours cette crainte du coup de pistolet de l'œil
                            noir d'un vieil homme qui m'intimide, après quarante-cinq années d'amitié
                            solide. Souvent, cet œil noir m'a empêché de prendre des routes de traverse.
                            Cet œil qui m'intimide agace Aragon. "J'en ai assez, me dit-il, d'être le
                            capitaine en visite chez le généralissime."»
  
                           
                             
                              Le généralissime
                            gagne deux guerres mondiales sans sortir de son atelier. Sa gloire n'arrête pas
                            de rayonner et ses prix de monter. Cocteau pense qu'il exagère avec les femmes,
                            il a des colères incompréhensibles, c'est un éléphant dans un magasin de
                            porcelaine, un dieu, soit, mais un dieu terrible. Les dieux grecs ne
                            devraient-ils pas être plus harmonieux, plus paisibles? Eh non: coup de
                            revolver du regard. Allez, tant qu'à faire, un coup de pied de Cocteau à
                            Picasso: «Picasso a du génie, mais il est trop bête pour comprendre le génie
                            des autres.» Erreur du fantôme: croire que le propriétaire du château est bête.
                            Il est clair, en tout cas, que, pour le prodigieux Espagnol, le prolixe
                            Parisien Cocteau ne fait pas vraiment le poids dans l'Histoire. Son témoignage,
                            sur une époque effervescente et trouble, n'en reste pas moins capital.
  
                           
                             
                           
                             
                           PHILIPPE SOLLERS
                            
                           
                             
                           
                             
                           Le Nouvel Observateur,
                            6 décembre 2012, n°2509
                            
                           
                             
                           Le Passé défini, tome VII,
                            Journal 1960-1961, par Jean Cocteau, texte établi par Pierre Caizergues, Gallimard, 624 p., 36 euros.
  
                           
                             
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