Scandaleuse Colette
Simone de Beauvoir a rencontré
Colette (1873-1954), peu avant sa mort, dans son appartement du Palais-Royal.
Son portrait est saisissant: «Percluse, les cheveux fous, violemment maquillée,
l'âge donnait à son visage aigu, à ses yeux bleus, un foudroyant éclat. Entre
sa collection de presse-papiers et les jardins encadrés dans sa fenêtre, elle
m'apparut, paralysée et souveraine, comme une formidable Déesse-Mère. »
Cocteau, son voisin et admirateur,
est plus précis : « Vie de Colette. Scandale sur scandale. Puis tout bascule et
elle passe au rang d'idole. Elle achève son existence de pantomimes,
d'instituts de beauté, de vieilles lesbiennes, dans une apothéose de
respectabilité »
Funérailles nationales, foule, bouquets.
Colette, grand officier de la Légion d'honneur, et présidente du jury Goncourt,
meurt donc à 81 ans, sous des flots d'éloges. Comme le prouve cette
passionnante biographie,
elle a tout traversé: deux guerres mondiales, l'anonymat du travail au noir
(les Claudine, avec Willy), la renommée montante, puis débordante, les
liaisons multiples, les exhibitions érotiques, le soufre, les fleurs, la
nature, les jeux de rôle, le journalisme, une maternité distante, une attention
spéciale pour les animaux, l'amour. Elle voudrait tout recommencer, «je veux
faire ce que je veux». Programme pas du tout évident pour une femme, née au XIX
siècle. Cette aïeule d'un féminisme pas du tout féministe est tout sauf une intellectuelle. Sensualité d'abord et
toujours. La chair du corps n'est jamais assez connue (elle est la première à
montrer ses seins nus sur scène), la sexualité est sans cesse plus complexe
qu'on ne croit, les mots sont vivants et germent. « Plus que sur toute autre
manifestation vitale, je me suis penchée, toute mon existence, sur les
éclosions. C'est là pour moi que réside le drame essentiel, mieux que dans la
mort qui n'est qu'une banale défaite... L'heure de la fin des découvertes ne sonne jamais. Le monde m'est nouveau à mon réveil chaque
matin, et je ne cesserai d'éclore que pour cesser de vivre. » Elle a osé ce
blasphème: « La mort ne m'intéresse pas. » Et aussi: «L'homme n'est pas fait
pour travailler, et la preuve, c'est que ça le fatigue. »
Un de ses
amis d'autrefois lui dit un jour: « Rien n'est plus facile que d'avoir une
mauvaise réputation, mais tu verras, plus tard, quel mal on a pour la garder.»
De ce point de vue, la vie de Colette semble un ratage complet, mais attention: par les temps plats et puritains qui courent, Colette pourrait éclore de
nouveau avec une très mauvaise réputation. Trop libre, trop diverse, trop
inventive : son parcours est une permanente autofiction, Willy l'exploite ?
Elle se vengera. « Missy » (Mathilde de Morny)
s'imagine être son homme? Colette l'instrumentalise. Henry de Jouvenel la
délaisse? Elle couche avec son jeune fils. Ne pas se faire « coincer », tout
est là. Échapper au roman familial tout en jouant, maîtriser le spectacle
social, tenir sa ligne, faire de la gymnastique, être, au besoin, une femme
d'affaires, et surtout écrire, et encore écrire. Un écrivain véritable se sert
de toutes les situations, et les fait tourner en sa faveur. La morale
s'indigne, boude, s'agite, et, pour finir, applaudit. Ça peut prendre du temps,
mais c'est fatal.
Précocité de Colette. Willy, cet
infatigable coureur de filles et de bordels, se souvient: « Il me manque la
rapidité folle de sa compréhension, le livre qu'elle me jetait sous les yeux, à
la page qu'il fallait - jamais d'erreur- marquée d'un coup d'ongle. » II dira
aussi : « Nous avons eu des parties de silence inégalables. » Et elle, lui
reprochant de n'avoir pas accepté un ménage à trois : « Tout eût été pour le mieux
dans le meilleur des demi-mondes. » En tout cas, on a du mal à imaginer le
succès des « Claudine ». Colette s'est décrite ensuite comme une prisonnière, «
un livre, cent livres, le plafond bas, la chambre close, des sucreries en place
de viande, une lampe à pétrole au lieu de soleil ». Elle est, au contraire,
rapidement adoptée par les milieux mondains, littéraires et artistiques que
fréquente Willy. Elle est belle, elle a de l'esprit. Un témoin se souvient:
«Elle avait, sur le ton rosse, le don de la conversation, toute de verve et
d'esprit cocasse. On l'écoutait, et elle aimait être écoutée. » Même son
affreux accent bourguignon fait recette. Elle étonne, elle ravit, elle séduit.
Son grand rival est Proust, qu'elle
admire. Mais, avec Chéri (1920), elle marque un point. Gide est
subjugué (« admirable sujet »), Drieu, pas du tout («
c'est mou »), réactions symptomatiques. Le livre, très incestueux (l'héroïne a 49
ans, le garçon, 25 ans), a été bizarrement écrit avant le passage à l'acte de
Colette avec Bertrand de Jouvenel (elle a 47 ans et lui 17). Scandale confirmé
par Le Blé en herbe (1923), qui
paraît la même année que Le Diable au
corps de Radiguet. Théâtre et
cinéma suivront, en toute logique. Il n'en reste pas moins que le meilleur
livre de Colette, qui s'est d'abord appelé Ces
plaisirs qu'on nomme, à la légère, physiques, demeure Le Pur et l'Impur, très subtilement analysé par Julia Kristeva dans
sa trilogie sur Le génie féminin,
dont un volume est consacré à Colette.
Mauriac, qui admirait Colette, au point
de lui offrir un missel (en pure perte, bien entendu), s'indignait que
Robbe-Grillet lui dise que Colette « écrivait mal». D'autres l'ont même dit de
Balzac, mais ce n'est pas grave. Colette a lu Balzac très jeune, il l'a
passionnée : « C'est mon berceau, ma forêt, mon voyage.» Elle repère tout de
suite son art du détail. Et puis : « J'ai une espèce de passion pour tout ce
qu'a écrit Proust. Comme dans Balzac, je m'y baigne. C'est délicieux. »
Il est émouvant d'apprendre que le
dernier livre reçu par Colette a été Bonjour tristesse, avec cette dédicace
de Françoise Sagan: «À Madame Colette, en priant pour que ce livre lui fasse
éprouver le centième du plaisir que m'ont donné les siens. »
PHILIPPE
SOLLERS
Le Nouvel Observateur, 31 juillet 2014