Étonnant Confucius
par Philippe Sollers
Au fond, en 1974, dans son grand délire final de Révolution culturelle, Mao voyait juste : son adversaire principal n'était pas la marionnette militaire qui voulait l'assassiner, Lin Piao, mais bel et bien un spectre du Ve siècle avant notre ère, Confucius. D'où l'effarante campagne de masse «pi Lin, pi Kong» («critiquer Lin, critiquer Kong») agitant brusquement la Chine entière sous les yeux de l'Occidental ahuri (j'étais là). A ma droite, donc, l'ultra-réactionnaire Confucius-Kong, dévot de l'ordre millénaire patriarcal, de la piété filiale, du juste milieu, un vilain et vieux conformiste misogyne et mangeur de femmes ; à ma gauche, le radieux et sanglant totalitaire Mao pourfendant le Sage des sages, le Maître des maîtres, le vrai Fils du Ciel, le souverain trop respecté en secret des esprits et des rites. Lutte titanesque et cocasse, digne de la Terreur de la Révolution française voulant à tout prix éradiquer le culte de Jésus-Christ.
Trente-cinq ans plus tard, en Chine, Confucius est de retour, les études sur lui se multiplient, le capitalisme se porte à merveille, faisant peu à peu de l'Empire du Milieu la première puissance mondiale, et Mao, dans son mausolée, a tout le temps de méditer, comme une surprise dialectique, cette formule de «la Pratique équilibrée», un des classiques du confucianisme : «Dépasser la mesure ne vaut pas mieux que de ne pas l'atteindre.»
Dès 1987, dans sa présentation de sa traduction des «Entretiens» de Confucius, Pierre Ryckmans (alias Simon Leys) disait que «nul écrit n'a exercé une influence plus durable sur une plus grande partie de l'humanité», et que, «sans cette clé fondamentale, on ne saurait avoir accès à la civilisation chinoise». Cette clé multiple, la voici désormais en Pléiade grâce au patient travail de Charles Le Blanc et Rémi Mathieu. Travail difficile, puisque les paroles du Maître ont été recueillies, compilées, ruminées et développées par ses disciples, notamment Meng zi et Xun zi. C'est toute l'école confucianiste qui est ici représentée, parfois contradictoire, mais toujours irradiée par la personnalité hors norme de son fondateur. C'est parfois long et fastidieux, loin des fulgurations taoïstes anarchisantes, mais profondément révélateur de ce qui n'est ni une religion (on est aux antipodes du bouddhisme, fût-il tibétain) ni une morale simpliste. L'essentiel est une pratique en situation : quelqu'un pose une question, le Sage y répond de façon elliptique ou anecdotique, on est sans cesse dans le concret en fonction de la Voie (dao) assimilée à une Grande Etude. On sait que Confucius, mort en 479 avant notre ère, avait des ambitions politiques et qu'il a échoué. Il s'est rabattu sur l'enseignement «ouvert indifféremment à tous» (grande révolution), et tant mieux puisque nous le voyons vivre et parler comme s'il se promenait parmi nous.
Surprenant Confucius : je doute qu'un officiel politique chinois d'aujourd'hui ou un milliardaire affairé comprenne vraiment ce que ce curieux philosophe entend par «humanité» (ren) ou par «homme de bien» (jun zi), termes qui renvoient à des réalités beaucoup plus profondes que «droits de l'homme» ou «honnête homme». Ce bizarre enseignant itinérant qui n'ouvre sa porte qu'à ceux qui «trépignent d'apprendre» et ont quelque chose à dire (le premier venu peut entrer, mais il faut qu'il fonctionne, sans quoi on le laisse tomber) passe son temps à s'enseigner lui-même et se perfectionne en perfectionnant les autres. On le voit mal, en France, dans une université dévastée, et encore plus mal dans la compagnie de ceux qui se prétendent «philosophes». Mais quel est donc son but ultime ? La joie. «Celui qui sait une chose ne vaut pas celui qui l'aime. Celui qui l'aime ne vaut pas celui qui en fait sa joie.» Confucius en bonze poussiéreux ? Mais non, «c'est un homme qui, dans son enthousiasme, oublie de manger et, dans sa joie, oublie les soucis; il ne sent pas l'approche de la vieillesse».
Voyons maintenant son autoportrait : «A 15 ans, je me suis consacré à l'étude; à 30 ans, j'en avais acquis les fondements; à 40 ans, je n'avais plus de doutes; à 50 ans, je comprenais les dispositions du Ciel; à 60 ans, je pénétrais le sens profond de ce que j'entendais; à 70 ans, je suivais ce que mon coeur désirait sans excéder la juste mesure.» Ce perpétuel étudiant est mort à 73 ans, et on peut deviner que cela ne lui a fait ni chaud ni froid de mourir. Autre confidence d'une existence soumise à une détestation particulière de la part du mensonge : «Si à 40 ans vous êtes encore un objet de haine, vous le serez toute votre vie.»
C'est un exilé de l'intérieur qui parle, un exclu du gouvernement des choses par les animaux de pouvoir. Il sait qu'après sa disparition il sera plus ou moins sanctifié, c'est-à-dire momifié par la routine, à l'opposé de sa vision extatique du Ciel. Personne ne le connaît donc ? Mais pourquoi ? «Je ne murmure pas contre le Ciel, je ne m'en prends pas aux hommes. J'étudie les choses les plus simples pour pénétrer les choses les plus élevées. N'est- ce pas le Ciel qui me connaît ?» A la limite, il pourrait ne plus parler, puisque ce fameux Ciel, sans rien dire, laisse s'accomplir toutes choses. Aux agités des systèmes et du calcul, aux énervés de l'action, il préfère, de façon très taoïste, le wu wei, le non-agir, qui rejoint l'activité céleste inlassable. On plonge là dans le passé millénaire et mythique de la Chine, avec ses héros emblématiques, Shun, par exemple, qui, pour toute manifestation de souveraineté, s'asseyait face tournée vers le sud, et c'est tout. Vision lucide et sans illusion : «Seules la sagesse suprême et l'ignorance crasse sont immuables.» Tout s'écoule et change sans cesse, sauf ces deux pôles. Au milieu, si on peut dire, il y a le tourbillon des savoirs, des opinions, des affaires. On doit quand même s'inquiéter que l'ignorance crasse l'emporte sur la sagesse suprême, et que ne puisse plus briller la «Vertu lumineuse». Mais, là encore, Confucius étonne : nulle plainte, nulle posture de supériorité, nulle arrogance, nulle vanité, nul orgueil. «L'homme de bien s'afflige de son manque de talent, il ne s'afflige pas d'être inconnu des autres.» Il parle avec retenue, il aime la musique et les arts, il trouve que l'humanité, cet océan, est «difficile».
«C'est une force, écrit Leys, qui informe tout, mais que nul ne possède vraiment : on ne l'appréhende que partiellement; on ne peut la saisir que dans ses manifestations et ses effets.» Sagesse insubmersible de la Chine, nullement religieuse, comme le prouve l'hostilité du confucianisme au bouddhisme et à ses vies dans des couvents. «J'ai déjà passé, à réfléchir, une journée entière sans manger, et une nuit entière sans dormir, mais sans résultat. Mieux aurait valu étudier.» On dit à Confucius qu'un dignitaire agit seulement après avoir réfléchi trois fois, et il réplique : «Deux fois suffiraient.» Enfin ceci, d'une urgente réalité : «Celui qui sait réchauffer l'ancien pour comprendre le nouveau mérite d'être considéré comme un maître.»
Philippe Sollers
Confucius saluant Lao zi, fresque d'une tombe des Han
Confucius (né dans le Shandong en -551, mort en -479) a eu une influence immense en Chine. Ce sont les jésuites qui l'ont fait connaître en Occident.
"Philosophes confucianistes", édition établie par Charles Le Blanc et Rémi Mathieu, Gallimard/la Pléiade, 1536 p., 52,50 euros (prix de lancement : 45 euros, jusqu'au 31 janvier 2010).
Source : « Le Nouvel Observateur » du 5 novembre 2009, Confucius au septième ciel !