Get Adobe Flash player

 

 

Cela se passe comme une danse de derviche.

Le Monde du 29 novembre 1974  

 

   L'écriture, c'est pour vous, en somme, la partie apparente de l'iceberg. Et la partie immergée, en quoi consiste-t-elle ?

 

   Philippe Sollers : D'une façon large, il s'agit d'une connaissance du corps. Les rapports qu'entretient un écrivain avec ses sens, avec son odorat, avec son toucher et surtout avec sa sexualité, c'est très important. Mais, en ce qui me concerne, je préciserai que 90 % de mon travail consiste à écouter. On a beaucoup trop tendance, en effet, à faire de la littérature une question de visibilité. C'est cette dominante de la vue sur l'ouïe qui est responsable de toute la contrainte qu'ont exercée la psychologie et la représentation naturaliste sur la littérature (moi-même, j'ai été à demi-sourd, jusqu'à Lois). Que signifie écouter ? Eh bien ! cela veut dire surtout se mettre dans un état presque musical de porosité, à la fois volontaire et involontaire, conscient et inconscient, pour essayer de saisir ce qui se passe d'inconscient dans la langue.

   Efforcez-vous de repérer chez tous les gens avec qui vous parlez ce qu'ils disent derrière les mots, il est clair que vous aurez bientôt une certaine expérience de l'oreille. L'accentuation, le ton, vous indiqueront très vite qu'ils sont en train d'exprimer exactement le contraire de ce qu'ils pensent. Vous avez là-dessus des passages célèbres de Proust. Mais je crois qu'il faut aller en fait beaucoup plus loin que la simple « sous-conversation ». Il faut arriver à une écoute analytique. Vous avez lu le journal de l'analyse de L'Homme aux rats de Freud (je ne crois pas qu'on puisse faire de la littérature, de nos jours, sans passer par Freud), on y voit très bien que ce qui est entendu dans un mot comme « rat » est tout autre chose que ce qui est réellement dit. Voilà ce qu'est l'écoute pour moi : quelque chose d'interne. Comme dans un rêve où vous entendez des choses alors qu'aucun son n'est émis. Dans ce curieux processus d'analyse, ce qui fait voir c'est le fait d'avoir entendu et non l'inverse.

   Et l'on peut tout de même souligner que très peu d'écrivains s'astreignent à cette discipline.

 

   Est-ce que vous prenez des notes ?

 

   Ph. S. : Cela va de soi. Je conçois mal qu'un écrivain ne soit pas tout le temps à noter, un peu comme un analyste qui prendrait tout le monde (et de façon désintéressée) en analyse. J'ai d'ailleurs toujours un carnet sur lequel j'amasse, au café, dans la rue, chez moi, chaque fois que cela vient, les différentes briques qui viendront s'intégrer en cours de rédaction. (Pour les choses sur lesquelles je n'ai pas encore à travailler, j'utilise un fichier qui constitue une sorte de micro-encyclopédie à usage personnel : astronomie, critique philosophique, etc.)

   Tantôt, je note un proverbe, un mot en sanscrit qui m'a frappé; ou bien, c'est un dessin: par exemple le monogramme du Christ : HCE que j'ai découvert dans une bible enluminée et qui a servi de matrice à Joyce pour Finnegans Wake (cela m'a paru illuminant pour expliquer le fonctionnement même du signifiant chez Joyce), ou encore (il s'agit alors d'une prospective de souvenirs destinée à une tentative d'auto-analyse) c'est un nom de villa où j'ai vécu, enfant, la photo du château du Prince noir, près duquel j'allais jouer (vous vous souvenez du poème de Nerval : « Le prince d'Aquitaine à la tour abolie »). L'essentiel, c'est que tout cela va se mettre à rayonner dans ma mémoire. À partir, ainsi, d'un mot, d'un dessin, d'une photo, c'est toute une constellation de souvenirs que je vais pouvoir retrouver.

   Mais attention, je ne note jamais ce qui se passe sous ma fenêtre. Le réalisme, cela m'intéresse uniquement dans la mesure où la réalité passe à travers le discours.

   Quelle sorte de discours ? Eh bien, je vous dirai que parmi l'énorme matériel dont je me sers pour essayer d'en faire l'analyse, à la fois historique et inconsciente, et de le réécrire sous forme rythmique, je travaille plus systématiquement sur trois sortes de « corpus » : à savoir, le discours religieux (en ce moment je m'attaque à la Bible), le discours scientifique (les accélérateurs de particules, quels déclencheurs d'imaginaire ! ) et le discours pornographique (j'ai une assez importante collection de textes en circulation dans les sex-shops). Pourquoi ces trois discours ? Eh bien, justement parce qu'ils se veulent exclusifs les uns les autres, alors qu'ils sont en réalité complices. Ce que j'essaie, c'est de faire éclater cette étanchéité des discours qui assure le pouvoir.

 

   Et l'écriture, comment se déroule-t-elle ?

 

   Ph. S. : Alors là, c'est l'équivalent d'un acte musical, acte que j'accomplis souvent après (pas pendant, il y a alors trop de vacarme dans ma tête) avoir écouté de la musique : Haydn, Monteverdi, Schoenberg, Stockhausen... Mon rêve, ce serait d'arriver à créer une sorte d'opéra de la langue. C'est difficile parce que le français, colonisé par le classicisme, ne se prête guère à ce genre d'opération. Aussi, depuis Lois (1972), j'utilise tout au long de la rédaction un magnétophone afin de retravailler les différents passages en fonction de leur effet sonore. C'était un peu la technique développée par Joyce pour Finnegans Wake : si vous écoutez l'enregistrement qu'il a fait lui-même de cette œuvre en 1934, vous vous apercevrez que sa voix y passe à tour de rôle du grave à l'aigu et que ce texte qui a l'air opaque est en fait un système de modulation de voix.

   Évidemment, il faut tenir compte du fait qu'on n'est pas toujours dans le même état pour écrire, et que s'il y a des moments où cela semble aller de soi, il y en a d'autres, au contraire (je ne sais pourquoi les écrivains sont si discrets sur ce chapitre) où rien ne marche. C'est pourquoi, en réalité, j'utilise deux techniques de travail différentes : la première, manuelle, est destinée aux moments où, mon état psychique étant insuffisant, il faut procéder de façon un peu chirurgicale ; la seconde, pour les moments où, sous l'effet de circonstances « heureuses », mon ordinateur cérébral fonctionne convenablement, fait appel à la machine qui permet, elle, d'obtenir des rendements extrêmement intéressants. Alors là, cela se passe comme une danse de derviches. Je fais tourner à la fois les phonèmes et le sens. Cela donne une espèce de bombardement que, désormais, je transcris sans signes visibles de ponctuation, parce que justement, à ce moment-là, tout n'est que ponctuation. J'ajoute qu'à ces deux techniques correspondent des lieux de travail séparés, et que celui destiné à la machine est équipé d'un piano. C'est normal : l'écriture à la machine n'est-elle pas, comme le piano, un acte de percussion ? N'y a-t-il pas, là aussi, un état de clivage des deux mains par rapport au cerveau qui est radicalement différent de la position traditionnelle du scribe ?

   Mais il va de soi que, dans la réalité, toutes les différentes opérations qui constituent mon travail sont plus ou moins simultanées. Et finalement, s'il fallait une comparaison ironique, je dirais que je ressemble pendant tout le temps que je consacre (généralement le matin très tôt, entre 20 minutes et 3 heures) à l'écriture, à une déesse Kâli à mille bras s'agitant en tous sens. Le seul moment où il ne peut être question que de faire une seule chose c'est celui où l'on doit décider si, oui ou non, l'on va rendre un certain état définitif. C'est toujours dramatique. Mais il faut bien en passer par là. Ne serait-ce que pour s'apercevoir un jour que c'est raté. Car je rate toujours ce que je fais. Mais quel est l'écrivain qui arrive à dire un peu ce qu'il voulait ? Peut-être est-ce là d'ailleurs un bon critère pour juger celui qui est dans l'expérience et celui qui n'est pas.

 

   Savez-vous à l'avance, au moment de commencer un livre, ce que vous allez dire ?

 

   Ph. S. : Un psychanalyste demande-t-il à son patient ce qu'il compte lui dire pendant la séance ? L'écriture, c'est la même chose, on peut toujours se prononcer à l'avance : «Je vais raconter ceci ou cela», rien ne se déroule comme prévu. À une époque très formaliste comme la nôtre, il faut insister sur ce côté indécidable de l'expérience. C'est en cela que réside justement son risque d'échec. Vous connaissez Jean Ricardou ? On a l'impression qu'on peut lui dire : « Passez-moi une commande : établissement X... » Non, ce n'est pas possible. On s'est fâché.

   Dans mes premiers livres, il y avait, c'est vrai, une certaine structure établie à l'avance. Drame, c'était un dialogue entre « je » et « il », se déroulant en soixante-quatre cases comme au jeu d'échecs. Nombres, c'était un jeu entre « je », « il » et « vous » sur une scène carrée avec ses trois côtés et l'espace ouvert qui la fait communiquer avec la salle. Lorsque j'ai commencé Lois (mon projet étant de réécrire La Grande logique de Hegel), j'avais construit un cube. Mais, en cours de route, celui-ci a éclaté et tout s'est mis à se dérouler autrement que prévu. Je me suis, par exemple, aperçu que tout ce que j'écrivais était en pentasyllabes : sans doute, l'influence inconsciente de mai 1968. Le côté slogan, le martellement : « na na na - na na ». Alors à partir de H, j'ai décidé de ne plus mettre des digues, de laisser passer ce qui devait se passer. J'ai supprimé les majuscules, pour montrer que rien n'est graphique, que tout est prononçable.

   Mais le plus curieux, c'est qu'en décidant que mon seul critère serait désormais d'être débordé par ce que j'écrivais j'ai résolu par la même occasion le problème du début. Vous savez que Freud a dit qu'une première séance d'analyse contient déjà tous les éléments qui mettront des années à ressortir. Il en va de même pour l'écriture. Alors, si vous organisez le jeu à l'avance, le problème du début devient presque insoluble. Autrefois, j'empruntais mes débuts à des rêves (Drame, Nombres): Aujourd'hui, je puis être beaucoup plus ambitieux. Le début de H, je l'ai ajouté après coup. D'abord j'avais commencé par le récit, écrit le soir même, de la manifestation pour l'enterrement de Pierre Overney. Et puis, au moment d'achever le livre, j'ai été arrêté. Lorsque la machine s'est remise en marche, j'ai su que cette fin constituait en réalité mon début. Il s'agissait d'une série de jeux de mots sur mon nom. C'était en quelque sorte ma signature (pourquoi devrait-on signer à la fin ?). Comme l'a dit Barthes, c'est mon identité que je décline avant de commencer à jouer.

 

 

   Votre carrière littéraire, depuis Une curieuse solitude, patronné par Mauriac et Aragon, semble accuser de curieux zig-zags.

 

   Ph. S. : Une curieuse solitude, je l'ai supprimé de mes bibliographies. Ce petit bouquin écrit à dix-neuf ans en deux mois et demi est un plagiat. Même le titre n'est pas de moi. Le Parc est, lui aussi, un très mauvais livre. D'ailleurs, il a eu un prix littéraire. La vérité, c'est que je suis resté longtemps un peu demeuré. Mais pourquoi l'authenticité devrait-elle être immédiate ?

   C'est autour de 1968 qu'il s'est passé quelque chose. Il y a eu une levée de la censure. C'est alors que j'ai soudain renoncé à chercher une langue utopique qui pouvait tout dire tout en ne disant pratiquement rien pour me lancer à corps perdu dans la forme du jeu. Je dois à la vérité d'ajouter (je ne sais si on peut l'imprimer mais c'est important) que c'est souvent écrit de façon systématique avant, pendant, ou après des expériences d'états hallucinatoires. Prenez le titre H, vous entendez le son. Cela coupe. Il y a, bien sûr, le poème de Rimbaud. Mais il y a surtout le hash. Un peu avant Lois, je me suis mis à prendre un certain nombre de produits : pas tellement le L.S.D., mais plutôt le haschisch, la marijuana, les herbes, avec des effets très différents les uns des autres. Mais attention, là encore, l'essentiel n'est pas tel ou tel produit chimique, mais le fait d'attraper le fonctionnement musical de la langue, cet état que nous passons notre temps à refuser dans la communication dite normale. Pourquoi ce refus ? À cause du refoulement sexuel.

 

   Pensez-vous que cette manière de travailler soit compatible avec vos conceptions révolutionnaires ?

 

   Ph. S. : Oh ! vous savez, je ne crois pas du tout à cette idée du lecteur tombé du ciel et communiquant directement avec un livre. Je pars d'un principe très opposé : on est immergé, qu'on le sache ou non, dans la réalité historique et inconsciente. Même si le lecteur de la rue ne sait pas qui est Hegel, toute sa vie n'en est pas moins influencée par la dialectique. Alors, s'il y a une révolution, elle doit passer par le langage. Mon seul problème c'est d'écrire une langue assez vivante, assez moderne, assez populaire (quoique cultivée) pour provoquer le choc immédiat.

 

 

Le Monde du 29 novembre 1974
Propos recueillis par Jean-Louis de Rambures

 

 
rss