TINTORETTO, Paradis (détail)
Paradis caché
Dans
mon roman qui va paraître en janvier, Les Voyageurs du Temps, le
narrateur se retrouve dans l'église Saint-Thomas-d'Aquin,
dans le 7e arrondissement de Paris. Tout est triste, abandonné, gris, sans
espoir. Il a alors l'idée baroque de convoquer saint Thomas lui- même, tel
qu'il apparaît dans le Paradis de Dante. Petit coup de folie parmi
d'autres, mais montage éclairant.
L'enfer
existe, nous en avons eu, et nous en avons encore les preuves massives. Dieu
est mort, il se survit comme il peut, le malheur et la misère débordent dans
toute la littérature, seul Samuel Beckett nous fait signe, parfois, depuis une
corniche du Purgatoire du même Dante, mais enfin qui oserait aujourd'hui
maintenir l'hypothèse d'un paradis ? D'un bonheur parfait ? D'un amour qui ne
serait que Lumière ? D'une compréhension absolue ? Personne, ou alors quelqu'un
de complètement cinglé.
Cela
dit, figurez-vous, Dieu a eu lieu, le paradis a eu lieu, et même si toute cette
histoire est presque totalement oubliée, niée, occultée, censurée, des éclairs
peuvent nous parvenir encore dans nos vies encombrées et moroses. C'est
Rimbaud, par exemple, nous disant qu'il a fait « la magique étude du bonheur ».
C'est Joyce, c'est Beckett, tous deux fascinés par Dante. Ici, il faut franchir
la représentation devenue rengaine : dantesque veut dire infernal et
jamais paradisiaque. Le paradis, en somme, est trop difficile. Le bonheur est
difficile, le vrai, pas ses ersatz.
On
vous parle beaucoup, et mal, du retour des religions, ou encore des mystiques.
Mais le voyage de Dante, lui, est initiatique, il se veut, et il est,
progression vers la connaissance (c'est-à-dire la gnose). C'est une expérience
historique et physique, une exploration des racines du temps. Le 14 avril 1300,
soudain, est plus proche de nous que la confusion mondialisée du début du XXIe
siècle. Au lendemain de tant de catastrophes, le bonheur du paradis est une
idée neuve sur la planète. On ne veut pas le savoir ? On préfère ses petits
enfers ? Dante ne mérite ni le Nobel ni le Goncourt ?
N'empêche
que depuis que j'ai ouvert la Divine Comédie, elle ne me lâche plus,
elle se récite en moi, elle revient sans cesse, elle est là, ici, maintenant,
dans un présent perpétuel. Il suffit d'écouter. Quelle musique !
Encore
une fois, il ne s'agit pas (ou du moins pas seulement) de religion ou de
mystique, mais de connaissance. Il est possible de voir l'enfer, de circuler
dans le purgatoire, d'accéder au paradis bienheureux. De même que la gnose
distingue les hyliques (pesants de matière), les psychiques (péniblement subjectifs) et les pneumatiques (souffles légers), les
trois états décrits par Dante sont parfaitement observables dans la vie
quotidienne, sauf le dernier, qui semble avoir disparu avec la science et ses
conséquences. Nous savons que nous ne rencontrerons pas les anges ni les élus
dans le cosmos, mais il s'agit ici d'une expérience intérieure, d'un royaume
auquel, en réalité, nous nous refusons par paresse, ignorance, résignation,
avidité immédiate ou servilité volontaire. Mallarmé, prince des nihilistes,
disait que la destruction avait été sa Béatrice (formule curieusement reprise
par Debord). On voit là qu'il n'a pas jugé bon (comme
tant d'autres) de lire vraiment le Paradis de Dante, pas plus qu'Une
saison en enfer de Rimbaud. Béatrice, comme son nom même l'indique, est une
splendide métaphore de la puissance érotique de la poésie. C'est l'amour sous
sa forme non pas éthérée (comme on veut le croire) mais brûlante. Il s'agit,
dit Dante, de « transhumaner » (trasumanar).
Nous sommes humains, trop humains, il faut aller plus loin, avec des yeux de
soleil tout en comprenant ce qui arrive. Bref, l'absolutisation du bonheur
consiste à changer de corps au fur et à mesure que le désir et la connaissance
augmentent. C'est vertigineux ? Eh oui, et Stendhal, qui paraît si loin de
Dante, l'a dit et répété : c'est une aventure pour happy few. L'Enfer
est très démocratique, l'absence d'amour et de lumière aussi. Le Paradis a donc
mauvaise réputation, et j'ai même entendu beaucoup d'imbéciles (toujours très
XIXe siècle) me dire que l'Enfer était plus « intéressant ».
Chacun ses goûts, et bonne chance.
Le
Paradis est embrasé, l'Enfer de plus en plus glacé. On est paradisiaque avec du
feu, de la musique, de la danse, de la vitesse, des métamorphoses, dans « ce
qui n'est pas démontré mais se sait de soi-même ». Voici des guirlandes et des
farandoles, une joie qui s'accroît, des choeurs, des
chants, des joyaux. C'est ici « le séjour où la joie s'éternise », et quelle
plus belle définition du bonheur ? Dans le malheur, le temps pèse et ne passe
pas, dans le bonheur chaque heure en vaut mille. Autrement dit, « l'esprit
est clair au ciel, il est fumeux sur terre ». L'allégresse est telle que tout
ce que l'expérimentateur voit lui semble être un « sourire de l'univers ».
N'oublions pas que c'est Béatrice qui est venue chercher Dante (pour son salut)
et que, donc, la réciprocité amoureuse est ici complète (événement rarissime).
Il y a donc «la triste existence des mortels » et un monde d'« heureuse ivresse ». Point clé : l'amour vient après l'acte intellectuel.
Intellect d'abord, effusion amoureuse ensuite. La connaissance, ici, produit,
par émanation, la lumière et l'amour.
Avec
une grande précision, Dante décrit comment son nouveau corps amoureux
fonctionne. Il a vu, en Enfer, comment les corps sont condamnés à une
répétition de plus en plus pétrifiée. Exemple : il voit, au Paradis, un fleuve
éclatant de splendeur coulant entre deux rives émaillées de fleurs. Des
étincelles butinent ces fleurs (anges, élus) et en ressortent comme « ivres de
parfum ». Il va boire, et là, instantanément, le fleuve devient une surface
ronde, un lac. Et voici un amphithéâtre, une rose immense, diaprée de pétales
sans nombre. Dante insiste beaucoup sur la multiplicité, la prolifération
infinie des visages de flammes aux ailes d'or. Le Paradis est multiple tout en
restant unique en un point. La reine de cette rose est la Vierge Marie, dont
saint Bernard, au chant 33, prononce l'éloge : « Vierge mère, fille de ton
fils/Terme fixe d'un éternel dessein. » Oui, vous avez bien lu : une mère est
devenue la fille de son fils, le Paradis est, à mots couverts, une apologie de
l'inceste. Un homme, sur terre, peut-il devenir le père de sa mère? Ça se saurait. Début de la Comédie, fin de la
Tragédie. Comédie veut dire fin heureuse, le contraire du cinéma courant, quoi.
Au
passage, je signale, puisque cette indication n'est jamais remarquée, que
Béatrice, dans l'Empyrée, siège au troisième rang, dans l'escalier des Juives,
entre Rachel et Sarah. C'est extraordinairement audacieux, de même que la
conciliation entre l'Ancien et le Nouveau Testament qui a produit (et qui
continue de produire) tant de controverses et de drames. Quoi qu'il en soit,
dans le royaume, on ne connaît «ni soif, ni tristesse, ni faim ».
Un
ventre féminin a engendré une fleur qui mène à « l'ultime salut », c'est-à-dire
ni plus ni moins à la sortie des « brouillards de la mortalité ». Dante mourra,
bien sûr, mais il est ici ressuscité sur place (autre allusion gnostique). Il
va vers le « plaisir suprême ». Pendant qu'il dit, il jouit. Là, nous devons
comprendre que l'enfer et la damnation, dès ici-bas, est le non- accès à la
poésie comme telle.
Misère
du langage, misère des tristes mortels. C'est l'ennui, l'argent, le bavardage,
le mensonge, le ratage sexuel, la contrainte, l'exploitation, la vanité
angoissée, l'illusion. La grande poésie, elle, transforme la vie, elle pense
plus que la philosophie. Dante, musicien de la pensée, a trouvé, comme le dit
Rimbaud de lui-même, la « clé de l'amour ». L'admirable Spinoza, spécialiste
éthique du bonheur véridique, dit que Dieu s'aime d'un amour intellectuel
infini. Dante, parlant de la Trinité, évoque une Lumière qui seule se comprend,
et, comprise d'elle-même, s'aime et se sourit. En réalité, personne ne veut du
paradis parce qu'il est gratuit. La joie, le bonheur, l'amour sont gratuits. Un
amour qui n'est pas gratuit n'est pas de l'amour. C'est la raison pour laquelle
le bonheur réel ne peut être que farouchement clandestin dans un monde livré au
calcul. Dante, dans sa jeunesse, a commencé par un coup de foudre, il termine
sa Comédie par une fulguration illuminante
Maintenant, si la proposition « L'amour meut le soleil et les autres étoiles »
vous est indifférente, ou si vous préférez, à ce sujet, hausser les épaules ou
ricaner, libre à vous. Ce n'est ici que la réaction d'un petit fini qui a peur
de l'infini. Le bonheur fait peur, il est très lourd à porter et à vivre. Il
passe même pour une imbécillité, alors qu'il est la raison et l'intelligence
mêmes. Comme l'a dit un excellent auteur, en renversant une proposition
courante : « Pour vivre cachés, vivons heureux ». Le bonheur rend invisible.
C'est la grâce qu'il faut se souhaiter.
Philippe
Sollers
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