Philippe Sollers

 

Deviner la Chine

 

Plastron de carapace de tortue (numéro d'inventaire : jia Plastron de carapace de tortue (numéro d'inventaire : jia
Plastron de carapace de tortue. Cette pièce exceptionnelle est un des quatre plastrons retrouvés entiers dans un lot de pièces divinatoires exhumées au cours de fouilles en 1928. Les 23 inscriptions enregistrent les équations manticologiques relatives à 23 divinations.

 

 

   Tout le monde le sait, mais pas suffisamment : l'écriture chinoise est unique. Ses idéogrammes, sa calligraphie, son pouvoir de suggestion vont à l'encontre de toute la tradition occidentale. Nous écrivons notre parole, les Chinois, depuis des millénaires, parlent leur écriture. Cette anomalie a failli disparaître dans les tourbillons de la Révolution culturelle, une simplification radicale a été promulguée en 1977 puis abrogée en 1986. La calligraphie, en Chine, nous dit Léon Vandermeersch, « est plus que jamais à l'honneur» (et, après tout, même Mao s'était permis de l'illustrer). L'écriture idéographique elle-même a paradoxalement été sauvée par l'informatique. Drôle d'histoire, mais qui vient de loin.

 

   Le livre du grand sinologue français, bien que très technique, est passionnant, et vous aurez avantage à le potasser tout l'été. D'où vient cette bizarre exception chinoise ? Des fouilles l'ont révélée peu à peu au XXe siècle : d'une divination très ancienne, pratiquée sur des omoplates de bovidés ou des écailles de tortue. Des brûlures avec poinçon apparaissent, formant des « équations divinatoires ». L'interprète devient un « scribe-devin », il annonce le bien et le mal à travers tous les phénomènes. Cela vaut pour les cérémonies, les météores, les travaux agricoles, les chasses, les expéditions militaires, les enfants à naître, l'issue des maladies, les attaques à craindre. L'écriture proprement dite va naître de ces marques osseuses (malheur à l'écrivain sans feu et sans os!).

 

   L'idéographie, visible sur les vases de bronze rituels, au XVIe siècle avant notre ère, montre la profondeur de cette « montée » en puissance, en aisance. Prenez, à la fin du XIe siècle, toujours avant notre ère (où était l'Europe? qui parlait de France?), le chaudron dit de Mao Ban, 197 graphies sur 20 colonnes : « Le roi ordonna au duc Mao de prendre avec lui les seigneurs du royaume, des fantassins, des chars, des hommes d'armes, pour attaquer les rebelles du pays de l'Est. En trois ans, les pays de l'Est furent pacifiés. La majesté du Ciel a béni ce haut fait. »

 

   Vous venez de voir surgir le grand personnage chinois : le Ciel. On a, ou on n'a pas (ou plus), son « mandat ». Ici, pas de Dieu, de « création du monde », de religion, de Loi surplombante. Le Ciel ne parle pas, mais il ne fait qu'un avec l'homme, ils sont tous deux en « résonance » dans un monde en constante mutation. Pas de causalité, une corrélativité permanente. Les « dix mille êtres » sont sur la même longueur d'onde, et il s'ensuit, malgré tous les désordres, un ordre spontané et muet. Comprendre ce fonctionnement organique s'appelle « connaître la Voie » (« Dao »). La science chinoise n'est pas allée, comme en Grèce, vers la géométrie, mais vers la médecine. La divination est une science du temps et du corps (exemple : les « méridiens » de l'acupuncture). Un écrivain chinois va jusqu'à dire : « Seule l'écriture chinoise permet d'explorer toutes les métamorphoses de la création et toutes les époques de l'histoire, d'exprimer par elle toutes les émotions, du désespoir à l'exaltation, de reproduire en elle les gestes et les postures de la nature entière - voler, nager, courir, croître, s'écouler, se dresser -, et de réaliser toutes les combinaisons de l'énergie que le "yin" et le "yang" accomplissent au fil des saisons. »

 

   La valeur d'un auteur est donc de se mettre dans le sens des choses pour incarner la nature. Il devient réellement montagne ou mer. Écoutez Li Bai : « Aboiements des chiens noyés dans le bruit de l'eau / Fleurs de pêchers foncées par la rosée qui les couvre. » Énergie, concentration, concision. La rhétorique chinoise n'a rien à voir avec la parole : pas d'épopée, mais un tissu où pullulent les allusions, les emprunts, les citations. L'écrivain, nous dit Vandermeersch, procède comme un mathématicien qui intègre à ses démonstrations des théorèmes déjà démontrés. La littérature (« wen »), mémoire sans cesse retrouvée et réinventée, obtient ainsi, en Chine, un statut qu'elle n'a dans aucune autre culture. Le « lettré » est une sorte de saint (Confucius est « un roi sans couronne »), qui, à travers la calligraphie, se transforme en peintre, de la même façon que le devin de la plus haute Antiquité s'est transformé en scribe. Vous avez la possibilité de deviner où vous êtes, et où vous en êtes, grâce au merveilleux Yi jing, six traits brisés, six traits pleins, indéfiniment combinés. Vous entrez ici dans un « au-delà des formes sensibles ». Tout se tient, et c'est la littérature, pas la théologie ou la philosophie, qui affirme la quintessence de la pensée. Wenchang, le Génie de la littérature, réside dans une des étoiles de la Grande Ourse. Il vous suffit de lever les yeux pour l'apercevoir.

 

   Si quelqu'un, en Occident, a ressenti cette puissance mystérieuse de l'écriture, c'est bien Mallarmé. Loin de « l'universel reportage » de l'omniprésente communication, il aura osé penser que « la goutte d'encre apparentée à la nuit sublime» se trouvait dans le cœur du cœur, comme une « sommation au monde qu'il égale sa hantise à de riches postulats chiffrés». C'est un acte majeur, et, dit-il, « qui l'accomplit, intégralement, se retranche.» Le but? « Avérer qu'on est bien là où l'on doit être. » Sinon, dit-il encore, il subsisterait une incertitude qui conduirait presque à se suicider. Votre ordinateur trouve ce genre de propos incompréhensible et traite l'auteur de fou? En effet. Même réaction, sans doute, devant cette définition chinoise des écrits des « saints » : « blanchis au soleil et lavés par les fleuves ».

 

   Vandermeersch avance une conclusion politique originale. La pénétration occidentale du « droit-de-1'hommisme », dit-il, est moins importante que la revitalisation de ce qui a toujours été au cœur de la conscience politique chinoise : l'antitotalitarisme. « Empreinte de cette tradition, la société civile renaissante en Chine ne cherche pas à s'opposer de front au Parti unique - l'antimonarchisme lui est étranger -, mais elle résiste de plus en plus fermement à l'intrusion dans les affaires des citoyens, des organes de l'État et du Parti. » Les Chinois auraient ainsi préservé un quant-à-soi ancestral et paysan, chanté dans une vieille strophe de l'époque des Han : «Au soleil levant je me lève, au soleil couchant je me repose, / Je laboure et je me nourris, je creuse un puits et je bois, / Qu'est-ce que le pouvoir impérial a de plus que le mien ?» Cet esprit de liberté vit toujours dans les « regards vigilants » (« weiguan ») des internautes chinois, ces blogs effervescents qui prennent ainsi la suite des dazibaos (« affiches en grands caractères ») du « mur de la démocratie » récent, comme des sentences parallèles protestataires des lettrés incorruptibles de jadis.

 

PHILIPPE SOLLERS

 

 

Les Deux Raisons de la pensée chinoise. Divination et idéographie, par Léon Vandermeersch, Gallimard, 2013

 

 

Le Nouvel Observateur  4 JUILLET 2013 - N° 2539

 

 

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浙江发现中国最早原始文字 比甲骨文早千余年
出土石钺之一。资料图片
石钺上的文字(正面)。资料图片
石钺上的文字(反面)。资料图片

 

 

 

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