|   Le suicide de Drieu 
                             
                           
                            
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                              | Drieu La Rochelle au Cap-Ferret, l'été 1929 |         Le nom de Drieu La Rochelle est maudit, et à juste titre. Il a été collaborateur, partisan de
                            Hitler, il a commis l’erreur suprême du vingtième siècle, il s’est suicidé
                            après avoir écrit qu’il réclamait la mort comme traître, son dossier est
                            bouclé, fermez le ban. Fallait-il publier son « Journal » de
                            1939-1945 ? Les avis sont partagés, mais enfin, c’est fait. Faut-il
                            craindre, avec cette Pléiade, on ne sait quelle réhabilitation qui favoriserait
                            le fascisme en France ? Des imbéciles automatiques ne manqueront pas de le dire, mais, à s’en tenir là, on est dans Pavlov, et on
                            sait bien que le silence et la censure ne font qu’aggraver les fantasmes.
                            Voyons donc Drieu écrivain et romancier. Est-ce qu’il
                            tient le coup, ou bien, comme disait Mauriac, s’agit-il d’un « raté immortel » ?
  
                                Drieu est ce qu’on pourrait appeler un bon mauvais écrivain. Il s’en tire moins bien,
                            avec le temps, que ses contemporains, Malraux, Aragon, Céline. Il se doute de
                            son échec, il continue à beaucoup écrire, mais ses livres sont lourds, lents,
                            trop longs et péniblement dix-neuvièmistes. Le passé simple et l’imparfait du
                            subjonctif les retardent, les dialogues sont embarrassés, les portraits de
                            femmes très conventionnels, et sa vision désenchantée de la décadence reste académique. La décadence, voilà sa hantise. De ce point de
                            vue, « Le Feu follet » (1931) est une réussite, et Bernard Frank l’a
                            bien vu dans sa « Panoplie littéraire » : « Le Feu follet est le
                              meilleur livre de Drieu. Là, au moins, il fait vite.
                              Il est pressé. La mort souffle sur les pages et balaie avec entrain les
                              digressions. »
  
                                Ecoutez ça : « La drogue avait changé la couleur de
                            sa vie, et alors qu’elle semblait partie, cette couleur persistait. Tout ce que
                            la drogue lui laissait de vie maintenant était imprégné de drogue et le ramenait
  à la drogue… Tous ses gestes revenaient à celui de se piquer… Il ne pouvait que
                            s’enfoncer dans la mort, donc reprendre de la drogue. Tel est le sophisme que
                            la drogue inspire pour justifier la rechute : je suis perdu, donc je peux
                            me redroguer. »
                            
                              Et ça : « Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne
                            vous ai pas aimés… Je laisserai sur vous une tache indélébile. Je sais bien
                            qu’on vit mieux mort que vivant dans la mémoire de ses amis. Vous ne pensiez
                            pas à moi, eh bien, vous ne m’oublierez jamais ! » Passent ici
                            les ombres des suicidés qui ont beaucoup impressionné les surréalistes (sans
                            parler du suicide raté d’un ami intime de Drieu,
                            Aragon, en 1928 à Venise). Drieu prend soin de
                            préciser le contexte social : « Ce
                              bar était assez élégant et rempli de brillantes épaves : hommes et femmes
                              dévorés d’ennui, rongés par la nullité. » Pas beaucoup d’efforts à
                            faire pour retrouver les mêmes aujourd’hui.
  
                                « Gilles » (1939) se lit
                            plutôt, en sautant des pages, alors que « Les Mémoires de Dirk Raspe », écrit à la fin de sa vie, sombrent dans une
                            tristesse et un misérabilisme appuyé, engendrant un ennui profond. « Gilles »,
                            au moins, permet de comprendre comment tout s’est joué pour Drieu en février 1934, lors des grandes émeutes nationalistes et communistes, très
                            meurtrières, place de la Concorde. C’est là que Drieu rêve de révolution face à une société affolée : « Partout les vieillards qui étaient en vue glissaient de leur
                              chaise comme des enfants honteux et se mettaient à quatre pattes sous la table,
  étouffés de surprise, d’épouvante et de scandale. Les hommes plus jeunes se
                              précipitaient à la recherche des vieillards sous les tables pour les assurer de
                              leur absence totale d’ambition et d’audace. Imaginez que, au lendemain du 14
                              juillet 1789, tous les adolescents de France, qui pouvaient s’appeler un jour
                              Saint-Just ou Marceau, se soient rués aux pieds de Louis XVI pour le supplier
                              de leur apprendre la serrurerie d’amateur. » On est en 1934 ou en
                            1968, avec des acteurs de ce genre : « Gilles
                              apprit avec horreur que ceux qui passaient pour les chefs de l’émeute, mais
                              qui, la veille, avaient tout fait pour retenir leurs troupes, étaient chez le
                              préfet de police pour le combler de leur regret d’avoir laissé faire quelque
                              chose. »
  
                                Comment devient-on fasciste ?
                            Par faiblesse, soif du pouvoir, dégoût de soi et des autres, blocage ou
                            frigidité en art. Mais la vraie passion de Drieu n’est pas la politique : c’est sa propre mort poursuivie avec une
                            fascination lucide. Déjà, dans « Etat civil » (1921) : « Le sang, ce hiéroglyphe, se dessine
                              partout sous ma peau comme le nom d’un dieu. » En 1945, à 50 ans,
                            entre son premier suicide (raté) et le second (réussi), il écrit son
                            chef-d’œuvre, « Récit secret », texte unique en son genre. Son récit
                            est extraordinaire. Dès l’âge de 6 ans, par « curiosité
                              magicienne », il fait couler son sang avec un petit couteau à dessert,
                            choisi dans le tiroir de l’argenterie familiale. De là, dit-il, une « manie, un appel à tout bout de
                              champ ». Sa vocation est là. Il aurait pu, à l’époque, fuir à Genève
                            pour sauver sa peau, ou rejoindre la brigade de Malraux en Alsace-Lorraine,
                            mais non, il reste à Paris, il veut se donner non pas la mort mais sa mort. « Je n’ai jamais eu un instant de doute ni d’hésitation. Cette
                              certitude était une source incessante de joie. »
  
                                Le suicide, pour Drieu, est une « foi
                            sans défaut », une religion d’immortalité nourrie par une méditation
                            intense à partir de la métaphysique indienne. On tue le Moi, on rejoint le Soi,
                            pas de Dieu, pas de péché, la possibilité d’une « merveille » à la
                            portée de chacun. La dernière journée de Drieu à
                            Paris, sur les boulevards ou aux Tuileries, est inoubliable. Il va rentrer chez
                            lui, avaler du « luminal » et ouvrir le
                            gaz, il a toujours mené, sans que personne s’en doute, « une vie libre et dérobée » (beaucoup de bordels), il
                            fait l’éloge de la solitude : « Je
                              prête à la solitude toutes sortes de vertus qu’elle n’a pas toujours ; je
                              la confonds avec le recueillement et la méditation, la délicatesse de cœur et
                              d’esprit, la sévérité vis-à-vis de soi-même tempérée d’ironie, l’agilité à
                              comparer et à déduire. »
  
      Le voici donc mêlé à « la foule ignoble », comme un
                            voyageur qui prend son temps entre l’hôtel et la gare. « Toutes les occupations humaines se dissolvaient sous mes doigts.
                              Tout me paraissait vain et déjà détruit. » Plus de société, plus
                            d’amis (« j’étais
                              compromettant »), plus de femmes, plus d’ennemis non plus (il plaint
                            un jeune résistant qui l’a reconnu, et qui lui montre, de loin, son mépris). Il
  évite les coups, le lynchage, les policiers, les juges, l’exécution inévitable.
                            Pas de mystique non plus, pas le moindre bouddhisme. Alors quoi ? Un acte,
                            c’est tout. Revenu dans son appartement, il regarde attentivement les objets,
  évoque Poe et Baudelaire. Il sait que son regard est le dernier qui sort de ses
                            yeux. Le dernier ? Non, puisque sa femme de ménage, qui a oublié son sac,
                            repasse chez lui, le trouve dans le coma et le « sauve ». Ce sera
                            donc pour la prochaine fois. « J’ai
                              vaincu la peur de mourir », écrit Drieu. Qui
                            peut en dire autant ?
  
                             PHILIPPE SOLLERS   Romans, récits, nouvelles, par Drieu La Rochelle, édition de Jean-François Louette, Gallimard, La Pléiade Le Nouvel Observateur du 26 avril 2012 n°2477 |