Philippe Sollers

Picasso
Picasso, La Suppliante, Paris, 18 décembre 1937

 

 

L'hypnose Duras

 

L'Événement du jeudi : On a beaucoup commenté la biographie de Laure Adler sur Marguerite Duras, en tournant, un peu embarrassé, autour de sa légende, sa complexité, les révélations qu’apportait ce livre... Vous sembliez déjà avoir sur elle une opinion très tranchée...

 

Philippe Sollers : Le problème Duras m’intéresse parce que c’est le personnage emblématique d’une France telle que je ne m’y reconnais pas... Au point que j’ai vécu très longtemps avec l’idée d’être un cas quasi anormal en France, sur des sujets aussi importants que la période 1940-1944... Il est intéressant de voir que le « trou noir » que représente l’effondrement de 1940 continue à être prospecté, interrogé, et que la lumière n’en sort pratiquement jamais ou par bribes différées.

 

Une chape de plomb ?

 

Ph.S. : On est plombés. Nous vivons dans cette atmosphère depuis cinquante-huit ans. Duras, là-dedans, m’intéresse. Avec elle, on est, à l’origine, dans le premier grand problème français, qui est celui du colonialisme, en Indochine. Et on a affaire à une Marguerite Duras, qui, sous le nom de Donnadieu, se présente comme le chantre du colonialisme français. Son livre, à l’époque, est explicite. Par la même occasion, on peut s’étonner que jusqu’en 1943 le groupe dit « de la rue Saint-Benoît » se trouve dans une situation étrange puisqu’on apprend que Duras a minimisé systématiquement son rôle dans la commission d’attribution du papier aux éditeurs dirigés par les Allemands et la Propagandastaffel. Nous voyons d’ailleurs surgir là un personnage très important, qui sera plus tard François Mitterrand, dont nous avons mis également longtemps à apprendre qu’il avait gardé une amitié tardive pour le rafleur du Vél’d’hiv’ tout en étant président de la République française de gauche. Voilà des questions... Pourquoi ? Comment ?

 

Vous saviez cela durant l’époque où vous les fréquentiez ?

 

Ph.S. : Oui, c’était plutôt un savoir qu’un instinct et le vrai savoir, c’est l’instinct. Il vient de mon éducation, de « ma jeunesse française » à moi. Je me suis longtemps tenu pour quelqu’un d’anormal, puisque j’ai été élevé à Bordeaux dans une anglophilie stricte et un refus de toutes les valeurs nazies, cela va sans dire, mais aussi pétainistes, ce qui est beaucoup plus intéressant... Je me souviens avoir été l’un des seuls à avoir écrit, en son temps, un article offensif pour soutenir le livre de Bernard-Henri Lévy, l’Idéologie française...

 

En fréquentant et Duras et Mitterrand vous ressentiez le même instinct, la même chose ?

 

Ph.S. : Une gêne, oui. Mes sympathies n’allaient pas vers eux... Le manque d’atomes crochus, si vous voulez, vient profondément de ce trou noir collaborationniste. On n’a pas la même vision du monde.

 

Ce trou noir a constitué leurs identités ?

 

Ph.S. : Indubitablement... Une identité qu’ils appelleront d’ailleurs résistance après l’arrestation d’Antelme, son mari.

 

Antelme arrêté pour résistance, tout de même.

 

Ph.S. : Bien sûr, mais en 1943. Il y avait certes peu de monde à Londres, j’ai à peine besoin de vous le rappeler, mais ça a commencé tout de même plus tôt. On savait ce qui se passait depuis la guerre d’Espagne. Picasso avait peint Guernica. Ça dépend à quoi l’on s’intéresse... À Chardonne et au colonialisme français ou à Picasso ? Pour Duras, les choses se vérifient ensuite lors de l’affaire Delval telle qu’Adler la raconte. Ça laisse une impression de trouble assez grave. Duras séduit Delval, le gestapiste, espérant sauver Antelme. Vient la Libération, Mascolo, amant de Duras, à son tour, fait miroiter à Mme Delval que son mari pourrait être libéré si elle faisait l’amour avec lui. Elle aura un enfant de Mascolo, en secret de Duras. Delval sera pourtant fusillé, en partie à cause du témoignage à charge de Duras... Tout cela est bizarre... Dans quel espace imaginaire vivent ces gens et en quoi est-ce lié à une certaine vision politique ou morale du monde.

 

N’est-ce pas étonnant de vous voir vous, admirateur de Sade, de Céline, heurté par un jeu pervers chez Marguerite Duras ...

 

Ph.S. : Oui, mais eux ne mentent jamais. Vous pouvez vomir Céline, mais lui ne vous a jamais menti... Duras est une bonne occasion de faire le point. C’est un écrivain fort, avec des moyens considérables de révélation, au sens médiumnique du mot. Sa littérature relève davantage de la prédication de voyance que de l’exercice conscient du langage. Il y a chez elle une force, d’où son emprise hypnotique, qui lorsqu’elle est portée à l’écran dans India Song ou Hiroshima mon amour atteint d’ailleurs un tel ridicule, un tel pathos, qu’il suffirait qu’un enfant se lève pour dire que le roi est nu. Je suggère une parenté entre un comportement hiératique et une façon de s’hypnotiser et d’hypnotiser tout un pays, ce qui n’est pas rien.

 

En 1943, Henri Michaux lui offre une dédicace ainsi libellée : « Pour Marguerite Antelme, de sphinx à sphinx ».

 

Ph.S. : Voilà, c’est tout à fait ça... ils ne savent pas très bien de quel sexe ils sont. L’autre question c’est : comment peut-on passer du fait de ne voir aucun inconvénient à la collaboration... au stalinisme pur et dur ? De faire ce que l’on peut appeler sa « rentrée » du côté du pouvoir de l’époque. Le stalinisme aussi, on y revient toujours. Vous avez eu le Livre noir du communisme... Et dans la biographie d’Adler, vous avez l’épisode Semprun, délateur, selon Duras, de ses camarades au parti. Toute cette attitude où vous voyez ces gens vivre les uns sur les autres, s’espionner, mélanger leurs vies privées de façon telle qu’on en serait redevable devant un tribunal, me paraît maladive. Bref, un fonctionnement de secte. Ou, pour employer un mot plus poétique de Blanchot théorisant cette affaire — et pour cause vu ses engagements avant guerre —, de « communauté inavouable ». Quelque chose qui sonne faux, Mitterrand comme Duras, à mes oreilles, sonnaient toujours faux. Ce que j’entends chez Duras, c’est quelque chose de puissant, de très insistant, d’autoritaire, d’instrumentalisé, mais qui, à mon oreille du moins, sonne faux.

 

Vous inspirant même, dites-vous, une sensation de glauque.

 

Ph.S. : De glauque... Oui, qui finit, en bout de course, par jaillir publiquement. Cette sensation de faux, je me suis toujours demandé d’où ça venait. Continuons à dérouler le fil... Ensuite est venu chez elle ce qui m’a le plus choqué et que j’appellerai le pseudo-judaïsme. Je suis désolé d’avoir cette oreille, mais dans son philosémitisme proclamé, on entend un surinvestissement dû, à mon avis, à un intense sentiment de culpabilité pour avoir méconnu l’ampleur de la Shoah. Cette culpabilité pousse à une autoterrorisation qui consiste à vouloir faire juif à la place des juifs. C’était le cas de Duras.

 

Duras a agoni l’extrême droite, abhorré l’antisémitisme, porté le manifeste des 121, pris des risques pour l’indépendance algérienne... Selon vous, ce n’était pas non plus de réels engagements ?

 

Ph.S. : Si. Et d’ailleurs, c’est son meilleur moment, son moment gauchiste, où nous nous sommes connus.

 

Dans quelles circonstances l’avez-vous connue ?

 

Ph.S. : C’était une époque où elle était en retrait. Dans les années 70, on se voyait. Tel Quel était près de la rue Saint-Benoît, on allait prendre des cafés au Pré-aux-Clercs. Elle était plutôt positive à mon égard. C’était l’époque du féminisme, aussi.

 

À l’époque, elle déclare : « Sollers est l’un des rares hommes avec lequel on puisse parler, parce qu’il est désespéré. »

 

Ph.S. : « Totalement désespéré. » Évidemment je ne me reconnais pas du tout dans cette proposition. Ce n’est pas, disons, ma philosophie. C’est même le contraire, un contresens.

 

Une façon pour elle d’avoir de l’emprise sur vous ?

 

Ph.S. : Oui. Dis-moi que tu souffres, que tu es désespéré. Ce n’est pas mon cas, tant pis. Ce serait mieux, ça fait plus profond de l’être. Elle était plutôt sympathique, elle devait boire beaucoup, déjà. Peu importe. Et puis arrive l’explosion avec la publication de Femmes. Ce livre a eu un grand retentissement. C’est le moment où elle va surgir, un an après, avec l’Amant. Mitterrand a pris le pouvoir, elle va devenir la sibylle, la prophétesse de l’Élysée.

 

Femmes, c’est 1983. Vous êtes tous les trois au même moment sur le terrain.

 

Ph.S. : Et c’est l’heure de la rupture... Je suscite la curiosité de Mitterrand, mais nous nous bornerons à parler de Casanova. Duras, elle, entame son ministère délirant, où elle peut parler de l’Afrique, de la province française, du sexe du gisant de Victor Noir au Père-Lachaise... C’est l’époque des entretiens Duras-Mitterrand dans l’Autre-Journal. Elle félicite Mitterrand d’avoir construit le sous-marin Richelieu, il lui répond : pardon, mais c’est un porte-avions. Peu importe, on s’envole dans le grand numéro de Duras à l’époque.

 

Vous n’y voyez aucune fulgurance, aucune valeur ?

 

Ph.S. : Rien, je viens de les relire. De petites choses drôles. Rien sur Bousquet, évidemment. À cette époque, je commence à comprendre la rupture de Duras avec Antelme. Le jour où, comme le raconte Adler, il lui reproche son narcissisme, elle quitte la table et ne le reverra jamais. Elle n’ira pas à son enterrement. Et il y a ce livre, la Douleur...

 

Un beau livre. À la fin, elle écrit qu’elle ne pourra jamais lui pardonner de n’être pas mort dans les camps, de s’en être sorti, lui. C’était étrange de lire une telle conclusion.

 

Ph.S. : Mais oui, il faut rappeler quand même, chez Duras, ce goût pathologique pour la torture...

 

Plutôt la souffrance...

 

Ph.S. : En l’occurrence, c’était de la torture. Une torture effective selon Adler. La torture de Delval, à laquelle elle prend part, excitant les autres hommes présents. Duras qui torture son amant... Ça vous fait un cocktail révélateur. Il faut quand même l’analyser... À moins que vous avaliez sans vous demander ce qu’il y a dedans. Moi, je préfère savoir ce que je bois. Continuons le fil...

 

Seconde partie des années 80, c’est le moment où elle vous « attaque ».

 

Ph.S. : Follement. Ad hominem. Physiquement. Dans une interview à Globe avec Pierre Bergé, je suis le moine du fromage Chaussée aux moines, tonsuré, risible, ignoble avec les femmes, romancier nul, etc. À partir de là, ses attaques seront systématiques. Après Femmes, elle me considère gênant dans le paysage, donc à détruire.

 

Détruire, dit-elle. Les femmes, l’amour, c’était son périmètre sacré.

 

Ph.S. : Elle devait me voir en concurrence — en termes de pouvoir — sur l’âme, par conséquent le corps, des femmes. Tout cela m’a renforcé dans l’idée qu’il y avait là quelque chose à comprendre. Sur ce point-là, justement, de la sexualité, sur lequel nous allons venir... La dernière fois que je l’ai vue, rue Saint-Benoît, elle m’a sauté au cou comme si rien ne s’était jamais passé. En gros, on peut dire n’importe quoi, vous insulter, et puis après je vous embrasse comme si ça n’avait aucune importance. Je passe sur l’argent, l’alcoolisme, chacun fait comme il veut... Mais l’impression de faux persiste. Ce qui compte, pour la nébuleuse dont fait partie Duras, ce n’est pas ce que l’on a dit, ce que l’on a fait, mais la façon dont on se retrouve toujours, comme appartenant à une même famille. Je n’appartiens, moi, à aucune famille. C’est mon point de vue. Un écrivain qui ne se maintient pas dans la prudence ou même la ruse à l’égard des représentations sociales, des sphères du pouvoir... c’est mauvais signe.

 

Duras vous paraît toujours « du bon côté du manche ».

 

Ph.S. : C’est ce que je vois. Commencer comme chantre du colonialisme français, puis pétainiste, et se retrouver prophétesse sous un double septennat de gauche, c’est quand même étrange, en passant par la Propagandastaffel, puis le stalinisme qui permet d’effacer les comptes. Certes, elle a exercé un pouvoir d’extrême gauche, de dissidence, mais la période a été courte.

 

Beaucoup de gens vous diraient n’être pas étonnés de devoir envisager Duras comme un « monstre ».

 

Ph.S. : Je n’emploie pas le terme « monstre ». Je signale juste que quelque chose me paraissait sonner faux. C’est cela que je veux cerner. Quand vous êtes devant un cas de grand don hystérique, un grand médium — je passe sur l’affaire Villemin et son « forcément sublime » —, quand vous êtes en présence de quelqu’un qui vous vise aux hormones ou à la sexualité ou au foie, vous pouvez vous demander ce qui se passe. Elle aimait cet aspect de domination comme le prouve sa relation avec Yann Andrea, son dernier compagnon. La hargne de Duras à son égard met mal à l’aise. Libido dominandi. Et là encore c’est pour moi plutôt la preuve que tout ce qui est simulé par rapport à l’amour, la passion, la sexualité, sonne faux. J’introduis le doute. La libido dominandi ne prouve pas que l’on a bien joui, au contraire. D’où, d’ailleurs, son étrange obsession finale.

 

Son ressentiment à l’égard des homosexuels.

 

Ph.S. : Oui, qui consiste à maudire les homosexuels tout en étant fascinée par eux, et là on boucle tous les symptômes. Ça fait un sacré paysage. Cette volonté ahurissante de nuire qui occupe ses discours à propos de l’homosexualité masculine. Pourquoi une femme en vient-elle à être obsédée à ce point par l’homosexualité masculine ?

 

Sa violence narcissique l’a éloignée des hommes, après en avoir connu beaucoup...

 

Ph.S. : Il y a des femmes qui ont eu beaucoup d’hommes sans en avoir eu un seul. Si je peux apporter un tout petit doute sur la jouissance d’un certain mysticisme féminin... Le ravissement de Lol V. Stein, tout cela, cette emphase, ce pathos. Moi, j’émets un doute. Il y a une frigidité, une sécheresse chez elle, sa transcendance factice, moi, ça me paraît forcé. Je trouve pathétique que quelqu’un qui se dit spécialiste de l’amour se pose la question dont Laure Adler témoigne : « Pourquoi suis-je si méchante ? »

 

Vous lui reprochez d’être — peut-être — une exclue de la jouissance. C’est d’actualité avec le livre de Michel Houellebecq.

 

Ph.S. : Houellebecq, mais oui, on y vient, c’est la misère sexuelle comme grand discours dominant actuel.

 

N’est-ce pas un « procès en intimité » que vous faites à Duras. Vous lui reprochez d’être exclue de la jouissance comme une faute et non pas un malheur.

 

Ph.S. : Je pense que le malheur est un défaut.

 

Ce que vous dites est effroyable.

 

Ph.S. : Oui, effroyable.

 

C’est abandonner au rôle de victimes toutes les victimes.

 

Ph.S. : Non, pas du tout. Nous parlons d’univers psycho-sexuel. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne suis pas en train de dire que les égorgés d’Algérie, les massacrés de Bosnie ou du Rwanda sont morts du défaut d’être malheureux. C’est la confusion entre les deux qui est effrayante, et c’est ce que Duras faisait. Parce que, moi, je ne dis pas Hiroshima mon amour ni « Auschwitz ma tendresse ». Vous comprenez ? C’est le plus grave. Le nœud est là, la vision du monde qui nous sépare. Sur le plan du psycho-sexuel, je suis de l’avis de Casanova, sur lequel je viens d’achever un livre, qui dit : « J’ai toujours pensé que les malheurs qui m’affectaient étaient de ma faute... » La spéculation sur le malheur pour se faire le représentant autoproclamé de la souffrance sociale me paraît malhonnête. C’est le rôle de celui qui, comme dit Debord, « n’hésite jamais à prolonger la plainte des opprimés ». C’est ce qu’ont fait toutes les religions depuis toujours. C’est religieux. Sur Duras, je vous tiens un discours antireligieux. Comme il y a un clergé bourdieusien... ce clergé qui dit au fond : « Il ne me déplaît pas qu’il y ait beaucoup de victimes pour m’en faire le représentant. »

 

Chez Duras, vous liez cette errance intime, son sadomasochisme avec ses engagements politiques successifs, à partir disons d’une faute primitive qui serait l’attitude entre 1940 et 1943.

 

Ph.S. : Oui, je crois. Les origines du glauque, de la culpabilisation, de la simulation qui infestent la société française. On ne sortira pas du bavardage sur cette obsession si l’on ne comprend pas la façon dont un être humain peut être tenté de faire telle ou telle chose selon les circonstances. Tenté de se raconter des fables sur sa propre existence, des romans familiaux, un faux amant chinois... La littérature doit plutôt essayer de penser, c’est mon point de vue. Duras est exemplaire, sa légende, son art, c’est un art indubitablement de l’emprise, presque de l’intoxication, moi je suis au contraire pour un effet de distanciation, d’ironie, un effet critique.

 

Il y aurait cette idée que Duras crée un monde dur, autoritaire, contraire en fait à ses idéaux proclamés, l’idée d’une domination hypnotique de la société ?

 

Ph.S. : Bien sûr. Duras et les siens en arrivent à constituer un monde dur, coercitif, avec leur pleine collaboration, par une sorte de servitude volontaire. J’ai fréquenté ces gens, je vous assure, j’ai fait mon parcours, moi aussi, avant de m’échapper. Dans ce genre de communauté, il y a une haine de l’individu, une intolérance à l’égard de la liberté individuelle, un esprit de famille, de soupçon, d’inquisition, de « communisme », d’apologie du matriarcat. Tout cela, vous pouvez l’inscrire dans l’histoire du nihilisme qui suit son cours avec toutes ses composantes. Le nihilisme est intéressant, il révèle le mal. Donc on peut lire Duras, on peut s’occuper d’elle, c’est ce que je suis en train de faire. Dire qu’on a une autre éthique, une autre esthétique. Qu’on peut avoir sur la sexualité un point de vue tout à fait différent, ce qui n’est pas rien, parce que tout ce qui se trafique aujourd’hui comme cléricalisme nihiliste a toujours un lien très fort avec la sexualité. On dit que Mai 68 aurait été trop libertaire, etc. Pour rétablir l’ordre moral, vous pouvez tenir un discours apocalyptique... Tous les discours apocalyptiques ont une fonction qui est de préparer une nouvelle tyrannie.

 

Vous voulez dire qu’elle n’a jamais pu s’éloigner du pouvoir et de ses attributs.

 

Ph.S. : C’est ce que je dis. Cette théocratie ne me paraît pas dans la nature profonde de la littérature telle que je la conçois. Je trouve ses livres forts, hypnotiques. Mais je crois que cela vieillira mal. Les films sont déjà invisibles. Les livres seront atteints de la même façon, un jour ou l’autre. C’est une littérature qui me paraît artificielle, gonflée, dans la réitération. J’ai toujours senti chez elle, même au téléphone, une volonté de domination. Je n’aime pas cela. Je n’imagine pas Kafka ainsi.

 

Finalement, cette séparation entre vous n’est pas politique ou littéraire, mais plutôt intime. Vous avez une inspiration du côté du plaisir et elle en avait une du côté de la souffrance.

 

Ph.S. : Qu’est-ce vous voulez que je vous dise. (Rire.) Si vous me dites à brûle-pourpoint que j’ignore les délices du masochisme, je vous réponds oui, sans nul doute. Si vous dites qu’une bonne expérience concentrationnaire me manque pour comprendre le sens de la vie, je vous dis certainement mais je préfère l’éviter. (Rire.) Si vous me dites qu’il faut mourir pour comprendre, je vous dis qu’on n’est pas pressé... Pour finir, la seule question qui se pose, c’est celle-là. Le plaisir et la douleur. Elle écrit la douleur, j’écris le plaisir. Moi, je n’aime pas cogner sur les gens, ni physiquement ni mentalement. Je suis opposé à la violence.

 

PHILIPPE SOLLERS

Propos recueillis par Jean-François Kervéan

 

L'Événement du jeudi n° 722, du 3 septembre 1998.

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