| ÉLOGE DU PORC   
 Paul Claudel, ambassadeur à Washington, 1927   Le Porc
                            
                           
                             
                           
                             
                               Je peindrai ici l’image du Porc.
                            
                              C’est une
                            bête solide et tout d’une pièce ; sans jointure et sans cou, ça fonce en avant
                            comme un soc. Cahotant sur ses quatre jambons trapus, c’est une trompe en
                            marche qui quête, et toute odeur qu’il sent, y appliquant son corps de pompe,
                            il l’ingurgite. Que s’il a trouvé le trou qu’il faut, il s’y vautre avec
  énormité. Ce n’est point le frétillement du canard qui entre à l’eau, ce n’est
                            point l’allégresse sociable du chien ; c’est une jouissance profonde,
                            solitaire, consciente, intégrale. Il renifle, il sirote, il déguste, et l’on ne
                            sait s’il boit ou s’il mange ; tout rond, avec un petit tressaillement, il
                            s’avance et s’enfonce au gras sein de la boue fraîche ; il grogne, il jouit
                            jusque dans le recès de sa triperie, il cligne de l’œil. Amateur profond, bien
                            que l’appareil toujours en action de son odorat ne laisse rien perdre, ses
                            goûts ne vont point aux parfums passagers des fleurs ou de fruits frivoles ; en
                            tout il cherche la nourriture : il l’aime riche, puissante, mûrie, et son
                            instinct l’attache à ces deux choses, fondamental : la terre, l’ordure.
  
                              Gourmand,
                            paillard ! si je vous présente ce modèle, avouez-le :
                            quelque chose manque à votre satisfaction. Ni le corps ne se suffit à lui-même,
                            ni la doctrine qu’il nous enseigne n’est vaine. « N’applique point à la vérité
                            l’œil seul, mais tout cela sans réserve qui est toi-même. » Le bonheur est
                            notre devoir et notre patrimoine. Une certaine possession, parfaite est donnée.
  
                              —
                            Mais telle que celle qui fournit à Énée des présages, la rencontre d’une truie
                            me paraît toujours augurale, un emblème politique. Son flanc est plus obscur
                            que les collines qu’on voit au travers de la pluie, et quand elle se couche,
                            donnant à boire au bataillon de marcassins qui lui marche entre les jambes,
                            elle me paraît l’image même de ces monts que traient les grappes de villages
                            attachés à leurs torrents, non moins massive et non moins difforme.
  
                              Je n’omets
                            pas que le sang de cochon sert à fixer l’or.
  
                           
                             
                           Paul Claudel, Connaissance
                            de l'Est (1900)
  
                           
                             
                           
                             
                             
                             
                             
 Picasso, Porcs, 1906, Courtauld Gallery       Éloge du porc
                            
                           
                             
                           
                             
                               Contrairement à sa légende impure, le porc est une merveille de netteté,
                            de charme et de complétude. Sade, en prison, a envie d'en manger, il écrit donc
  à sa femme en l'appelant « porc frais de mes pensées ». Mozart était très
                            amateur de « carbonade », et c'est peut-être l'une d'elles qui l'a empoisonné à
                            Vienne. Claudel, enfin, dans son apologie Le
                              Porc, n'oublie pas de rappeler que le sang de porc « sert à fixer l'or ».
  
                           
                             
                               Le dictionnaire nous dit que « porc », appliqué à un être humain, veut
                            dire « homme sale, débauché, glouton ». Quelle erreur ! La viande de porc est
                            la variété et la délicatesse mêmes. Voilà un animal alchimiste qui transforme
                            toute ordure en or. Le comportement pig est un ratage de ce processus d'une finesse extrême.
                            J'ai peu à peu abandonné le bœuf pour le porc, en ne gardant, comme viandes,
                            que la tête et le ris de veau. D'une certaine façon, j'allais vers la Chine
                            qui, comme on sait, a son Année du Cochon.
  
                           
                             
                               Le porc, cette perle. Tout est bon, chez lui, rôti, côtelettes, jambon,
                            jambonneau, saucisson, saucisses, travers, pied. Le féminin de porc, «truie»,
                            ne convient pas. Il faut dire porce. Dans Une saison en enfer, Rimbaud dit qu'il «
                            a aimé un porc ». Je peux exprimer, sans me vanter exagérément, que j'ai aimé
                            bien des porces, je veux dire des femmes vraiment
                            mangeables, ce qui n'est pas si courant.
  
                           
                             
                               Demandez à ma femme, Julia Kristeva, de vous préparer une palette de
                            porc, avec des rondelles d'ananas et des clous de girofle. Ce plat est une
                            splendeur. Vous buvez en même temps un margaux, et la perfection est là. Le
                            rôti de porc, selon moi, doit se manger froid, et le choix de la moutarde
                            compte. Pour les amateurs impénitents de mayonnaise, c'est le moment de
                            l'employer savamment.
  
                               Le saucisson va avec le whisky, ils s'appellent.
                            
                               Et maintenant vous allez nous dire que vous aimez la choucroute en hiver
                            ? Évidemment.
  
                           
                             
                               Avec le porc, vous êtes d'emblée dans la grande culture occidentale, en
                            France, en Allemagne, en Espagne, en Italie. Comment ne pas évoquer le jambon
                            très fin (le San Daniele), et le mot d'entrée, prosciutto, avant
                            le dîner? Le jambon de Parme vous fait penser à Stendhal ? Vous avez raison. Le
                            porc, enfin, se marie on ne peut mieux avec les pâtes : goûtez-moi cette carbonara.
  
 
                             
                               On m'a compris : le porc est rejeté ou haï à cause de son infini. Je garde
                            quand même le poulet, mais il faut qu'il soit préparé, une fois par an, dans
                            l'île de Ré, par Valérie Solvit. Sinon, poisson, et
                            encore poisson.
  
                               Mais ceci est une autre histoire.
                            
                           
                             
                           Philippe Sollers, 2011
                            
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