|  Vous
                                  prononcez le mot « épicurien », et aussitôt un mur de clichés et de préjugés
                                  s'interpose. Par définition, un « épicurien » est un individu sensuel grossier,
                                  une sorte de notable bourgeois de province qui ne pense qu'à manger, boire et
                                  baiser. Ce matérialiste borné est incapable de voir plus loin que son propre
                                  corps. Il faut croire que la philosophie d'Épicure (IIIe siècle avant
                                    notre ère) a fait, et fait encore, l'effet d'une bombe atomique dont il faut à
                                    tout prix se protéger. Un penseur profond dans un « Jardin » ? Quelqu'un
                                    qui vous dévoile, en toute sérénité, la nature des choses ? Qui accepte près de
                                    lui n'importe qui sans tenir compte de ses origines sociales ? Qui va même
                                    jusqu'à s'entourer de femmes ? Horreur. Lisez, et vous comprendrez pourquoi
                                    tous les systèmes de pensée tant vénérés, comme tous les pouvoirs, ont de
                                    sérieuses raisons de discréditer cette vision prophétique. Épicure, Lucrèce,
                                    deux noms qu'il vaut mieux éviter.
                                    
                                    Personne
                                  n'a été plus injurié et censuré qu'Épicure (mais Platon brûlait déjà les livres
                                  de Démocrite, son prédécesseur). Ces atomes qui tombent éternellement dans le
                                  vide sont abominables. Pire : un petit saut de côté sans cause (le « clinamen »), et voilà l'origine de tout ce qui existe, vous compris. Pas de
                                  Dieu créateur, donc, pas de Big-Bang Father, pas de
                                  Jugement dernier, aucun au-delà. Nihilisme? Pas du tout, glorification de la
                                  vie et de la sensation, négation de la mort, apologie du plaisir. Penser et
                                  sentir sont une même substance, ce qui explique d'ailleurs que ceux qui ne
                                  sentent pas grand-chose pensent peu. Athéisme ? Mais non, il y a bel et bien
                                  des dieux, mais ils vivent, indestructibles et bienheureux, dans des « intermondes ». Ils ne s'occupent pas des humains, mais
                                  les mortels peuvent arriver, par la pensée, jusqu'à eux. Cet Épicure se prend
                                  donc pour un dieu? Il va jusqu'à soutenir cette fanfaronnade, cette
                                  insupportable rodomontade? Écoutez-le, il va décidément très mal : «
                                    Souviens-toi que, tout en ayant une nature mortelle et disposant d'un temps
                                    limité, tu t'es élevé, grâce aux raisonnements sur la nature, jusqu'à
                                    l'illimité et l'éternité, et que tu as observé ce qui est, ce qui sera et ce
                                    qui a été. »
                                    
                                   Ici,
                                  les philosophes se déchaînent: Épicure (dont nous ne connaissons l'œuvre qu'en partie) est scandaleux, ignare, débauché,
                                  voleur, menteur, immoral, bâfreur, dépensier, plagiaire, habitué des
                                  prostituées, mégalomane. Le christianisme ira jusqu'à le traiter de porc, ce
                                  qui est tout à son honneur. « Les pourceaux d'Épicure » reste une
                                  formule célèbre. Diogène Laërce, dans ses  Vies et
                                  doctrines des philosophes illustres, grâce à qui nous lisons ce grand
                                  dérangeur, rapporte ces insultes, et conclut sobrement : « Voilà ce que des
                                    écrivains ont osé dire d'Épicure, mais tous ces gens-là sont des fous. »
  Les
                                  fous, apparemment normaux mais totalitaires en puissance, veulent que nous
                                  soyons soumis à la peur de la mort. Or : « Habitue-toi à penser que la mort
                                    n'est rien pour nous, puisque le bien et le mal n'existent que dans la
                                    sensation. D'où il suit qu'une connaissance exacte de ce fait que la mort n'est
                                    rien pour nous nous permet de jouir de cette vie mortelle, en évitant d'y
                                    ajouter une idée de durée éternelle et en nous enlevant le regret de
                                    l'immortalité. Car il n'y a rien de redoutable dans la vie pour qui a compris
                                    qu'il n'y a rien de redoutable dans le fait de ne plus vivre. Celui qui déclare
                                    craindre la mort non pas parce qu'une fois venue elle est redoutable, mais
                                    parce qu'il est redoutable de l'attendre est donc un sot. » Plus net : «
                                      La nécessité est un mal, mais il n'y a aucune nécessité de vivre avec la
                                      nécessité. »
                                  
                                   La
                                  grande chance d'Épicure est d'avoir suscité un poète de génie : Lucrèce, et
                                  son  De natura rerum.
                                  Là encore, que d'histoires ! Saint Jérôme nous assure qu'il est devenu fou sous
                                  l'effet d'un philtre d'amour, et qu'il s'est suicidé à l'âge de 43 ans. C'était
                                  fatal : Lucrèce fait d'Épicure le vainqueur de la religion, cette surveillance
                                  du haut du ciel, cette fausse tête « horrible » qui ne peut qu'entraîner
                                  des crimes. Il dédie ses vers à Vénus, « plaisir des hommes et des dieux ». Son charme agit partout, dans les fleurs, le rire de la mer, les oiseaux, la
                                  musique, « les semences innombrables dans l'univers profond». Épicure a,
                                  le premier, brisé les verrous serrés des portes de la nature, et « a
                                    parcouru le tout immense par l'âme et par l'esprit ». C'est donc le
                                  libérateur par excellence, un vrai dieu, incompatible avec une petite monnaie «
                                    hédoniste ». Lucrèce dit et redit son enthousiasme, tout en déroulant les
                                  lois qui règlent tous les phénomènes, des astres à l'ouïe ou à la vue. Il
                                  finira, sans trembler, par décrire la peste d'Athènes, les ravages de la
                                  maladie, l'amoncellement public des cadavres : «Alors la religion des dieux
                                    et leur puissance n'étaient pas d'un grand poids. Car la douleur présente
                                    dépassait tout. » La connaissance du plaisir n'est rien s'il n'y a pas,
                                  aussi, une connaissance de la douleur. Mais voici le quadruple remède : rien à
                                  craindre de la divinité, rien à redouter de la mort, on peut atteindre le
                                  bonheur, on peut supporter la douleur. Si la douleur est trop vive, la mort y
                                  met fin, et, de toute façon, la porte du suicide est ouverte.
                                  
                                  Lucrèce
                                  a des accents inouïs, sa certitude est entière (on retrouve cette même fièvre
                                  chez Dante ou Lautréamont) : « Je marche là où personne n'a jamais marché,
                                    joie d'approcher aux sources inviolées, joie de cueillir des fleurs neuves pour
                                    en faire ma couronne. » Épicure a fait jaillir la lumière des ténèbres,
                                  c'est le découvreur du monde, ses écrits sont «des paroles d'or», grâce
                                  à elles, les terreurs de l'âme s'enfuient. « Je vois à travers le vide tout
                                    entier s'accomplir les choses. » La puissance des dieux apparaît dans les
                                  forces du temps immense, apparaissent aussi les «séjours de paix». Cette
                                  grande paix de la vraie pensée, au milieu des tourbillons et dans l'oeil des cyclones, est finalement un mystère éprouvé.
                                  
                                  Malgré
                                  la censure, Épicure et Lucrèce ont pénétré dans l'Histoire. On les retrouve,
                                  plus ou moins sous le manteau, à la Renaissance. Il suffit ensuite de citer les
                                  noms de Montaigne, de Molière (qui aurait traduit le De natura), de Sade et, logique, du jeune
                                  Marx. Épicure aujourd'hui, sur une planète envahie par le contrôle constant des
                                  simulacres ? On peut penser qu'il serait un spectateur impassible devant ce
                                  déluge d'images et qu'il ferait même un pacte faustien méprisant, en
                                  connaissance de cause, avec l'illusion. Par-delà le bien et le mal, donc, comme
                                  Nietzsche, grand admirateur d'Épicure. Qu'est-ce que Généalogie de la morale
                                  sinon un acte suprême d'affranchissement ? Le Spectacle n'est rien, il n'y a
                                  pas lieu de s'en indigner le moins du monde. Restons maintenant avec La Fontaine,
                                  dans ce fervent hommage à Épicure : « Volupté, volupté, qui fut jadis
                                    maîtresse / Du plus bel esprit de la Grèce, / Ne me dédaigne pas, viens-t'en loger chez moi, / Tu n'y seras pas sans emploi.
                                    »
                                  
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