PHILIPPE SOLLERS

Fragonard

L'érotisme français

Il était une fois un peuple, favorisé par la nature et l'histoire, qui avait découvert le plaisir rapide de vivre, et, mieux, de pouvoir le dire.

On appelle cet événement improbable le XVIIIe siècle français. Ce fut le printemps, vite puni par un long hiver. Nietzsche compare ce moment au miracle grec, en plus miraculeux encore. Français, et surtout Françaises, encore un effort si vous voulez savoir de quoi vous étiez capables. Cette anthologie extraordinaire(1), minutieusement présentée par Maurice Lever, vous plonge dans un passé vivant, vertigineux, vibrant, bourré de romans légers, de Mémoires inventés, d'enquêtes, de documents, de lumières. Les aventures, les phrases, les mots, les personnages vous sautent au visage. Personne n'a le temps de s'ennuyer, vous non plus.

Incroyable moment, en effet, quelque part entre 1740 et 1789. Le libertinage est partout, Paris est "la Cythère de l'Europe", ou, plus exactement, "le bordel de l'univers". Une longue accumulation, plus ou moins souterraine, donne lieu à ce débordement, à cette dépense tourbillonnante et folle. Pour la première fois dans le temps humain, de façon aussi massive qu'éclatante, "la philosophie se réconcilie avec le corps et le corps lui-même devient philosophe". Il y a, oui, une philosophie française, spécialisée, on ne le sait pas assez, dans l'éducation et la liberté des femmes. D'où sa mauvaise réputation. D'où l'oubli et la censure qui la guettent. D'où, aussi, son éblouissante fraîcheur.

Comme le dit une courtisane d'alors : "Je vous l'ai déjà dit, et vous ne m'entendrez pas dire autre chose : du plaisir, mes enfants, du plaisir, je ne vois que cela dans le monde." Le frontispice de Thérèse philosophe est on ne peut plus clair : "La volupté et la philosophie font le bonheur de l'homme sensé. Il embrasse la volupté par goût, il aime la philosophie par raison." L'être humain est enfin sensé, son corps a de l'esprit, son esprit est un corps. Au grand effroi des dévots de tous bords, son existence devient un roman en acte. Conséquence : les femmes surgissent, bougent, s'emparent des situations. "La femme de condition a un amant par air, la bourgeoise par amusement, et l'indigente par besoin. La coquette le recherche, l'hypocrite le désire, la femme raisonnable le choisit." Voici donc l'ère des "grivoises". "Une grivoise, Mademoiselle, est une fille qui ne se soucie de rien, qui satisfait ses plaisirs et ses passions quand elle en trouve l'occasion, qui ne prend aucun chagrin et qui ne songe qu'à se réjouir."

Enfer et damnation : la vieille vérité vacille, le pouvoir est déstabilisé, une révolution est en cours. Vous pensez aux grands auteurs, Crébillon, Laclos, Sade, mais il y en a bien d'autres, et de grand talent. Pierre Alexandre Gaillard de La Bataille, par exemple, et son Histoire de Mademoiselle Cronel dite Fretillon. C'est de Mlle Clairon qu'il s'agit, célèbre actrice de la Comédie-Française. Elle compare les femmes légères comme elle aux académiciens : "Nous ruinons nos amants, ils ruinent leurs libraires. Nous amusons le public, on dit qu'ils l'ennuient." Autre vedette galante, danseuse à l'Opéra : Mlle Guimard, dont nous avons le merveilleux portrait par Fragonard. Mais c'est toute une population qui se lève au fil des pages, comme ces dames de la cour portées sur le libertinage (La Grivoise du temps, ou La Charolaise, 1747), comme cette extravagante cousine de Louis XV, Mlle de Charolais, un temps maîtresse du père de Sade : on les appelle "les Saintes", les fêtes ont lieu au château du Petit Madrid, en plein bois de Boulogne, les nuits n'en finissent pas. Mlle de Charolais dit froidement : "J'aurais trouvé vingt pères pour un à mes enfants." C'est le catalogue à l'envers : princes, ducs, marquis, comtes, barons, suisses, saxons, dragons.

La France d'en haut s'envoie en l'air, la France d'en bas ne chôme pas : "Partout, on est libertin par tempérament, à Paris, on l'est par principe." Petites maisons, folies, théâtres, bordels : sexe et commerce. Les reines d'en bas s'appellent Mme Pâris, dite "Bonne Maman" et Mme Gourdan, dite "la Petite Comtesse". La Correspondance de Madame Gourdan (1783) ou Les Sérails de Paris (1802) sont les témoignages les plus ahurissants de cette frénésie ambiante. Sade est passé par là, bien sûr, Casanova aussi.

Voyons, par exemple, les leçons ou maximes à l'usage des filles du monde, rédigées par une "mère-abbesse" du faubourg Saint-Germain. Article 15 : "Simple, coquette et prude tout à la fois, elle saura que la simplicité attire, la coquetterie amuse et la pruderie retient. Ce sera la base de sa conduite." Article 16 : "Elle n'aura pas de caractère à elle ; elle s'appliquera à étudier avec le plus grand soin celui de son entreteneur, et saura s'en revêtir comme si c'était le sien propre." Simulacres, illusions, dissimulations, et comme le dit si bien Beaumarchais : "Noirceurs filées, distillées, superfines, la quintessence de l'âme et le caramel des ruses."

Bien entendu, la répression de la prostitution est souvent terrible : c'est alors l'horreur de l'hôpital (Salpêtrière, Sainte-Pélagie). La machinerie sociale est observable à l'œil nu, c'est-à-dire "ce destin inconcevable qui sans cesse élève, abaisse, maintient, renverse ministres et catins". Et pourtant, tout continue dans un climat d'ivresse. Les hommes sont des animaux pulsionnels et lubriques : on les tient en main, ils payent, on les remplace quand il faut, ce qui n'empêche pas d'en aimer un de temps en temps (ça arrive).

Regardez comment c'est écrit : "Le soir nous composâmes, la nuit nous agîmes, et le lendemain, il me mit dans mes meubles." Hommage au Palais-Royal (bonjour Diderot) : "Là, on peut tout voir, tout entendre, tout connaître ; il y a de quoi faire d'un jeune homme un petit savant en détail." Rencontres, rendez-vous, goûts, manies, hantise des grossesses ou de la vérole, luxe inouï, misère des "raccrocheuses" ou des "pierreuses", c'est une coupe verticale dans une foule qui semble avoir décidé de n'aller nulle part.

La Révolution va s'ensuivre ("elle a été faite par des voluptueux", dira Baudelaire), mais le prix à payer est très lourd. On voit venir l'orage avec la tombée du sexe dans la politique. La France aristocratique est ruinée, le couple royal va en faire les frais. Louis XVI passe pour impuissant, les libelles contre Marie-Antoinette se succèdent avec une violence stupéfiante. Le grand retournement de la sexualité en esprit de vengeance a lieu (est-ce une fatalité? Peut-être).

Les pamphlets "patriotes" sont obscènes, mais ils visent à l'ordre moral. La reine, surtout, est l'objet de tous les fantasmes. On sent la bourgeoisie furieuse mener le peuple au sang. Voici Le Bordel royal (1790) ou Les Fureurs utérines de Marie-Antoinette (1791). Mauvais vers, brutalité pornographique, rétrécissement du vocabulaire, malveillance, calomnies, lourdeur stéréotypée des situations : le mauvais goût se déchaîne, la rancune et le ressentiment imprègnent tout, la grâce s'éclipse. Le complot puritain passe par l'abaissement des mots et des corps. Les plaisirs étaient donc trop grands? Il faut les terroriser, les falsifier, les abattre. On parlera désormais beaucoup de liberté, mais ça reste à voir.

Philippe Sollers

1. ANTHOLOGIE ÉROTIQUE - Le XVIIIe siècle de Maurice Lever. Ed. Robert Laffont, "Bouquins", 1 200 p.

 

 

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