Philippe Sollers

 

Être assis dans l’oubli

Ce que les vieux chinois ont à nous dire

Quand la Chine s’est éveillée, par Paul-Henri Moinet

Le maître de la Vallée du Diable et le Solitaire de la forêt, c’est aussi cela la Chine

 

  Zhu Da

 

 

 

Caché au cœur de l’apparent, concentré au cœur du naufrage, il traverse tous les phénomènes dans l’allégresse. Ayant appris très tôt la langue des oiseaux, il ne suit que son inspiration et les dieux qu’il aime, n’est l’instrument d’aucun puissant, l’idiot utile de personne. Il pratique la joie, celle qui rend l’espérance inutile, et l’ironie “cette claire conscience de l’agilité éternelle et de la plénitude infinie du chaos” selon Schlegel.

Il a trouvé l’or du temps parce qu’il vit assis dans l’oubli.

“Être assis dans l’oubli, position taoïste classique, signifie être libre, désentravé physiquement et mentalement. On se tromperait en pensant que le personnage dort ou se laisse aller. Au contraire, il voit, il écoute, il observe, avec une attention à chaque détail, comme au moindre mouvement” note Philippe Sollers dans ‘Légende’, son dernier roman. Se délester du surplus de la mémoire qui plombe la vie, qui en empêche l’essor, c’est la façon de résister de Philippe Sollers. Résister à l’infamie, au nombre, à l’ennui. Pour rester du côté du secret, de la beauté, de l’éclaircie, de la fugue, du désir, de la vie divine.

La légende ne s’oppose pas à l’histoire, comme le mythe à la vérité. Elle en est au contraire le cœur mystérieux, le récit secret, son illumination. Il faut vivre de légende pour ne pas devenir un fantôme, pour nourrir sa vie, pour échapper à l’idéologie, à l’opinion qui partout règnent.

Les vieux Chinois s’y connaissent tellement en légendes que leur vie même en est souvent une. La postérité leur a donné des surnoms, on leur prête des vies imaginaires égarées dans des forêts de bambous, chevauchant des grues vivant plus longtemps encore que les tortues.

Le Maître de la Vallée du Diable

Prenez par exemple le Maître de la Vallée du Diable, “un sacré Chinois qui semble avoir vécu entre 390 et 320 avant notre ère dans le royaume de Chu”.

Il nous apprend à “tourner autour du cercle pour se conformer au carré”. Sa méthode? Tenir le pivot, car tenir le pivot signifie “naître au printemps, grandir en été, récolter en automne, conserver en hiver. Telle est la règle du Ciel”. Celui qui suit la règle du Ciel vit au cœur du temps, il ne le redoute plus.

“Le Maître de la Vallée du Diable, “un sacré Chinois qui semble avoir vécu entre 390 et 320 avant notre ère dans le royaume de Chu”, nous apprend à “tourner autour du cercle pour se conformer au carré”. Sa méthode? Tenir le pivot, car tenir le pivot signifie “naître au printemps, grandir en été, récolter en automne, conserver en hiver. Telle est la règle du Ciel”

Le Maître de la Vallée du Diable fait confiance à une table magique, bien plus utile qu’un ordinateur pour traverser la pluralité des mondes possibles. C’est la table des cinq éléments, les cinq éléments fondamentaux chinois et leur cartographie: la Terre au centre, le Métal à l’ouest, le Bois à l’est, le Feu au sud, l’Eau au nord. Nulle vie ne peut être divine si elle n’est pas élémentaire.

Zhu Da

 

 

Sollers n’est l’agent d’aucune cause ni d’aucun parti, agent secret impossible donc à retourner ou à corrompre, il sait que le bonheur est possible mais la joie plus certaine encore, la joie qui est la plénitude du sentiment du réel. Il sait aussi que la création du monde n’a pas eu lieu au début mais qu’elle a lieu tous les jours, pourvu qu’on reste disponible. Mais qui reste disponible? L’amoureux, le musicien, le poète, le chercheur. Les autres s’absentent, ils répètent ce qu’on leur a appris, se conforment à l’ordre du monde tel qu’il fait semblant d’aller. Les autres? Regardez autour de vous pour comprendre.

“Par la joie la beauté du monde pénètre dans notre âme, par la douleur elle nous entre dans le corps” écrivait Simone Weil, juive, chrétienne et taoïste en même temps.

Le Solitaire de la forêt

Douze siècles plus tard, le Maître de la Vallée du Diable trouve un allié chez un poète de la dynastie Tang. L’agent secret de la côte Atlantique, élevé chez Montaigne et Montesquieu, en devient aussitôt le complice. Il l’adopte et nous rapporte ces quelques notes de musique parfaite: “Pour savoir vivre, il faut savoir lire; pour savoir lire, il faut savoir écrire et pour savoir écrire il faut savoir être mort”. Ou alors “Ce que je désire ici-bas, c’est d’épuiser toutes les joies”. Quoi d’autre? “Hôte de la rivière, rejetant les soucis, j’accompagne le vol des mouettes”. Et encore? “La seule chose qui demeure est le grand fleuve” ou mieux encore “J’habite le palais de la vie-sans-fin”.

Appelons cet humble ascendant de Sollers le Solitaire de la forêt. Chute de l’écrivain français sur son ami chinois: “Nul doute que ce sociophobe extravagant serait tenu, de nos jours, en Occident, pour raciste, antisémite, misogyne, homophobe”.

“Pour savoir vivre, il faut savoir lire; pour savoir lire, il faut savoir écrire et pour savoir écrire il faut savoir être mort”

Tous, poètes ou stratèges, s’accordent avec ce principe remarquable du Manuel secret des ‘36 stratagèmes’ qui pourrait être une définition de la vie enfin libre, fébrile et innocente: traverser la mer à l’insu du Ciel.

Ce que le stratège Sunzi traduit en termes didactiques: “Quand vous êtes capable, feignez l’incapacité. Quand vous agissez, feignez l’inactivité. Quand vous êtes proche, feignez l’éloignement et quand vous êtes loin, feignez la proximité”. C’est sans doute ainsi que Mao, n’ayant jamais oublié qu’il faut faire du bruit à l’est pour attaquer à l’ouest, a réussi à prendre le pouvoir, au moins autant inspiré par le style taoïste que par la dogmatique du Parti communiste.

“Et peut-être bien plus que l’ogre censé nous dévorer, la guerre à la Mad Max pour les ressources, la course aux terres rares, les cartes anxiogènes des routes tentaculaires de la soie, la bataille sans vainqueur entre Google et Baidu

Le maître de la Vallée du Diable et le Solitaire de la forêt, c’est aussi cela la Chine. Et peut-être bien plus que l’ogre censé nous dévorer, la guerre à la Mad Max pour les ressources, la course aux terres rares, les cartes anxiogènes des routes tentaculaires de la soie, la bataille sans vainqueur entre Google et Baidu qui vient d’entrer à la bourse de Hong Kong, levant 3 milliards de dollars, ce qui sera sans doute beaucoup plus. Être assis dans l’oubli, c’est le contraire de l’amnésie. Sans cela, la catastrophe est programmée.

 

Paul-Henri Moinet

Le Nouvel Économiste, 01/04/2021

 

 

 

 
 

 

 

 

 

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