février 2011

Philippe Sollers

Le journal du mois

Philippe Sollers

 

Céline

 

Révolutions

Ce qu’il y a de bien, dans les révolutions populaires, c’est qu’elles dévoilent de larges tranches de temps. La révolution est la jeunesse du temps. Qui s’attendait aux embrasements de Tunisie, d’Egypte, de Libye? Personne, et sûrement pas la diplomatie française, qu’on a vue se ridiculiser en quelques jours. Tranches de temps, tranches de mensonges et corruption à tous les étages. Et voici la jeunesse, qui, tout à coup, se soulève, entraîne des foules, tient bon, réveille l’espace verrouillé depuis trente ou quarante ans. Admirable jeunesse, qui semble retrouver le vieux mot d’ordre de la Révolution française: "Vivre libre ou mourir." Beaucoup de morts, en effet, surtout en Libye, des massacres se poursuivent pendant que j’écris ces lignes. Le tunisien Ben Ali, a dit récemment un diplomate français, n’était pas un dictateur, plutôt "un gangster éclairé". Que d’amabilité du monde entier pour les gangsters éclairés! Vous passez de madame Ben Ali et son pillage systématique de la Tunisie à Moubarak à l’énorme fortune, vous arrivez chez le plus sinistre fou, Kadhafi, boucher de son peuple, reçu en triomphe à Paris, il y a trois ans. Souvenez-vous: tapis rouge, courbettes officielles, installation ahurissante de sa tente en plein Paris. Cette visite a-t-elle eu lieu? Peut-être pas, puisque le site de l’Elysée a décidé d’effacer les traces de cette opération à milliards hyper-folklorique. C’est ainsi que le sang fait disparaître, quand il le faut, les images. En réalité, dans ces révoltes multiples, c’est toute une époque qui bascule, et rien, quoi qu’il arrive, ne sera plus comme avant. Walter Benjamin l’a remarquablement noté: "Le désir de rompre la continuité de l’Histoire appartient aux classes révolutionnaires au moment de l’action. Dans la soirée du premier jour de la révolution, en juillet 1848, simultanément, mais par des initiatives indépendantes, on tira des coups de feu sur les horloges des tours de Paris." Oh, vieux temps, dégage! Un seul mot a été crié partout contre chaque gangster plus ou moins éclairé: "Dégage!"

DSK

Pendant ce temps, les petites histoires politiques hexagonales prennent un tour cocasse. Il est passionnant d’apprendre que la première dame de France, Carla Bruni, soudain, n’est plus "de gauche". Elle l’était donc. De son côté, la sympathique Anne Sinclair, après avoir déclaré qu’il fallait être "tordu" pour ne pas trouver son mari "de gauche", nous communique son vote personnel futur: le Messie, attendu par tous les Français, ne devrait pas se représenter au FMI mais briguer le titre de monarque républicain. Les sondages le disent, les médias (c’est-à-dire Dieu) vous l’intiment. Pourquoi pas, donc, un plébiscite évitant les pénibles primaires socialistes? Le socialisme, au fait, c’est quoi? DSK a répondu: "C’est l’avenir, l’espoir, l’innovation." , je dois avouer que j’ai eu une bouffée paranoïde. C’est moi que DSK regardait à cet instant, et c’est en pensant à moi qu’il ciselait sa formule.

Femmes

Le match médiatique entre Carla Bruni et Anne Sinclair sera de toute beauté. Mais attention: Martine Aubry et Ségolène Royal n’ont pas dit leur dernier mot, et Marine Le Pen, avec des sondages en hausse constante, bouscule déjà l’échiquier. Si elle arrive, comme son père autrefois, au second tour, elle sera, bien entendu, écrasée, mais avec un score nettement supérieur. On entendra beaucoup la Marseillaise des deux côtés, à défaut d’un hymne européen qui tarde à venir. Une pensée, tout de même, pour la courageuse Bernadette Chirac; pour le mari, qu’on ne voit jamais, d’Angela Merkel; pour l’épouse de Hu Jintao, peu bavarde; et surtout pour Ruby, la dernière jeune victime astucieuse de l’incroyable Berlusconi. Berlusconi? Un comble de machisme décomplexé, comme les féministes italiennes viennent, paraît-il, de s’en aviser. Mieux vaut tard que jamais.

Machiavel

Je ne saurais trop recommander à Nicolas Sarkozy et à DSK, pour leurs longs et intéressants voyages en avion, la lecture (je n’ose pas dire la relecture) du Prince, de Machiavel. Pour Sarkozy, ceci: "La première conjecture qu’on fait d’un souverain et de sa cervelle, c’est de voir les hommes qu’il tient autour de lui." Et ceci: "Quand tu vois un ministre penser plus à soi qu’à toi, et qu’en tous ses maniements en affaires il regarde à son profit, ce ministre ne vaudra jamais rien et tu ne dois pas t’y fier." C’est peu dire qu’un remaniement ministériel s’impose au Prince: il doit être exaspéré par les énormes gaffes à répétition qui l’entourent. Sarkozy est-il naïf? Abusé? Victime des flatteurs? A la recherche de conseillers plus intelligents? Qu’il m’appelle: je suis l’avenir, l’espoir, l’innovation. Qu’il médite, surtout, cette pensée: "Les hommes se découvrent à la fin méchants, s’ils ne sont pas, par nécessité, contraints d’être bons."

Pour le circonspect DSK, conseil du Prince: "Si quelqu’un se gouverne par circonspection et si le temps et les affaires tournent de telle sorte que sa manière soit bonne, il réussira; mais si la saison change, il sera détruit parce que lui, il ne change pas sa façon de faire." Avertissement: "Ainsi l’homme circonspect, quand il est temps d’user d’audace, en est incapable, et c’est la cause de sa ruine ; et si son naturel changeait avec le vent et les affaires, sa fortune ne changerait pas." Mieux: "Je crois qu’il vaut mieux être hardi que prudent, car la fortune est femme, et il est nécessaire, pour la tenir soumise, de la battre et de la maltraiter." Ah, ces Italiens! Des misogynes incorrigibles!

Pourtant, le 10 juin 1514, Machiavel écrit à un ami: "Amour ne tourmente que ces gens- qui prétendent lui rogner les ailes ou l’enchaîner quand il lui a plu de venir voler à eux. Comme c’est un enfant, et plein de caprices, il leur arrache les yeux, le foie et le cœur. Mais ceux qui accueillent sa venue avec allégresse, et qui le flattent et le laissent s’envoler quand il lui plaît, et quand il revient l’acceptent volontiers, ceux-là sont toujours certains de ses faveurs et de ses caresses, et de triompher sous son empire." Le 3 août, il ajoute: "Dans mes amours, je trouve toujours plaisir et bonheur." Voilà une politique!

 

Philippe Sollers

Le Journal du Dimanche, 27 février 2011

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