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                              | Fitzgerald vers 1935 |    
                             
                             Où en sommes-nous avec la littérature américaine et ses rapports à l'Europe? Je passe sur les lourds
                            best-sellers qui encombrent le marché, et qui sont servilement loués, chaque
                            année, par des médias aux ordres. En anglo-saxon, Virginia Wolf est anglaise,
                            Joyce, irlandais. Que serait Philip Roth, un des derniers écrivains qui
                            méritent ce nom, sans Kafka, Prague, Israël? Hemingway sans Paris et
                            l'Espagne? Fitzgerald sans la Côte d'Azur? Ezra Pound sans Venise? Melville
                            sans l'océan? Faulkner lui-même sans la fin de Sanctuaire au jardin du Luxembourg? Ces questions sont
                            intéressantes à creuser, et l'Histoire, tout simplement, le demande.
  
                           
                             
                             Mort à 44 ans, en 1940,
                            Fitzgerald apparaît aujourd'hui sous un jour nouveau. Ecartons la légende
                            douloureuse, le drame de Zelda, sa femme devenue folle, les complaintes
                            sur la vie comme démolition, la présence massive de l'alcool. Deux volumes en
                            Pléiade montrent l'étendue du malentendu. Fitzgerald a énormément travaillé,
                            vous tombez à chaque instant sur des nouvelles épatantes, et ses grands romans
                            sont là, plus brillants que jamais. Les Heureux et les Damnés (1922), Gatsby le magnifique (1925), Tendre est la nuit (1934). A 27 ans, il est en pleine possession de son art. Portraits, dialogues,
                            fêtes, bals, maisons, amours contrariés, diagnostic sur une société qui
                            s'étourdit dans les années folles, il est le héros masqué et prophétique de ce
                            qui va arriver à l'Amérique : l'argent commande tout, le cinéma va tout avaler,
                            la folie rôde.
                            
                           
                             
                              Voici Anthony
                            Patch, dans Les Heureux et les Damnés : «Il semblait n'avoir hérité de
                              rien d'autre que de l'immense tradition de la faillite humaine, cela, et le
                              sentiment de la mort.» La toute jeune Amérique fait vieillir à vue d'oeil celle d'aujourd'hui, gendarme géant et empesé de la
                            planète. La jeune Amérique était européenne et gaie, elle est devenue mondiale
                            et provinciale, sa puissance révélant une impuissance ancienne que le
                            temps se charge de dévoiler. En 1922, Fitzgerald est le roi de cette nouveauté
                            bouleversante. On se l'arrache dans la presse, il rend jaloux son
                            ami-ennemi Hemingway, il est incomparable dans les figures de femmes,
                            Gloria, Daisy, Rosemary, Nicole, touches légères, peau, cheveux, vêtements,
                            ruminations narcissiques, naïveté, énergie, froideur. On
                              oublie trop que Tendre est la nuit est
                              un roman largement médical, où le narrateur, psychiatre, épouse, pour son
                              argent, une schizophrène qui va aller de mieux en mieux pendant qu'il ira, lui,
                              de plus en plus mal. « Pour lui, le temps était d'abord immobile, puis des
                                poignées d'années se précipitaient d'un coup, comme un film qu'on rembobine à
                                toute vitesse, mais, pour Nicole, les années s'enfuyaient au rythme des
                                pendules du calendrier et des anniversaires, avec, de surcroît, l'émotion
                                poignante de voir sa beauté se faner peu à peu. »
                              
 
                             
                              Les femmes et les hommes ne vivent pas
                            dans le même temps. Elles se décomposent à l'extérieur, eux à l'intérieur. Le
                            malentendu entre les sexes est total, parcouru par des bouffées d'illusions. Gatsby, par exemple, est soutenu dans son obsession par «
                              la colossale vitalité de son illusion ». Il donne des réceptions
                            splendides pour se rapprocher de Daisy, dont la voix est « pleine d'argent
  ». De son côté, Dick est rongé par une fêlure de plus en plus sensible («J'essaie
    de sauver ma peau»), tandis que Nicole le détruit par sa guérison
      même. Réflexion d'un personnage masculin : « Dans ses moments
        d'insécurité, il était hanté par l'idée que la vie pourrait, après tout, avoir
        un sens. » Donner un sens à la vie, c'est chercher la sécurité, tenter de
      colmater la fêlure, en pure perte, puisqu'elle poursuit son chemin à travers
      les corps. Beaucoup de bruit et de fureur pour rien, même si le vin « donne
        une sorte de panache à l'échec ». La société spectaculaire? «La
          plupart des femmes encore présentes se disputaient avec des hommes supposés
  être leurs maris. » L'Amérique est un titan qui s'appelle déjà « Titanic ».
      Musique de la phrase de Fitzgerald : « C'est ainsi que nous roulons vers la
        mort, dans la fraîcheur du jour finissant. »
  
 
                             
                              Le désespoir de Fitzgerald n'est jamais
                            lourd ni vulgaire. Pas de pornographie, pas de mots crus, une cruauté
                            d'autant plus efficace qu'elle est élégante et légère. C'est un créateur d'instants
                            idylliques et dangereux, capable de susciter chez autrui, comme le Dick de
                            Tendre est la nuit, « un amour éperdu, inconditionnel ». Il y a une
                            magie Fitzgerald (« la magie du Sud, brûlant et doux ») passant de la
                            comédie à la tragédie: «Se retournant parfois, il contemplait avec
  épouvante les carnavals d'affection qu'il avait orchestrés, comme un général
                              laissant son regard s'attarder sur un carnage qu'il a ordonné pour assouvir une
                              soif de sang impersonnelle. » On pourrait penser qu'il est désemparé, mais
                            non, il retrouve vite « sa voix d'autrefois, la voix plaisante du
                              conspirateur, dispensateur de tant de plaisirs, de mauvais tours, de largesses
                              et d'enchantements ». Dans « Gatsby », Nick, le
                            narrateur, parle ainsi: «Chacun de nous s'imagine posséder au moins l'une
                              des vertus cardinales, et voici la mienne: je suis l'une des rares personnes
                              honnêtes que je connaisse. »
                            
 
                             
                             Fitzgerald, admiré par
                            Picasso, est un des rares écrivains honnêtes : il ne cache rien de sa
                            défaite, transformée en victoire posthume. Il est très précis: ses
                            monologues de personnages féminins sont d'une justesse impressionnante. Il
                            parle une fois d'« avenir orgastique». Son éditeur n'aime pas ce mot, et
                            un autre éditeur, plus tard, le change en « orgiastique ». Pourtant,
                            dans une lettre, Fitzgerald est très clair: « "Orgastique" est
                              l'adjectif formé à partir d'"orgasme", et il exprime précisément
                              l'extase que je veux évoquer. » Les éditeurs et les lecteurs, en bons
                            névrosés, rêvent de vagues orgies. Pas l'auteur, qui fait état d'une expérience
                            personnelle, et note froidement ailleurs: «Je ne suis pas homme à faire
                              l'amour à un iceberg. »
                              
 
                             
                              La vie de ce dernier nabab, apparemment
                            superficiel (c'est là où il a trompé tout le monde), est un voyage
                            maîtrisé au bout de la folie. Il aboutit, à la fin de Tendre est la nuit,
                            ce roman plein de larmes, à une étrange et dérisoire bénédiction universelle,
                            donnée aux baigneurs et aux baigneuses allongés comme sur « un éblouissant
                              tapis de prière » : « Il se mit debout, chancelant un peu; il ne se sentait
                              plus aussi bien ; son sang coulait lentement dans ses veines. Il leva la main
                              droite, et, tel un pape, du haut de la terrasse, bénit la plage d'un signe de
                              croix. »
                            
 
                             
                           PHILIPPE SOLLERS
                            
                           
                             
                           Le Nouvel Observateur du 18 octobre 2012   Romans, nouvelles et récits, tomes I et II, par F. Scott
                            Fitzgerald, édition établie par Philippe Jaworski,
                            Gallimard, Pléiade, tome 1,1648 p., 70
                              euros. Tome II, 1792 p., 70 euros (prix de
                                lancement jusqu'au 31 janvier 2013: 62,50 euros pour chaque tome, 125 euros
                                pour le coffret).
  
 
                             
                           
                             
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