En décembre 1945, à 130 kilomètres de Louxor, des paysans égyptiens tombent soudain sur des papyrus enfouis là depuis la fin du IVe siècle: le trésor de Nag Hammadi, une bibliothèque gnostique. Un an plus tard, à Qumran, ce sont les manuscrits dits de la mer Morte qui sont mis au jour. Enfin, un peu plus tôt, la grotte de Lascaux surgit dans toute sa splendeur millénaire. Pourquoi rapprocher ces événements? Parce qu’ils semblent défier la grande catastrophe de la première moitié du XXe siècle, comme une insurrection vibrante du temps.
Gnose, en grec, veut dire «connaissance». Un gnostique est donc un «connaissant», c’est-à-dire quelqu’un qui pense que le salut passe par une expérience directe de la divinité l’arrachant à la mort. Vous ouvrez ces textes éblouissants, et ils vous parlent ouvertement, mais aussi de façon cachée, d’une extraordinaire bonne nouvelle à comprendre, ici, tout de suite, comme dans un éternel présent. Ce sont des évangiles: Evangile selon Thomas, Evangile selon Philippe, Evangile de la Vérité, et bien d’autres. Ils ont été assez vite rejetés en dehors des Evangiles dits canoniques (les quatre), et déclarés «hérétiques», on comprend vite pourquoi. S’il est juif, le gnostique est déjà hétérodoxe; s’il est grec, il s’oppose à la philosophie et à toute valorisation du cosmos; s’il est chrétien, il ne rentre pas dans le rang, il tient la Loi, la foi, les œuvres et les règles pour des valeurs inférieures et communautaires bonnes pour les simples croyants.
Le gnostique ne veut pas «croire», mais connaître. Il pense qu’il a été jeté dans ce monde par erreur, par oubli de sa propre identité lumineuse, qu’il est donc en captivité, en prison, du fait de la génération qui s’oppose à une régénération. Il met en question un «dieu jaloux», un démiurge qui a pris la place du vrai Père, lequel n’a été révélé que par son Fils dans sa mort et sa résurrection. Jésus est le Vivant et voici sa première «parole cachée»: «Celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas la mort.» Si on demande au gnostique d’où il vient, il peut répondre: «Je suis né de la lumière, là où la lumière s’est produite d’elle-même.» Rien que ça. On voit la prétention.
Inutile de dire que ces étranges solitaires (parfois regroupés en communautés, vite dispersées ou dissoutes) ont été persécutés, réprimés, moqués, méprisés, sans cesse attaqués et parfois tués. Quand ils enterrent leurs livres, en Egypte, leur sort est réglé, mais presque deux mille ans après c’est comme s’ils étaient là, près de vous, à travers les foules. «Je suis un son qui résonne doucement existant depuis le commencement dans le silence. » Ou bien: «J’entends avec ma force de lumière.» Ou bien ce début de l’Evangile de la Vérité : «Joyeuse est la Bonne Nouvelle de la Vérité pour ceux qui ont reçu de la part du Père de la Vérité la grâce de le connaître, par la puissance de la Parole qui émane de la plénitude – Parole qui résidait dans la Pensée et dans l’Intelligence du Père. C’est elle qui est dénommée “Sauveur”, car tel est le nom qu’elle devait accomplir pour le salut de ceux qui en sont venus à ignorer le Père, tandis que le nom de Bonne Nouvelle est la révélation de l’espoir puisque, pour ceux qui sont à sa recherche, il signifie la découverte.»
Puissance de la parole: c’est elle qui réveille et fait signe vers la lumière, c’est-à-dire vers la plénitude, le royaume, le paradis vrai. L’erreur est née d’une déficience, d’une usurpation perturbatrice, de l’angoisse et de la peur produisant un «brouillard». La condition mortelle est une question d’ignorance et d’oubli. Le gnostique, en revanche, veut remonter à sa propre source, se connaître lui-même comme étant beaucoup plus précieux que sa propre personnalité abusée, falsifiée, par toute une bureaucratie céleste et humaine, trop humaine. Le monde, la société sont un cadavre, et celui qui a identifié ce cadavre, le Mal
lui-même, est sauvé, on peut même dire qu’il ressuscite sur place. La gnose est ainsi la science d’un nouveau temps, ni cyclique ni linéaire, un temps de saisissement et de foudre que connaissent les «pneumatiques», c’est-à-dire les spirituels, alors que les «hyliques» se traînent dans la matière et les «psychiques» dans un milieu flottant. Pas de milieu pour le gnostique, il va aux extrêmes, il ne s’agit pour lui ni de psychologie ni de morale (il peut vivre dans l’ascétisme comme dans la débauche, le problème n’est pas là). Il veut se rassembler, s’unifier, être vivant issu du Vivant, rejoindre le commencement: «Heureux celui qui se tiendra dans le commencement, et il connaîtra la fin, et il ne goûtera pas de la mort.» Ce qui résonne ici, à l’encontre de toutes les conventions (travail, règles communes, richesses, report au lendemain), est une urgence passionnée, comme dans cette prière de l’apôtre Paul: «Sauveur, sauve-moi, car moi je suis à toi, je suis issu de toi. Tu es mon intellect, engendre-moi. Tu es mon trésor, orne-moi. Accorde-moi ce qui est parfait, ce qu’on ne peut pas saisir.» Prière pathétique de ré-engendrement par l’Intellect qui fait du gnostique quelqu’un qui devient ce qu’il est, ce qu’il n’a jamais cessé d’être. « Bienheureux celui qui est avant d’avoir été. Car celui qui est a été et sera.»
On a donc appelé «hérétiques» ces témoins de la vérité vivante. Qu’ils aient été rejetés comme «élitistes», cela va de soi. Cependant, on retrouve leur marque partout, dans la mystique, mais aussi dans la philosophie, par exemple chez Spinoza et son célèbre «Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels». Leur cheminement souterrain passe par l’hermétisme, l’alchimie, la Kabbale. On les entend chez Copernic, Kepler et Newton, ils sont là à la Renaissance, très visibles dans «la Flûte enchantée» de Mozart, dans la franc-maçonnerie et le romantisme, chez Nietzsche, Kafka, Joyce, Bataille, Artaud et aujourd’hui, dans notre basse époque de décadence spectaculaire, sous des masques divers au dehors, ou dans les nouvelles catacombes. Qui a dit: «Le devenir-falsification du monde est un devenir-monde de la falsification»? Le gnostique Debord. Mais écoutons encore l’Evangile selon Philippe: «Ce monde est un mangeur de cadavres. Aussi tout ce qu’on y mange est mortel. La vérité est une mangeuse de vie, voilà pourquoi aucun de ceux qui sont nourris de vérité ne mourra.» Ou encore l’Evangile d’Eve: «Je suis toi et tu es moi, et, où que tu sois, moi je suis là, et je suis en toutes choses disséminé, et d’où que tu le veuilles tu me rassembles, et, en me rassemblant, tu te rassembles toi-même.»
Philippe Sollers
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