Philippe Sollers

 

 

 

 

Gallimard, Parution : 16 novembre 2023

 

 

« Contrairement aux apparences, je suis plutôt un homme sauvage, fleurs, papillons, arbres, îles. Ma vie est dans les marais, les vignes, les vagues. »
Philippe Sollers, Agent secret

 

 

 

photo : Francesca Mantovani

 

 

 

 

sollers au fond en hommage aux aventuriers
Paradis (1981)

 

 

 

 

Sollers à l'infini

Par ANTOINE GALLIMARD

 

 

Cher Philippe,

Il m'est revenu que tu avais ouvert d'un « Requiem » l'aventure de ta revue Tel Quel, au printemps 1960. Un texte court, distant, presque clinique que tu avais consacré aux funérailles d'un de tes amis de jeunesse, Pierre de Provenchères, tué en soldat en Algérie ; un texte sans lyrisme qui renvoyait à l'insignifiance des hommages rendus aux disparus, aux éloges dérisoires, aux drapeaux, aux plaques commémoratives. En l'évoquant, tu confiais encore récemment que toutes les cérémonies de « recouvrement » de la mort t'étaient extraordinairement pénibles. « Là-dessus tout le monde ment », disais-tu, bien sûr de ton fait. Et la vérité la seule vérité peut-être, qui disait en creux tout le prix que tu accordais à la vie (tu me disais souvent « Carpe diem »), c'était celle mise au jour par Baudelaire dans ce poème des Fleurs du mal que tu aimais tant, dédié à une servante au grand cœur qui, éplorée, « dort son sommeil sous une humble pelouse ».

Ce silence de compassion et d'amitié complice, nous le devons à toi qui as beaucoup vécu, à toi qui as aimé la vie autant que tu as su t'en préserver, par ton agilité, cette sollertia dont tu as tiré ton nom de plume, dans le sillage des mille ruses d'Ulysse. Chaque moment de ton œuvre, d'Une curieuse solitude à La Deuxième Vie, ton dernier texte hélas inachevé, exprime à sa manière cette double constance qui te caractérise et qui se prolonge dans notre souvenir affectueux et admiratif : la pleine adhésion à ce qu'est la Création et à ce que les femmes et les hommes, au meilleur d'eux-mêmes, sont susceptibles d'y ajouter; la méfiance instinctive à l'égard de la fausse monnaie des valeurs admises, comme dirait Nietzsche, à l'égard de toutes les mauvaises raisons que nous nous imposons pour nous masquer ce que nous sommes. Écrivain, tu avais horreur des écrans ; « tutto fatto a mano », comme une garantie d'authenticité (celle, exemplaire, du clarinettiste de jazz manouche), comme un repoussoir aux écueils de l'abstraction, aux filtres flatteurs, aux discours convenus. « La beauté sur fond noir, voilà le vrai. »

Tu n'as jamais manqué une occasion pour rappeler que la littérature, la poésie étaient une guerre. Une guerre essentielle, une guerre de position, une guerre amoureuse. Il y avait quelque chose en toi du moine soldat (et la NRF, j'ai la faiblesse de le penser, fut l'un de tes ermitages), gardien de cette forte expérience de la liberté que constitue la création littéraire et artistique. Vigile, tu as alerté la troupe du péril social que constitue, en ce temps qui est le nôtre, l'indigence de pensées. Ton amour des citations littéraires, tu l'as merveilleusement rappelé ne relevait pas d'une volonté de briller ; il était l'expression de ton désir insatiable de recueillir en archéologue les « preuves de l'exercice de la pensée humaine », comme tu le disais. L'or du temps, la grâce des mots, contre l'oublieuse mémoire.

Bien sûr, tu as pu parfois tromper ton monde dans ce costume d'homme pressé, avec ton art de la conversation s'apparentant plus au geste allègre et précis du pêcheur à la mouche qu'à l'acharnement du lourd pêcheur à la traîne, harnaché à son bateau. Mais, comme l'a écrit l'un de tes maîtres, « dans la pensée, toute chose devient solitaire et lente ». Cette solitude et cette lenteur, je sais bien qu'elles étaient celles de ton travail d'écrivain, ce territoire secret en prise avec le monde mais aussi disponible à une forme de grâce - celle des musiciens, celle du divin Mozart tenant la manivelle de « la petite boîte à musique céleste ».

Tu aurais rêvé - il suffisait de t'entendre lire à haute voix pour le comprendre - être musicien ; poète, romancier, essayiste, et même éditeur, tu aspirais à exprimer « toute la mélodie du monde », comme disait Céline, et y ajouter ta part, « donner aux autres la chanson », avec les moyens infinis du langage. Je me demandais parfois pourquoi tu qualifiais de romans tes derniers essais. Je le comprends peut-être mieux aujourd'hui ; c'est que le souffle qui les animait était le même, il était le tien au sens le plus intime et relevait d'une même aspiration, inlassable, celle de célébrer le pouvoir des mots libres.

« Le pouvoir des mots », c'est le titre de l'un des premiers textes que tu aies donnés à La NRF de Jean Paulhan, où ton aîné et ami Francis Ponge t'avait présenté, il y a très exactement cinquante ans. Un très curieux divertissement à trois voix, un peu farfelu par sa manière, dont le propos était de donner des exemples de la façon la plus naturelle du monde, la plus inopinée, dont les mots prenaient leur place dans l'existence. Parmi ces pouvoirs presque magiques, il y avait celui de déclencher le rire en révélant à l'homme ce drôle de sentiment d'exister. Une grâce à tes yeux, cher Philippe, nourrissant cet espoir, comme tu le faisais dire alors à l'un de tes personnages, que « Dieu existe au moins comme humoriste ».

Gardons au chaud cette hypothèse. Et tenons-nous-en au vœu qui réunit tes amis fidèles cet après-midi et qui saura sécher nos larmes autant que les tiennes. Que la promesse des « oiseaux nés libres », comme ceux que tu aimais observer en Ré, te soit tenue, mon cher Philippe: « Où que nous allions, tout devient libre et ensoleillé autour de nous !» Nous ne pouvons en douter.

 

Antoine Gallimard

 

 

 

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Hors-serie-Litterature/Hommage-a-Philippe-Sollers

 

 

 

 

Sollers

 

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