janvier 2011

Philippe Sollers

Le journal du mois

Philippe Sollers

 

Céline

 

Protectorat

 

   Ne vous plaignez pas: vous avez désormais plus qu’un Président, un Protecteur. La stature de Sarkozy augmente, voyez-le au G20, appréciez sa mobilité, ses connaissances, sa vision mondiale, sa lucidité dans la crise. On parlait autrefois de « protectorat » pour la Tunisie et le Maroc, mais le Protectorat, maintenant, c’est la France. Peut-être aurez-vous le choix entre un protectorat de droite ou un protectorat de gauche. Sarko ou DSK? Les deux, bien sûr, la situation est trop grave pour se passer de toutes les dimensions possibles. Allons, récriminez tant que vous voulez, l’important c’est que vous serez protégés.

 

   Depuis les palais de Marrakech, où il fait si bon vivre, et qui ne semblent pas être touchés pour l’instant, par la révolution tunisienne, la France comme Protectorat s’offre à vos yeux enchantés. Pourvu que le Maroc tienne! Que l’Algérie ne déborde pas! Que l’Egypte reste stable! Pourvu que Ben Laden ne se mêle pas de tout ça! Mme Alliot-Marie n’a pas agi assez vite: il fallait envoyer des forces de police françaises à Tunis, la proposition est venue trop tard. Ce petit Mai 1968 aurait vite été étouffé dans l’oeuf, et Ben Ali serait encore là, flanqué de sa grosse épouse qui est quand même partie en emportant 1,5 tonne d’or en Arabie saoudite. Ne me dites pas qu’il pourrait y avoir un jour des émeutes à Marrakech. Je tremble à cette seule idée, on abîme mon luxe.

 

   Prenez maintenant l’avion, ou un hélicoptère, et rendez-vous à Jarnac, dans un cimetière. Là, en famille, vous vous recueillez devant les restes d’un ancien grand Protecteur, François Mitterrand. Cette lourde cérémonie funèbre pose quand même un problème de fond. Qui hérite aujourd’hui de cet imposant monarque? Un protecteur ou une Protectrice? Martine ou Ségolène? Ou les deux? Vous laissez tomber les autres candidats, trop flous, inexpérimentés, déjà usés. Vous vous rappelez le mot mystique de l’ancien protecteur : « Je crois aux forces de l’esprit, je ne vous abandonnerai pas. »

 

Le soleil brille à Marrakech, l’esprit souffle à Jarnac. Mais Jarnac, qui rime malencontreusement avec arnaque, c’est beaucoup plus que Jarnac. Ecoutez bien: un silence de sphinx vous interpelle, les pyramides se détachent dans le clair-obscur. Les mystères financiers du Haut Protectorat vous échappent. Comment pourriez-vous imaginer ce qui se passe vraiment dans les banques, au G20, ou au FMI? Qui vous protégera le mieux? Attendez, attendez, la réponse mûrit dans l’ombre.

 

Marine

 

   On n’a jamais entendu parler du père de Jeanne d’Arc, mais voici Marine Le Pen, bon sang ne saurait mentir. Elle embrasse son papa démodé, elle l’avale, elle le double sur sa gauche, et, au fond, les contraires passant les uns dans les autres, cette solide blonde au sourire carnassier ferait une très bonne candidate du Parti communiste français. Evidemment, ce qu’elle dit ne tient pas debout, mais ça n’a aucune importance. La fibre populaire est là, un troublant charisme, une volonté à toute épreuve, un prénom magique. Il paraît que le Haut Protectorat s’inquiète de sa montée en puissance. Une diabolique surprise n’est donc pas exclue, sa présence au second tour de l’élection présidentielle, comme lorsque Chirac l’a emporté sur papa avec 82 % des voix. Ce serait beau: drapeaux français contre drapeaux européens, des foules survoltées, et, en face de Marine, qui? Le sauveur DSK, ou la sauveuse Martine? Ne rêvons pas: le franc ne reviendra pas, l’euro tiendra le coup, grâce aux Chinois.

 

Battisti

 

   Je n’arrive pas à comprendre comment un intellectuel ou un écrivain par manque d’imagination peut désirer la mise en détention de qui que ce soit, surtout quand les faits reprochés à un être humain remontent à plus de trente ans. C’est le cas de Battisti, dont Antonio Tabucchi réclame l’extradition vers l’Italie, sur fond d’hystérie italienne. La Vénétie vient ainsi d’interdire la vente des livres des irresponsables qui ont soutenu Battisti. Que mes livres disparaissent de Venise me fait un drôle d’effet. On les retrouvera peut-être un jour dans tel ou tel appartement vénitien, quand le nom de Tabucchi ne dira plus rien à personne. S’il fallait encore une preuve de la régression générale où nous vivons, celle-là me suffirait amplement.

 

Céline

 

    Je ne comprends pas non plus ce cliché répété sans cesse à propos de Céline, « Très grand écrivain, mais parfait salaud ». J’attends que ceux qui emploient ce genre de formule m’expliquent ce qu’est pour eux « un très grand écrivain ». En général, comme ils n’ont pas lu grand-chose, ils bafouillent. Je préfère m’abstenir de rentrer dans cette polémique interminable, truquée et vaseuse. Parler d’un écrivain sans le citer est, de toute façon, une imposture. Je choisis donc de laisser la parole à l’accusé.

 

   Céline, en 1948, en exil au Danemark où il vient de passer dix-huit mois en prison dans le quartier des condamnés à mort, a la vision d’une « planète de fous homicides ». Il est allé chercher le Diable, il l’a trouvé, il est en enfer, et l’enfer est beaucoup plus médiocre que prévu: « On voudrait un peu de véritable luciférisme, on ne rencontre que de prudents rentiers de l’horreur. » Il écrit des choses comme ça: « Le temps ne s’efface pas chez moi, il grave. » Ou bien : « Si je cesse de danser une seconde, la mort m’emporte. » Il danse donc, avec son « moulin à prières » interne, dans le couloir de la mort.

 

 

   Et aussi: « Pauvre destinée que la nôtre sur la route des étoiles ! Embûches, mirages, gouffres, néant ! C’est trop pour nous. » Ou bien: « Il faudrait écrire des romans du matin au soir. » L’embêtant, c’est la terrible jalousie des autres (écrivains, critiques, journalistes): « Une méchanceté envieuse, lâche, imbécile, féroce, implacable, naturelle, banale, fastidieuse, c’est ça l’opinion. » Autrement dit « la médiocrité vexée », la pire. Et enfin : « Priez le Diable pour moi, il va plus vite que le Bon Dieu! Tout le prouve. » Vous entendez enfin la voix de Céline? Non? Tant pis.

 

 

Philippe Sollers

Le Journal du Dimanche, 30 janvier 2011

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