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                            Jeunesse du surréalisme
                           
                             
                                Le 2 juillet 1925, un banquet est
                            donné à Paris, à la Closerie des Lilas, en l'honneur du poète Saint-Pol-Roux.
                            Une vieille écrivaine célèbre, Rachilde, clame, de façon patriotique, que
                            jamais une Française ne pourra épouser un Allemand. De jeunes énervés «
                            surréalistes » sont là, notamment un type de 24 ans qui explose, se met à la
                            fenêtre, et crie : «A bas la France ! Vive Abd el-Krim !» Son nom ? Michel Leiris. Le lendemain, il écrit à
                            son ami Jacques Baron, 20 ans, qui accomplit son service militaire en Algérie :
  « Je vous écris, le visage et les jambes tout endoloris des coups que j'ai
                            reçus hier... Il paraît que j'ai mérité la mort pour avoir laissé échapper
                            quelques cris du cœur, et la foule a voulu m'écharper. J'en suis heureusement
                            quitte pour quelques ecchymoses et une forte courbature. »
  
                            
                            
                              Crier « A
                            bas la France ! » et « Vive Abd el-Krim ! » en 1925, ce serait hurler la même chose
                            aujourd'hui, à l'Arc de Triomphe, en remplaçant Abd el-Krim (tueur de soldats français à l'époque,
                            pendant la guerre du Maroc) par « Vive Al-Qaida ! ». Ces jeunes gens sont fous,
                            et on appréciera la retenue de Leiris dans sa lettre, quand on sait (notes
  épatantes de cette Correspondance inédite) qu'il a été rossé par la
                            foule attroupée devant la brasserie, qu'il lui a échappé grâce à des policiers,
                            lesquels l'ont eux-mêmes roué de coups au poste où il a été conduit. Un autre
                            ami, du nom de Louis Aragon, raconte à Baron : « Tu sais qu'on a failli se
                            faire tuer (mais vraiment), tu as vu ça dans les journaux. Leiris a été abominablement
                            arrangé. Ça a été fantastique, terrible et merveilleux. »
  
                            
                            
                             La presse de
                            l'époque réagit violemment. Ces terroristes sont des « aspirants-apaches,
                            métèques du cloaque toléré de Montparnasse, où pullulent les indésirables, les
                            espions, les peintres fous... Ces jeunes bourgeois peints en rouge veulent
                            ouvertement la mort de tout ordre français et crient très haut leur goût pour
                            la trahison. Ils souillent les morts, et s'assemblent pour frapper une femme ».
  
                            
                            
                             Le spectre de
                            Mai-68 se profilait donc déjà en 1925 ? Heureusement, après tous ces
                            débordements catastrophiques, les principaux agitateurs de ce lointain passé
                            effervescent ont disparu ou ont été mis hors d'état de nuire. L'un d'eux a même
  été décrété, il y a peu, « trésor national ». Certes, on continue à repérer,
                            ici ou là, des individus réfractaires, que le journal Le Monde, dans son
                            supplément littéraire, ne manque pas de stigmatiser : ce sont les « sentinelles
                            du politiquement incorrect », les «prétendus marginaux qui règnent sur l'époque
  » (des noms ! des noms !). Décidément, une certaine fureur (c'est le mot
                            préféré de Leiris à l'époque, comme celui d'Antonin Artaud, sans parler de ces
                            fous furieux que sont aussi Breton et Bataille) doit être matée.
                            Périodiquement, la censure y veille, et peut-être, en 2013, plus que jamais.
                            D'où l'importance de ces témoignages historiques (les dates, les clans, les
                            ruptures, les engagements), et l'atmosphère passionnelle qui s'en dégage,
                            parfois de grande amitié.
  
                            
                            
                             Leiris et Baron
                            ont beaucoup traîné ensemble, la nuit, dans les bars et les boîtes de
                            Montmartre et de Montparnasse. L'alcool coule à flots, il y a le jazz, le
                            cinéma, les femmes, et, très vite, le tourbillon surréaliste. Leiris sera très
                            actif, Baron, plutôt paresseux, non. Baron dira en 1965 : « A 17 ans, j'étais
                            un espoir du surréalisme et j'ai dû me complaire dans cette idée. Je le suis
                            resté... Comme si on restait toute sa vie un espoir. » Ni lui ni Leiris ne sont
                            faits pour la discipline de groupe (d'où la rupture avec Breton, qui leur
                            reproche leur mode de vie). Curieusement, ces deux-là resteront très proches.
                            Leiris à Baron : « Sachez que vous êtes le meilleur de tous mes amis, le plus
                            sensible, et que je ne pense jamais à vous sans une grande émotion. » Baron à
                            Leiris : « Adieu, Michel, je vous aime beaucoup. Comme la poésie. » Ils se
                            vouvoient, comme Breton vouvoie tout le monde, sauf Aragon (ça finira mal). Les
                            questions politiques (communisme ou pas) vont diviser les uns et les autres, la
                            référence centrale restant, pour Leiris et Baron, le fantôme de Jacques Vaché. Leiris : «Je préférerai toujours de beaucoup Vaché, vous le savez, qui se piquait d'être avant toute
                            chose un jeune homme à la mode, à tous les révolutionnaires organisés que nous
                            connaissons. » Et Baron, en 1933 : « Moi toujours un peu voyou. Je compte
                            devenir tout à fait gentleman-voyou d'ailleurs. »
  
                            
                            
                              En 1931,
                            Aragon, après la publication de son poème Front rouge, est inculpé pour
                            incitation des militaires à la désobéissance et appel au meurtre. On ne voit
                            pas un leader d'extrême gauche réciter aujourd'hui ces vers insurrectionnels :
  « Dépasse la Madeleine Prolétariat/ Que ta fureur balaye l'Elysée. » On connaît
                            la suite, et le long séjour d'Aragon dans le bunker du Parti communiste.
                            Leiris, à l'époque, est tout de suite très lucide: « La folie a été selon
                            moi de chercher à identifier la poésie avec la propagande politique. » On
                            voit bien comment tout bascule dans les années 1930. Baron : « La haine
                            des milieux mondains s'affirme farouchement contre les surréalistes et
                            sous-produits. C'est naturellement aussi dégueulasse que leur affection
                            imbécile d'avant. » Leiris, après son aventure chez les Dogons en Afrique (L'Afrique
                              fantôme), et avant de commencer La Règle du jeu, parle, en 1933,
                            d'un « chimérique désir d'on ne sait quelle réhabilitation ». « Près de quatre
                            années durant lesquelles j'ai changé de milieu n'ont fait que me rapprocher de
                            mes amis et me montrer - en me faisant toucher du
                            doigt le manque complet d'humanité qui sévit dans les autres milieux - combien
                            notre milieu à nous, en dépit de tous nos défauts, faiblesses, bêtises, etc.,
                            vaut mieux et à quel point il se révèle, en fin de compte, le seul possible des
                            milieux. » Leiris a 32 ans, il est en plein cafard, rien ne va plus pour lui,
                            ni son mariage, ni sa cure psychanalytique, ni ses voyages, ni son activité
                            prétendument révolutionnaire pour masquer le vide (il tentera de se suicider en
                            1957). Il reste quoi ? La «petite bande » d'autrefois, l'amitié «peu commune ».
                            Cette amitié, on la lit aussi dans une notation de Baron à propos de Georges
                            Bataille. Ils sont dans un bar, l'atmosphère est vulgaire, et Baron écrit : «
                            Bataille est vraiment très gentil et il a la rareté d'un cœur d'or, il est un
                            peu tapé, moi aussi. » Qui a jamais parlé du « cœur
                            d'or» de Georges Bataille ? A ma connaissance, personne.
  
                            
                            
                             En réalité, ce qui
                            frappe le plus, par rapport à notre époque étriquée et sinistre, c'est
                            l'importance que tous ces nouveaux venus attachaient à la poésie. Pas à la
                            poésie des « poèmes », bien sûr, mais à celle de l'expérience intérieure de
                            vivre, fête ou tragédie. Revendication de liberté chez Leiris : « Je ne peux
                            vivre que dans l'antithèse et le changement. » De sensibilité, chez Jacques
                            Baron, cet enfant perdu du surréalisme : « Il y a quelque chose qui unit les
                            gens, une question de chair, de peau (affinités électives si l'on veut), qui
                            dépasse l'idéologie. »
  
                               
                             
                           PHILIPPE SOLLERS
                            
                           
                             
                           Correspondance
                            Michel Leiris-Jacques Baron, édition établie, annotée et préfacée par
                              Patrice Allain et Gabriel Parnet, éditions Joseph K.,
                              2013. 
                             
                             
                             
                           
                            
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                              | Michel Leiris à Venise, septembre 1952 | Jacques Baron chez Picabia, 1923 |    |