juin 2008

PHILIPPE SOLLERS

Le journal du mois

 

 

Foot

Ces lignes paraissent le jour de la finale de l’Euro, dont tout laisse penser qu’elle sera d’une grande intensité historique. Je vais droit au but : les Turcs m’ont étonné, les Russes m’ont un moment ébloui, mais ils se sont brusquement liquéfiés devant les Espagnols. Le match ultime va donc être Allemagne-Espagne. Qui fera une fête hypernationale, Berlin ou Madrid ? Réponse ce soir. Je penche pour Berlin et Ballack, mais on verra bien. Que dire, d’ailleurs, après le naufrage des Bleus et l’humiliation de la France ? Qu’ajouter au spectacle grotesque de Domenech annonçant son mariage avec son Estelle, pendant que ses joueurs crient de douleur ou d’accablement ? C’est un des plans les plus étranges jamais vus à la télévision. Un radeau de la Méduse, des marins écrasés, et le capitaine qui fait sa demande en conjugalité pour tout commentaire. Puissance de la substance féminine sur les corps mâles ! Estelle est à l’amiral bleu ce que Carla est au Président.

Album

Très bon sujet de philosophie au baccalauréat : « Peut-on désirer sans souffrir ? » La réponse suggérée est évidemment « non », car chacun sait, ou devrait savoir, que le désir reste toujours insatisfait, embarrassé, romantique. Le bon candidat aura donc eu avantage à faire ressortir les dangers et les impasses du désir. Malheur à la copie insolemment libertine.


Là-dessus, Libération fait sa une sur Carla Bruni, avec cinq pages à l'intérieur, grandes photos comprises. Ce n'est qu'un début : le tsunami Bruni s'annonce avec fracas, et il faut vendre au moins deux millions d'albums pour que la promotion soit complète. Oserai-je dire que tout cela me laisse parfaitement indifférent ? Que je n'écouterai pas ses chansons, et surtout pas celle composée sur un très mauvais poème de Houellebecq ? Je suis comme le mari de Bruni, je lui dis : « Je te fais confiance, vas-y ». Carla a eu une jolie formule : elle se dit « épidermiquement de gauche.» Ça tombe bien puisque la gauche est de plus en plus épidermiquement de droite. Un ami de gauche m'assure qu'il trouve Carla « très belle ». Ce n'est pas mon avis, mais chacun ses goûts. Au passage, je note tout de même que Carla, dans ses interviews, cite deux fois Nietzsche. Message subliminal vers moi ? J'ai envie de le croire, je le crois.

Hymen

Je ne savais pas que la virginité, chez une femme, pouvait être considérée comme une « qualité essentielle ». Je ne savais pas non plus que l'industrie hyménoplastique marchait à ce point, puisque, paraît-il, les cliniques sont pleines. Voyez mon anomalie : jamais cette question ne m'a préoccupé et, soudain, je me sens anormal, trop peu religieux, barbare. Épouser une femme non vierge serait donc un comble de perversion ? Dieu se mêlerait de ce genre de détails, jusqu'à recommander les réparations qui s'imposent ? Tout cela me plonge dans des réflexions métaphysiques troublantes. La circoncision, pourquoi pas, puisque Dieu, dans sa version stricte, l'exige (mais, jusqu'à présent, personne n'a entendu parler de rajustements de prépuces pour clients insatisfaits). L'excision ? Horreur. La Vierge Marie ? Nous reverrons ça, avec le pape, en septembre, à Lourdes. Ces régions corporelles restent très agitées, et une Union méditerranéenne, dans ces conditions, risque d'avorter assez vite.

Regardez l'Europe : un « non » irlandais, et tout s'évapore, jusqu'à ce qu'on explique aux peuples qui disent « non » qu'ils ont voulu dire « oui » sans le savoir. Quel tourbillon incessant, quel cauteleux Kadhafi, quel bizarre Syrien debout, le 14-Juillet, regardant défiler l'armée française ! Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je m'y perds. Surtout quand, après l'envol du baril de pétrole, j'apprends que la corruption fait rage en Irak : 23 milliards de dollars ont disparu, alors que les opérations militaires américaines coûtent déjà 90 milliards de dollars par an. Obama sera-t-il un sauveur ? Ne risque-t-il pas d'être assassiné, comme l'imagine déjà le cinéma tout entier ? On le sécurise au maximum, je sais, mais justement: plus la sécurité augmente, plus l'assassin se rapproche.

Israël

Notre Président a été parfait : il aime sincèrement Israël, il le dit, il le redit, ce qui fait une sacrée différence avec certains de ses prédécesseurs. Un voyage sans faute, des propositions équilibrées pour la paix. Le Président a lyriquement cité des génies dont le peuple juif peut être fier : Spinoza, Freud, Einstein. C’est oublier un peu vite la violente excommunication de Spinoza, laquelle n’a toujours pas été annulée par les religieux. Freud, sans doute, mais révélations sexuelles gênantes. Einstein, c’est certain. Mais tout est relatif. On aura remarqué une grande ombre absente, celle de Karl Marx qui, décidément, n’est plus du tout à la mode. C’est sa faute : il a trop parlé d’argent, ses analyses ont produit un désastre, le capitalisme n’a jamais été aussi triomphant. Oublier Marx ? C’est ce qui nous est demandé, et me pousse à avoir envie de le relire (plus falsifié que lui, tu meurs). Mais puisque le Président a parlé de Spinoza, et en pensant à la vie trépidante et épuisante qu’il doit mener avec son épouse, je dédie à ce couple courageux cette scolie de la proposition 23 du Livre V de L’Éthique : « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. » C’est ce que je vais essayer de raconter dans un prochain livre, succès assuré, d’emblée.

Rentrée

C'est assez simple, il y aura au moins deux grands romans à la rentrée : le passionnant Marché des amants de Christine Angot (1) et le génial Prolongations (2) du très inquiétant Alain Fleischer. À suivre.

 

Philippe Sollers

(1) Le Seuil, coll. Fiction & Cie, fin août.
(2) Gallimard L'Infini, fin août.



Le Journal du Dimanche du 29 juin 2008.

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