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L’imagination au pouvoir

 

 

Jules Verne Jules Verne Jules Verne

 

 

J’ai 12 ans, il pleut, je regarde, à plat ventre devant la bibliothèque, deux rangées de grands livres reliés: le Larousse illustré, six volumes en cuir rouge, et la collection de « Voyages extraordinaires » dans l’édition Hetzel. Les récits de Jules Verne m’emportent à toute allure, mais les gravures en noir et blanc, véritables arrêts sur images, gardent pour moi leur pouvoir de fascination. Au fond, ce sont les aventures d’un arrière-arrière-grand-père qui a, le premier, déployé la puissance de la technique et celle de la mondialisation. Je sais bien qu’aujourd’hui l’humanité est allée sur la Lune, qu’elle peut faire le tour du monde en beaucoup moins que 80 jours, que les avions n’arrêtent pas de tourner autour de la planète, que le ciel est encombré de satellites, que des sous-marins nucléaires croisent dans les océans, mais y a-t-il quelqu’un pour raconter tout ça à la fois? Il faudrait être fou, et Jules Verne est fou.

 

Cet étrange fou raisonnable a eu un succès universel, ce qui prouve que la France, au XIXe siècle, était vraiment, comme disaient les Allemands, la « grande nation ». Le message de Verne est très clair: les hommes en général ne sont pas dignes de l’avenir inouï de la science, ils n’ont pas assez d’imagination pour ça, et seuls quelques aventuriers peuvent s’introduire, à leurs risques et périls, dans le mécanisme universel. Il ne faut pas s’étonner si un autre fou de génie s’est déclaré l’inventeur du mécanisme même de l’écriture. Raymond Roussel, il l’a dit, avait, pour Jules Verne, une admiration infinie.

 

Vingt mille lieues sous les mers est mon livre préféré. On peut en tirer tous les films qu’on veut, le vieux Verne garde son avantage. J’ai été le capitaine Nemo, j’ai vécu dans le Nautilus, je me suis senti devenir cet « archange de la haine » contre toutes les limites qu’on voulait m’imposer. Ma devise? « Mobilis in mobile», «mobile dans l’élément mobile». C’est décidé: pour signer des livres, je prendrai un pseudonyme latin en pensant à Ulysse. « Je m’appelle Personne », dirai-je aux géants avaleurs. Cependant, deux choses me gênent déjà chez Verne: l’absence de personnages féminins, et une bien-pensance qui fige ses conclusions. Je ne veux pas que le capitaine Nemo meure, dans L’Île mystérieuse, en murmurant: « Dieu et patrie.» Les « leçons d’abîme » méritent mieux. Sinon, c’est Poe sans le démon de la perversité, Baudelaire sans les fleurs du mal, Melville sans le diable Achab, Lautréamont sans Maldoror, Rimbaud sans sa saison en enfer. Pour Verne, comme pour la majorité de son époque, le Mal n’existe pas en soi, mais reste au service du Bien. « Par-delà le Bien et le Mal » n’est pas son affaire. Restons quand même avec le capitaine Nemo luttant avec un poignard contre un requin: la mer est rouge de sang, c’est splendide. Le vieux Verne, mort en 1905, aurait été abasourdi par les ravages des deux grandes guerres du XXe siècle. N’empêche, il a eu ses visions.

 

Selon moi, on n’a pas assez remarqué ce bizarre aveu, dans une de ses lettres : « Je suis très maladroit à exprimer des sentiments d’amour. Ce mot-là seul “amour” m’effraye à écrire. Je sens parfaitement ma gaucherie, et je me tortille pour n’arriver à rien. »

 

PHILIPPE SOLLERS 

Le Monde des livres du 18 mai 2012

 

 
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