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Kafka tout seul

 

Kafka à 6 ans Kafka
   

On ne s'étonnera jamais assez des constructions mythologiques transformant un écrivain en référence obligatoire pour définir ce qui échappe à la réalité, surtout lorsqu'elle devient de plus en plus réelle. « Biblique », « homérique », « dantesque », « shakespearien», « sadien », « balzacien », « kafkaïen »... Cependant, il arrive assez rarement que la référence, d'obligatoire devienne aussi contradictoire : des tonnes d'interprétations de Kafka semblaient le cantonner dans le cauchemar, l'absurde, l'horreur quotidienne administrative — et voici qu'on nous dit de plus en plus souvent que la bonne clé serait le comique. Kafka devient un joyeux garçon athlétique, un simulateur expert en canulars, un plaisantin à dormir debout. Le Procès, Le Château, La Métamorphose, mais c'est à se tordre de rire, d'ailleurs Kafka lui-même riait aux éclats en les lisant à ses amis... D'une exagération à l'autre? Appelons Kafka, en effet, ce point d'excès et d'incertitude, cette vibration inquiète de la critique, tantôt déprimée, tantôt trop gaie pour être gaie. Où est le vrai Kafka ? Prophète du malheur indicible des camps, comme de la ruine de l'Europe centrale ? Théosophe ? Kabbaliste ? Intelligence suprême du roman inutile ? Fonctionnaire de l'absurde ? Farceur ? Juif honteux ? Juif essentiel? Malade? Tranquille employé d'assurances? Habitué des bordels? Amoureux transi? Séducteur rusé, serpentin? Halluciné complet? Analyste froid et lucide? Kafka bouge, s'évanouit, revient; son regard vous transperce, vous hante : yeux brûlants des photos, dandy noir lumineux...

  Mon hypothèse est qu'on ne veut rien savoir de Kafka. Ou le moins possible. C'est un déclencheur automatique de perturbations d'identités. Par rapport à lui, nous nous sentons immédiatement coupables, « nous l'avons tous tué », son histoire nous dépasse, vertige, migraine, amnésie, nausée. Rire nerveux. Frisson angoissé. Personne ne veut d'un Kafka simple dans sa complication apparente, ni d'un Kafka compliqué parce que sa simplicité touche à une évidence toujours niée : la littérature. Vous vous intéressez à la littérature ? Mais non, ce n'est pas vrai, JAMAIS. Ce qu'est venu dire Kafka, c'est cela, rien d'autre. La Bible, tenez, est une énorme opération de littérature qui, d'ailleurs, se continue sous nos yeux. Attention, pas n'importe comment ni à travers n'importe qui. Kafka est le dossier brûlant de QUI a écrit la Bible — ou plutôt de qui continue à écrire malgré elle. Il a gagné d'être presque un nom imprononçable (bien que répété sans cesse), sous la forme d'une initiale : K. C'est Monsieur Bible en cavale : «Dieu ne veut pas que j'écrive ; mais moi, je dois. »

 

Bien sûr qu'il est complètement désespéré, Kafka — et à juste titre. D'abord, il y a la bêtise de toujours, indéracinable et pyramidale. On imagine très bien les littérateurs lents de son temps, à Prague, lui disant sans arrêt: « Vous êtes trop intelligent pour être romancier. » Sa famille, elle le trouvait déjà trop intelligent pour être normal. L'ennui, avec l'intelligence (c'est Flaubert qui parle), c'est qu'elle a des limites, tandis que la bêtise n'en a pas. Or, précisément, la littérature pratiquée de façon intensive rend de plus en plus intelligent parce qu'elle peut jouer d'un océan de bêtises, il s'agit d'une malédiction qui ne laisse rien dans l'ombre, surtout pas le fait, par exemple que Dieu ne semble pas avoir envisagé la bêtise comme étant une dimension radicale de sa créature. Dieu lui-même est-il bête ? Voilà une possibilité rarement évoquée. On le trouve existant, inexistant, inconscient, absent lorsqu'il devrait être là, ou ayant réponse à tout depuis toujours— mais bête? « Dieu n'est pas romancier », disait Sartre pour embêter Mauriac. Que voulez-vous, il y a des gens béats d'admiration devant l'histoire humaine. Quelle richesse, pensent-ils, quelle invention ! Ce n'est pas le cas de Kafka. Il trouve tout ça filandreux, glauque, empêché, vulgaire, et lent, et lourd — d'une lenteur ! d'une lourdeur ! On dirait un mauvais rêve, et je vous le prouve en détail. Des romans ? Mais j'en ai des milliers dans mes tiroirs, je peux vous en faire autant que vous voulez, il n'y a qu'à démarrer et la suite vient toute seule, lisez Préparatifs de noces à la campagne, le laboratoire de Monsieur K., le recueil de ses préparations subtiles et empoisonnées, son studio de métamorphoses. Le narrateur a vraiment, en un tour de phrases, la possibilité d'emprunter telle ou telle apparence, telle ou telle intériorité, il est éveillé en rêve, il rêve en pleine rue, parmi vous il se retrouve dans un buisson incompréhensible bien en voyage, il change de fonction, de formes, c'est beaucoup plus grave qu'une banale histoire d'insecte, il peut se dire de tous les points de vue à la fois.

 

Exemple I : « C'est ma vieille ville natale et j'y suis revenu. Je suis un bourgeois aisé, je possède dans la vieille ville une maison qui a vue sur le fleuve. C'est une vieille maison à deux étages avec deux grandes cours. J'ai une entreprise de charronnage et, dans ces deux cours, on scie et on tape toute la journée. Mais dans mes appartements, sur le devant de la maison, on n'entend rien de tout cela, un profond silence règne, et la petite place qui borde la maison et qui, fermée de tous côtés, ne s'ouvre que vers le fleuve, cette petite place est toujours vide. Les pièces que j'habite, de grandes pièces parquetées un peu obscurcies par des rideaux, sont meublées avec de vieux meubles; enveloppé dans une robe de chambre ouatée, j'aime bien aller et venir entre eux. » (On s'y croirait, n'est-ce pas, inutile de continuer, Kafka s'arrêta là. Vous avez bien lu « tout un roman » en dix lignes ?)

Exemple II : « Don Quichotte dut émigrer, toute l'Espagne se moquait de lui, il s'y était rendu impossible. Il voyagea dans le sud de la France où il rencontra çà et là de braves gens avec lesquels il se lia d'amitié ; en plein hiver, au milieu des pires fatigues et des plus grandes privations, il franchit les Alpes, puis il parcourut les basses plaines de l'Italie du Nord, où toutefois il ne se sentit pas à son aise, et arriva enfin à Milan. »

C'est tout. Un mauvais écrivain en aurait fait un livre.

«Je suis une mémoire devenue vivante, dit Kafka, d'où l'insomnie.» Il faut lire Cervantès et Kafka ensemble. Kafka est du Cervantès accéléré.

 

 S'il parle si souvent, dans son Journal ou ses lettres, de son sentiment d'effondrement, d'incapacité, de paralysie; de sa sensation permanente d'être « guetté » — c'est qu'il a mis en marche un engrenage d'une grande rapidité (Le Verdict écrit en une seule nuit) et qu'il redoute la vengeance de l'esprit de pesanteur, le Diable lui-même (digression, frein, retard, allusions incompréhensibles et sans doute stupides, malentendus, maladies et malveillances comme organisées, on n'arrivera jamais, il neige, « il y a un but mais pas de chemin, ce que nous nommons chemin est hésitation »). Quelqu'un de né pour la vitesse pure et condamné au métier d'arpenteur? Un séducteur inné obligé de penser au mariage? Un voyageur tous terrains forcé de vivre à Prague — horloge arrêtée ? Un juif tchèque parlant le yiddish et virtuose de l'allemand entendant par avance dans l'allemand sa propre destruction programmée par la chape de plomb philosophique ? Tout cela, tout cela, et bien d'autres choses encore. L'expérience de K. est urgence. « L'évolution humaine : une croissance de la puissance de mort. »

 

  Kafka est le romancier du péché originel (qui n'est pas du tout un péché courant). Qu'on l’appelle, avec Freud, « refoulement originaire » ne change que la manière de le percevoir. Les gens, les habitants, les passants pourraient peut-être faire un effort de conscience? Se réveiller? Briser l'envoûtement ? Prendre une décision ? Mais non. Ils ne mentent pas, ils sont mensonge. Et pourtant : « Tout le monde ne peut pas voir la vérité, mais tout le monde peut l'être. » Mais comment ? « Il me semble parfois que je comprends le péché originel mieux que personne. » La réponse se trouve dans les Lettres à Milena, elle est fantastique, comment personne n'y a-t-il pensé avant lui ? Eve, dit K., a cueilli la pomme et l'a montrée à Adam parce qu'elle la trouvait belle. Le péché a seulement été de la mordre. « Jouer avec n'était sans doute pas permis, mais n'était pas interdit non plus. » Il fallait jouer, et non pas avaler la pilule de reproduction mortelle. Milena n'arrête pas de psychologiser sa relation avec Kafka (son mari, etc.), mais il est imbattable en psychologie, et pour cause, c'est un tacticien et un stratège de première grandeur, et, parfois, le jugement tombe : «Ta jalousie, au bout du compte, n'est qu'un souhait de mort. » Manger la pomme et souhaiter la mort sont une seule et même passion. Préférer la mort, n'est-ce pas étrange ? Pourquoi ? Parce qu'elle égalise. Et ceci, qui est terrible : « Une chose, pourtant : n'oublies-tu pas, parfois, quand tu parles de l'avenir, que je suis juif? [Ici, Kafka écrit deux mots en tchèque : jasné, nezapletené, ce qui signifie : simple, clair. Il reste dangereux d'être juif, même à tes pieds. » (Milena, l'audacieuse et progressiste Milena, mourra à Ravensbrück le 17 mai 1944 à la suite d'une opération du rein pratiquée trop tard.) Le jeu de Kafka ou de K. avec les femmes (inoubliable Frieda du Château) est le suivant : ce sont des alliées parce qu'elles sont internes à la mécanique, mais ce sont en même temps des ennemies parce qu'elles ne peuvent pas — ne peuvent pas vouloir - en démasquer le fonctionnement. Et voilà pourquoi le crime est innocent et interminable, tandis que l'innocence est criminelle par définition. C'est tragique, en effet. Et aussi, mais en abîme, très comique. Et d'ailleurs, cette histoire de Paradis serait à reprendre de fond en comble (espérons que quelqu'un s'en occupera un jour) : « Si ce qu'on prétend avoir été détruit dans le Paradis était destructible, ce n'était rien de décisif. Si c'était indestructible, nous vivons dans une fausse croyance. » Kafka se prenait-il pour le Messie ? Mais bien sûr. Aucun grand écrivain ne peut d'ailleurs faire autrement, c'est logique : « Parfois, dans son orgueil, il a plus peur pour le monde que pour lui. » Comme j'aime cette phrase griffonnée comme par hasard : « Nous sortons des tombeaux et nous voulons aussi parcourir le monde, nous n'avons pas de plan précis »...

 

   Que pouvait penser Milena en recevant des lettres de ce genre : «J'ai été envoyé comme la colombe de la Bible ; je n'ai rien trouvé de vert, je rentre dans l'Arche obscure» ? Trouvait-elle, malgré son amour pour K. (qu'il exagérait peut-être un peu? Et nous? Savons-nous lire? N'avons-nous pas besoin de nos imbéciles romans ? Notre vie n'est-elle pas un roman impubliable ? Comparable à tous ceux qui se publient pour rien ?

  Il est là, Kafka, comme d'habitude, immobile, mais sa main court sur le papier, dans la nuit. La chambre de l'Arche l'emporte au-delà de nous, ce n'est pas demain qu'il y aura quelque chose de vert dans les parages. Sauf... Peut-être...

« Il n'est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N'écoute même pas, attends seulement. N'attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s'offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi. »

 

Philippe Sollers, La Guerre du Goût, Gallimard, Folio n°2880

 

 

 

 

 

 
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