Philippe Sollers

Philippe Sollers

L’Éclaircie

 

Philippe Sollers - L'Éclaircie

Manet Portrait deMery Laurent

Manet, Méry Laurent au chapeau noir, pastel, 1882

 

  Lucie a insisté pour acheter un certain nombre de mes manuscrits, j'ai fini par accepter, en lui demandant d'en faire don, un jour ou l'autre, à l'université de Shanghai. La somme est plus que confortable : vous prenez le prix en librairie de mon dernier roman, Trésor d'Amour, et vous le multipliez par deux cent mille. Aucune évaluation à attendre des Américains. Moi à Paris, mes lignes d'encre bleue en Chine, voilà de la logique, ou je ne m'y connais pas.

 

 

  Après des années de fermeture, les Chinois traduisent un peu n'importe quoi, mais j'ai réussi à m'infiltrer dans le tas, et il y a même, maintenant, deux ou trois spécialistes de mon cas pendable. De Mao à Zhuangzi, en passant par Casanova, Proust, Céline, sans parler de Parménide, Héraclite, Picasso, Manet ou Mozart, bonjour les dégâts ! J'ai prophétisé, il y a longtemps, la mainmise chinoise sur la planète. Les Chinois achètent désormais la Grèce et bientôt l'Europe, ils tiennent les Etats-Unis dans leur main, ils sont déjà à Bordeaux où Lucie a maintenant, pour son château, deux faramineuses propositions de vente.

  Quelle joie d'être déchiffré plus tard (oui, cette ligne-là ! ) par une jeune Chinoise sérieuse ! Quel moment étonnant de voir un Chinois désinvolte sur les Zattere de Venise, dans les vignes du Médoc, et un autre, en arrêt, devant Le Déjeuner sur l'herbe, à Paris, ou Le Violon, à Stuttgart ! J'entends d'ici un Chinois ou une Chinoise jouer des sonates de Haydn. J'ai rêvé de ces scènes, à Pékin, sur la place de la Paix-Céleste et au Temple du Ciel. Quelque chose aura lieu, a pensé un jésuite du 17e siècle, quelque chose aura lieu « pour la plus grande gloire de Dieu ».

 

 

  Là-dessus (appréciez le hasard), je reçois coup sur coup le grand dictionnaire français-chinois, le monumental Ricci, et une étude sur Ferdinand Verbiest (1623-1688), un jésuite ahurissant et génial.

  Jésus n'en avait pas l'air, mais il était très fort en mathématiques. C'est pourquoi ce fils de Loyola est devenu, peu à peu, Président du Tribunal des Mathématiques à Pékin. François-Xavier échoue au Japon (on brûle vivants ses disciples), mais la Chine s'incline devant la science européenne qui connaît mieux les mouvements du ciel. Embarqué à Lisbonne en 1657, Verbiest arrive à Pékin le 9 juin 1660. En route, il croise un vaisseau anglais dont le capitaine lui demande, en latin, combien le pape de l'époque le paye pour son aventure hautement risquée. En apprenant qu'il n'y a là aucun argent à gagner, cet hérétique traite ce jésuite incompréhensible d'imbécile. De son point de vue, il n'avait pas tort.

 

 

  Verbiest est bien reçu par l'Empereur, mais est vite en butte aux attaques des lettrés locaux, et surtout dénoncé par un astronome musulman qui finit par obtenir gain de cause. On arrête les jésuites, on les couvre de chaînes, on en coupe un ou deux en mille morceaux (on commence par les extrémités en étanchant aussitôt le sang avec un fer brûlant et de la chaux vive). Mais la Providence veille : Verbiest s'en tire on ne sait comment, et démontre sa supériorité dans l'établissement (crucial) du calendrier. Il développe l'Observatoire de Pékin (une merveille), et finit par fabriquer des canons auxquels il donne des noms de saints ou de saintes. Il reçoit les félicitations du pape Innocent XI, un bienheureux celui-là, qui a eu de vifs démêlés avec Louis XIV au sujet de la régale (sinistre histoire d'argent qui affaiblira beaucoup l'Église de France, obligée de devenir de plus en plus « gallicane », c'est-à-dire, au fil du temps, n'importe quoi).

 

 

  Ah les jésuites ! Ah la France ! Ah les papes ! Les Chinois et le Saint-Siège ne sont pas en bons termes, c'est le moins que l'on puisse dire, le problème étant toujours le même : il faut à un pays une religion nationale, alors que Rome est une multinationale suspecte. Il y a donc, en Chine, deux Églises catholiques, l'une officielle, l'autre plus ou moins clandestine. J'espère ici que ma traductrice chinoise n'a pas de préjugés à ce sujet. Il ne faut pas couper ce passage sur Verbiest !

 

  À sa mort, le 28 janvier 1688, à Pékin, Verbiest, comme Ricci avant lui, a des funérailles de star. On fait précéder son cercueil d'un grand tableau sur lequel son nom et sa dignité sont écrits en idéogrammes d'or. Il y a de la musique et des étendards. La croix apparaît dans une grande niche ornée de colonnes et de divers ouvrages de soie. Dans une autre niche, l'image de Marie et de l'enfant Jésus (ce futur mathématicien hors pair) tenant le globe du monde dans sa main. Vient ensuite un tableau de l'archange Michel, et enfin, modestie, un portrait de Verbiest entouré de tous les symboles des charges dont l'Empereur l'a honoré. Un témoin raconte : « Toute cette marche, qui se fit avec un bel ordre, était fermée par cinquante cavaliers. Les rues étaient bordées des deux côtés d'un peuple immense qui gardait un profond silence. »

 

 

  Verbiest est mort, mais les mathématiques demeurent. Elles sont sévères, infaillibles, universelles, plus anciennes que le soleil et les pyramides d'Egypte. Leurs hiéroglyphes, pleins d'une haleine brûlante millénaire, vous parlent tout bas depuis l'enfance. C'est dans une clairière, la nuit, au clair de lune, qu'il faut voir danser ces trois déesses : Arithmétique, Algèbre, Géométrie. Leur charme multiforme est indescriptible, les tableaux et les livres ne peuvent pas l'approcher.

 

 

Un Chinois de l'Antiquité nomme ainsi les lieux extraordinaires de sa connaissance :

 

Le kiosque de la pluie joyeuse

La salle du prince de l'encre

La terrasse transcendante

La salle de la pensée

La bibliothèque du monastère du parfait phénomène

La salle des mille merveilles

Le studio de l'immobile constance

La salle de la méditation des merveilles

Suivons-le dans cette dernière salle :

« Tu loges dans cette salle, mais qui y trouvera des merveilles ? Détaché du vrai et du faux, marcher, s'arrêter, s'asseoir, s'étendre, tantôt manger et tantôt boire, parler, ne rien dire, tout est déjà là, merveille sous tes yeux.

Insaisissable quand tu médites,

Présente quand tu y renonces,

Comprends d'un bond, réalise d'un coup,

Unique manière d'être dans la merveille. »

 

  Comprendre d'un bond, réaliser d'un coup : on croirait du Manet spontané ou du Picasso instantané. Ils sont chinois, d'accord, mais surtout grecs, et c'est entre 1921 et 1923 (l'Histoire respire) que Picasso redécouvre les dieux et les déesses longtemps niés par l'académisme plâtreux. Ses géantes, ses femmes à la fontaine, ses flûtes de Pan surgissent de la mer Egée, des Cyclades. Voyez cette Famille au bord de la mer, peinte à Dinard en 1922. Un homme est allongé et dort, une mère est très attentive, la main gauche de l'enfant a l'index pointé sur la joue gauche du père. Vous ne reconnaissez pas, dans cette scène, Ulysse et Pénélope prenant soin du petit Télémaque ? Vous avez tort : l'Odyssée a trouvé de nouveaux acteurs.

 

 Que d'efforts pour cacher ou détourner ces trésors ! Que de falsifications et de gaspillage à propos des corps ! Que de dérobades devant la peinture devenant sculpture ! Picasso s'invente une vie de dieu grec. C'est Zeus polymorphe, mais aussi Apollon, Dionysos, Héphaïstos, Arès, Hermès. Ses femmes, ses filles, ses sœurs s'appellent, selon son humeur, Héra, Athéna, Artémis, Aphrodite. Il habite de grandes villas, il a sa limousine avec chauffeur, il chasse les visiteurs, en foudroie certains. Toutes les salles sont des ateliers, le modèle qui se trouve là est son préféré. L'immoralité règne. Sur ordre de l'empereur de Chine, il est nommé président du Tribunal de peinture et de poésie, poste hautement convoité comme celui des mathématiques. Il fait aussitôt exécuter dix mille peintres et brûler trente mille livres. Personne ne lui en veut, ça dégage.

  Il rebaptise Le Déjeuner sur l'herbe, Le Pique-Nique des dieux, l'Olympia, Léda, Berthe Morisot, Danaé, Méry Laurent, Jocaste, Suzanne, Electre. Il fait pleuvoir de l'or sur certaines, la folie sur d'autres, la mort sur beaucoup. Une fois ses mauvaises actions accomplies, il remonte dans son Olympe. Ne vous avisez pas de le réveiller quand il dort, d'ailleurs il ne dort que d'un œil.

 

 

Voici maintenant mon palais d'été occidental :

 

Salle du soleil couchant

Salle des fleurs

Kiosque des acacias

Studio de musique

Terrasse des marées

Bibliothèque des phénomènes furtifs

Kiosque des lauriers rouges

Pavillon des mouettes

Salle du soleil couchant

Kiosque de l'arbre noir

Studio de la Grande Ourse

Salle des nuits

Studio de la connaissance des rêves

Salle de la liberté de l'encre

Fenêtre du sud.

 

  Tous les soirs, vers 20 heures, le ballet aérien des mouettes a lieu devant moi. Ce sont mes augures. Elles  planent, se renversent, s'offrent, montrent le bout noir de leurs ailes, se taisent très fort, se frôlent, se dispersent, disparaissent, resurgissent et, de temps en temps, bec ouvert, crient ou ricanent. Elles foncent sur moi, arrivent tout près, salut, adieu, c'est comme si elles connaissaient l'endroit, l'écluse, les toits, comme si elles savaient que quelqu'un les observe. Elles sont inexplicables, mais font signe, dans le genre « on ne dit rien, surtout ! ». Elles sont clairement divines. Leurs larges cercles, par pans inclinés rapides, sont un tissu d'équations. À cette heure, elles ne chassent plus le poisson, ne piquent pas vers l'eau, se contentent de voler pour voler, mais pas n'importe où, ici, rite et prière. C'est bouleversant de beauté.

 

Replongeons un peu dans l'Histoire.

En 1925, écœurés par la Première Guerre mondiale, Aragon, Breton, Artaud, et d'autres, signent un texte qui s'intitule La Révolution d'abord et toujours ! Ils pensent, à juste titre, que la planète est en train de vivre un « état de choses absolument bouleversant » :

« Depuis plus d'un siècle, la dignité humaine est ravalée au rang de valeur d'échange. Il est déjà injuste, il est monstrueux que qui ne possède pas soit asservi par qui possède, mais lorsque cette oppression dépasse le cadre d'un simple salaire à payer, et prend par exemple la forme de l'esclavage que la haute finance internationale fait peser sur les peuples, c'est une iniquité qu'aucun massacre ne parviendra à expier. Nous n'acceptons pas les lois de l'Économie ou de l'Échange, nous n'acceptons pas l'Esclavage du Travail, et, dans un domaine encore plus large, nous nous déclarons en insurrection contre l'Histoire. L'Histoire est régie par des lois que la lâcheté des individus conditionne et nous ne sommes certes pas des humanitaires, à quelque degré que ce soit. »

 

   Picasso, à l'époque, aurait-il signé ce texte ? Sans doute, bien qu'il soit, à cette date, en pleine liaison passionnée avec Marie-Thérèse, et pas spécialement ébloui par la révolution russe d'Octobre, très présente dans ce manifeste. Près d'un siècle après, les choses ont-elles changé ? Nullement, elles s'aggravent, et le discours «  humanitaire » incessant est là, comme propagande, pour détourner l'attention des massacres. Celui, épouvantable, de la Deuxième Guerre mondiale est déjà loin, mais tout continue, d'une façon ou d'une autre. Breton, plutôt aveugle sur la peinture, sauf pour dénoncer l'imposture du « réalisme socialiste », reprochera à Picasso son adhésion au parti stalinien français, sans évaluer que la nationalité française lui a été refusée, avant l'arrivée des Allemands, en 1940. Laissons ces vieilles broutilles, et gardons seulement ce message de Breton à Picasso, le 16 mars 1936 :

   « Admiration de tête et de cœur sans limites. »

 

 

  La peinture surréaliste ? Passons. Aragon et la peinture ? Matisse, mais on reste au 19e siècle. Artaud et Van Gogh ? Héroïque, mais encore 19e. Cézanne ? Splendide, mais toujours 19e. Les Américains ? Encore 19e dans un énorme faux 20e, dont l'habile Duchamp a su profiter. La pruderie américaine était exploitable, il l'a exploitée. Vient ensuite le rouleau compresseur du cinéma, avec la naissance d'une fausse humanité où la fausse femme a tendance à prédominer. Écoutez Céline, un expert :

 

« Le cinéma a pris la vie, y a plus rien de vrai, dehors ou dedans... C'est une forme de vie nouvelle, l'éclosion d'un monde à l'envers...»

 

  Il ne faut pas s'étonner, dans ces conditions, de voir les mariages homosexuels proliférer, revendication légitime, normalisation trop attendue, victoire des familles. Il ne faut pas s'étonner non plus si des croyants de l'ancien temps s'offusquent, commencent à tirer dans le tas, ou bien, obsédés par leur foi compulsive, se mettent à harceler des femmes qui ne leur ont rien demandé, et vont, dans des chambres d'hôtels, jusqu'à violer des femmes de ménage. Heureux les peu nombreux qui ont commencé très tôt leur éducation sous des doigts de musiciennes (Manet) ou de prostituées séduites (Picasso). Heureux ceux qui n'ont pas eu d'initiatives à prendre, et se sont laissés aller, adolescents, à des figures féminines sensualisées ! Heureux les peintres et les écrivains qui ont séché la morose école et la barbante université, pour enrichir leurs connaissances dans le boudoir des pensées ! Heureux ceux qui, plus tard, retrouvent l'éclaircie de leurs sœurs dans la dévastation générale !

 

Philippe Sollers, L'Éclaircie, Gallimard, 2012, p. 195-205

 

Ferdinand Verbiest

 

 
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