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Philippe Sollers

La Fête à Venise

 

   Comme toujours, ici, vers le dix juin, la cause est entendue, le ciel tourne, l'horizon a sa brume permanente et chaude, on entre dans le vrai théâtre des soirs. Il y a des orages, mais ils sont retenus, comprimés, cernés par la force. On marche et on dort autrement, les yeux sont d'autres yeux, la respiration s'enfonce, les bruits trouvent leur profondeur nette. Cette petite planète, par plaques, a son intérêt.

 

   C'est le 18 septembre 1846 que Le Verrier écrit sa fameuse lettre à Galle. Celui-ci la reçoit le 23 et, la nuit suivante, profitant d'une carte récente et corrigeant une légère erreur de calcul, observe pour la première fois au télescope la présence de Neptune. On dit que Le Verrier avait mauvais caractère. Possible. J'aime son nom, parmi d'autres. J'aime qu'Henri Beyle, plus connu sous le pseudonyme de Stendhal, note qu'il a commencé la rédaction de ses souvenirs le 20 juin 1832, «forcé comme la Pythie». Il a quarante-neuf ans, il est à Rome. Il s'arrête le 4 juillet de la même année, abandonnant son manuscrit sur ces mots : « La chaleur m'ôte les idées à 1 h 1/2. » On devrait tout laisser inachevé, c'est mieux. Souvent, Stendhal n'écrit pas son nom d'état civil Beyle, selon l'orthographe, mais Belle. Il se trouvait laid, gros, une tête de boucher italien. « Les yeux qui liront ceci s'ouvrent à peine à la lumière. » Oui. « Mes futurs lecteurs ont 10 ou 12 ans. » Oui, oui.

 

   J'entends à peine Luz au premier étage. J'ai fermé les rideaux, je déclenche à nouveau les diapositives, j'envoie les tableaux, leurs détails. Je me lève, je remue les bras, je me répète des phrases du genre : « Se remettre dans son corps avec mystère, minute après minute, pas à pas, nuages, fin d'après-midi, plan fixe. » Je ferais mieux d'expliquer mon hallucination de tout à l'heure au jardin : le crâne, bien tenu en main, après la mort, sensation de plaisir intense. Ou bien : le cadavre tombant, verticale immédiate dans l'autre sens, sceau d'opacité, pyramides opposées, lumière. Un croquis pourrait représenter un léger personnage à la renverse, flèche de squelette vers le bas, flèche d'esprit, si l'on veut, vers le haut, flash du commencement, ciel et terre. « Dans ma jeunesse, quand j'improvisais, j'étais fou. » Oui encore. Nouvelles lignes, nouvelles couleurs.

 

   J'ai changé. L'expression est faible, mais quelle autre employer? Je ne vais quand même pas écrire un récit fantastique, style: personne ne se doute que j'ai pris la place de l'autre, de celui qui m'a précédé sous cette forme, il est sorti et je suis entré, la substitution est passée comme une lettre à la poste. Ce ne serait pourtant pas un mauvais sujet : imaginez un acteur confronté à mille détails quotidiens, aux proches, obligé d'attendre, d'observer, de se reprendre - « ah oui, j'avais oublié » -, paraissant de plus en plus égaré, atteint, tumeur, gâtisme, alors que c'est le contraire (il s'habitue, il va mieux). On se regarde dès qu'il a le dos tourné, air entendu, accablement des épaules. Le même, l'autre. Le même dissimulant qu'il est habité par l'autre, mais lequel, depuis quand, à partir de quoi, dans quel but? Maladie ou ruse? Son vieux goût maniaque du secret, par principe, pour rien? Pourquoi le croire davantage aujourd'hui qu'hier ou avant-hier? En réalité, personne - ni père, ni mère, ni frères, ni sœurs, ni fonctionnaires, ni femmes, ni amis, ni enfants - ne remarquerait le remplacement, et la découverte serait là, dérisoire, énorme.

 

   Certains sarcophages romains ou africains du premier siècle de notre ère portent les initiales suivantes : NF. F. NS. NC. Il faut lire, en latin : NON FUI. FUI. NON SUM. NON CURO. C'est-à-dire : « Je n'ai pas été, j'ai été, je ne suis pas, je ne m'en soucie pas. » Je me demande d'où et comment cette inscription est arrivée jusqu'ici, derrière les fusains et le puits. Grand bloc de pierre, pas de nom, lettres, quelqu'un. Pendant la vie, j'imagine, la formule devait être: « Je n'ai pas été, je suis, je ne serai pas, qu'importe. » Ou encore, en hébreu (mais seul Dieu, n'est-ce pas, avait le droit de le penser): « Je suis qui je suis, je serai qui je serai, à bientôt, l'année prochaine ou dans quelques siècles. » Ou encore: « Je n'ai pas été, j'ai été, je suis, je ne serai pas, je serai de nouveau, et alors? » Pourquoi le verbe être devrait-il être à ce point central? Quel aveuglement oblige à penser qu'on ne peut pas être et avoir été? Petit papier cousu dans la veste, illumination, ivresse, nuit de feu, joie, joie, pleurs de joie, tout ça. « Le dernier acte est sanglant, quelle que belle que soit la comédie en tout le reste; on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. » Pour jamais? Qui peut le dire? Et ainsi de suite, toujours le film (cris des enfants sur les quais, sirènes des bateaux dans l'ombre).

 

   Luz est descendue jusqu'à la piscine, maintenant, elle flotte sur le dos en regardant le laurier-rose sous lequel, dans dix minutes, elle ira s'allonger. Elle nage mieux que moi, on évite de se baigner ensemble, j'irai plus tard, quand elle dormira dans sa chambre, avant le dîner. Qu'est-ce qu'elle lit, là-bas, dans son paréo blanc sur les coussins bleus? Le Dernier Nabab, dernier roman plutôt raté de Fitzgerald, mort d'une crise cardiaque à Hollywood, le 21 décembre 1940, dans l'indifférence générale (guerre en Europe, nazis à Paris, préparatifs de Noël). Il avait commencé la veille le chapitre six. Note finale, en capitales: « L'ACTION EST LE PERSONNAGE. » Ou bien, l'interrogation devant le miroir, à six heures du soir : « Est-ce que j'ai le visage de la mort? » Ou bien, rythme idéal : « La soirée était douce, inoffensive, immobile, avec les innombrables autos du samedi. » Elle verra aussi une marque dans la marge pour : « Il n'y a pas de deuxième acte dans la vie d'un Américain » et pour : « Fille semblable à un disque, sans rien de gravé sur l'autre face. » J'ai dû mettre aussi un trait à côté de: « Astucieusement formulé, le contraire de chaque idée généralement admise peut rapporter une fortune » (il faudra que je lui demande si, en lisant cela, elle a pensé à Richard).

 

   Qui êtes-vous dans la nouvelle réalité? Une apparence. Qui étiez-vous avant de naître? Une inapparence. Qui serez-vous une fois gommé? Une désapparence. On ne disparaît plus, on désapparaît. Les disparus, autrefois, avaient une chance de réapparaître (mémoire, documents, revenants, cultes), les désapparus, autre substance, non. Est-ce qu'ils vont sentir, tout de suite, là, que je suis en train de les transformer en virtualités, en esquisses? Oh non, vous n'allez pas recommencer! Quoi? Vous prétendez perturber le marché en retrouvant le geste intérieur des peintres? Le système nerveux perdu? Les veinules de l'ancienne affaire? Les doigts, le globe, les déliés, les plis, la touffe insolente, les préparations rouges, blanches, les glacis, les frottis, les empâtements, le dessin direct au pinceau? Toiles, bois, cuivres? Comme ça, de chic, avec des phrases et des mots? Devant nous? Mais l'espace est depuis longtemps confisqué, cher monsieur, et le temps de même ! Vous n'avez pas la carte, la grille, le code d'accès! Spectre assigné, comme tout le monde! Somnambulez! Dégagez! Vous allez retarder la vente! Geena, il y a deux mois, à New York:

 -  Il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas trop savoir.

 -  Quoi? L'argent?

 - Mais oui. Très compliqué et très simple. Tu ne sais rien du Temple et des deux colonnes : Sotheby's et Christie's. Après, forêt des cathédrales, basiliques, églises, chapelles. Ou si tu veux : musées, galeries, collections visibles, invisibles...

 - Dis-moi.

 - Trop long.

 - Prends-moi dans ton réseau.

 - Peut-être. Après tout, on a besoin de gens comme toi. Tu sais regarder, tu voyages, personne ne s'occupe de ton emploi du temps, tes bizarreries sont plus ou moins admises, tu sais être discret, écouter au troisième degré, rouage pour nous, terrain d'observation pour toi... On y pense.

   Huit heures du matin, cinquante-deuxième rue ouest, trente-troisième étage sur l'Hudson, vitres teintées noires des gratte-ciel bourrés de bureaux, sensation coupante, trouée de lumière, au fond, de droite à gauche... Radio, programme classique continu, sonates, petit déjeuner, thé, café... Quel changement de Geena, aussi, dans les dernières années; quel remodelage accéléré dans le bain d'acide... Elle:

 - Tu vis comment aujourd'hui? Toujours Bella?

 - Toujours.

 - Ta fille? Fleur?

 - Douze ans. Progrès au piano.

 - L'inspiratrice de l'année?

 - Personne (je mens).

 - J'ai quelqu'un pour toi.

 

 

Philippe Sollers, La Fête à Venise, roman, Gallimard, 1991, Folio n°2463

 

 

 
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