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     La France moisie
                            
                           
                             
                           
                             
                           Elle était là, elle est toujours là, on la sent, peu à peu,
                            remonter en surface : la France moisie est de retour. Elle vient de loin,
                            elle n’a rien compris ni rien appris, son obstination résiste à toutes les
                            leçons de l’Histoire, elle est assise une fois pour toutes dans ses préjugés
                            viscéraux. Elle a son corps, ses mots de passe, ses habitudes, ses réflexes. Elle
                            parle bas dans les salons, les ministères, les commissariats, les usines, à la
                            campagne comme dans les bureaux. Elle a son catalogue de clichés qui finissent
                            par sortir en plein jour, sa voix caractéristique. Des petites phrases
                            arrivent, bien rancies, bien médiocres, des formules de rentier peureux se
                            tenant au chaud d’un ressentiment borné. Il y a une bêtise française sans
  équivalent, laquelle, on le sait, fascinait Flaubert. L’intelligence, en
                            France, est d’autant plus forte qu’elle est exceptionnelle.
                            
                           
                             
                           La France moisie a toujours détesté, pêle-mêle, les Allemands, les
                            Anglais, les Juifs, les Arabes, les étrangers en général, l’art moderne, les
                            intellectuels coupeurs de cheveux en quatre, les femmes trop indépendantes ou
                            qui pensent, les ouvriers non encadrés, et, finalement, la liberté sous toutes
                            ses formes. La France moisie, rappelez-vous, c’est la force tranquille des villages,
                            la torpeur des provinces, la terre qui, elle, ne ment pas, le mariage
                            conflictuel, mais nécessaire, du clocher et de l’école républicaine. C’est le
                            national social ou le social national. Il y a eu la version familiale Vichy, la
                            cellule Moscou-sur-Seine. On ne s’aime pas, mais on est ensemble. On est avare,
                            soupçonneux, grincheux, mais, de temps en temps, la Marseillaise prend à la gorge, on agite le drapeau tricolore. On
                            déteste son voisin comme soi-même, mais on le retrouve volontiers en masse pour
                            des explosions unanimes sans lendemain. L’État ? Chacun est contre, tout
                            en attendant qu’il vous assiste. L’argent ? Évidemment, pourvu que les
                            choses se passent en silence, en coulisse. Un référendum sur l’Europe ?
                            Vous n’y pensez pas : ce serait non, alors que le désir est oui. Faites
                            vos affaires sans nous, parlons d’autre chose. Laissez-nous à notre bonne
                            vieille routine endormie.
                            
                           
                             
                           La France moisie a bien aimé le XIXe siècle, sauf 1848 et la
                            Commune de Paris. Cela fait longtemps que le XXe lui fait horreur,
                            boucherie de 14 et humiliation de 40. Elle a eu un bref espoir pendant quatre
                            ans, mais supporte très difficilement qu’on lui rappelle l’abjection de la
                            Collaboration. Pendant quatre-vingts ans, d’autre part, une de ses composantes
                            importante et très influente a systématiquement menti sur l’est de l’Europe, ce
                            qui a eu comme résultat de renforcer le sommeil hexagonal. New York ? Connais pas. Moscou ? Il paraît que c’est globalement
                            positif, malgré quelques vipères lubriques. Oui, finalement, ce XXe siècle a été très décevant, on a
                            envie de l’oublier, d’en faire table rase. Pourquoi ne pas repartir des
                            cathédrales, de Jeanne d’Arc, ou, à défaut, d’avant 1914, de Péguy ? À
                            quoi bon les penseurs et les artistes qui ont tout compliqué comme à plaisir,
                            Heidegger, Sartre, Joyce, Picasso, Stravinski, Genet, Giacometti, Céline ?
                            La plupart se sont d’ailleurs honteusement trompés ou ont fait des œuvres
                            incompréhensibles, tandis que nous, les moisis, sans bruit, nous avons toujours
                            eu raison sur le fond, c’est-à-dire la nature humaine. Il y a eu trop de
                            bizarreries, de désordres intimes, de singularités. Revenons au bon sens, à la
                            morale élémentaire, à la société policée, à la charité bien ordonnée commençant
                            par soi-même. Serrons les rangs, le pays est en danger.
                            
                           
                             
                           Le danger, vous le connaissez : il rôde, il est insaisissable,
                            imprévisible, ludique. Son nom de code est 68, autrement dit Cohn-Bendit.
  
                          Résumé de sa personnalité, ces temps-ci : anarchiste mercantiliste,
  élite mondialisée, Allemand notoire, candidat des médias, trublion, emmerdeur,
                            Dany-la-Pagaille. Il a du bagou, soit, mais c’est une sorte de sauvageon.
                            Personne n’ose crier (comme dans la grande manifestation patriotique de
                            l’époque anti-68) : "Cohn-Bendit à Dachau !", mais
                            ce n’est pas l’envie qui en manque à certains, du côté de Vitrolles ou de
                            Marignane. On se contentera, sur le terrain, de "pédé", "enculé",
  "bandit", dans la bonne tradition syndicale virile. "Anarchiste
    juif allemand", disait le soviétique Marchais. "Allemand qui
      revient tous les trente ans", s’exclame un ancien ministre gaulliste
                            de l’intérieur. Il n’est pas comme nous, il n’est pas de chez nous, et cela
                            nous inquiète d’autant plus que le XXIe siècle se présente comme
                            l’Apocalypse. Le moisi, en euro, ne vaut déjà plus un kopeck. Tout est foutu, c’est la
                            fin de l’Histoire, on va nous piller, nous éliminer, nous pousser dans un
                            asservissement effroyable. Et ce rouquin rouge devenu vert vient nous narguer
                            depuis Berlin ? C’est un comble, la famille en tremble. Non, nous ne
                            dialoguerons pas avec lui, ce serait lui faire trop d’honneur. Quand on est un
                            penseur sérieux, responsable, un Bourdieu par exemple, on rejette avec hauteur
                            une telle proposition. Le bateleur sans diplômes n’aura droit qu’à quelques
                            aboiements de chiens de garde. C’est tout ce qu’il mérite en tant que
                            manipulateur médiatique et agent dissimulé des marchés financiers. Un entretien
                            télévisé, autrefois, avec l’abbé Pierre, soit. Avec Cohn-Bendit, non, cela
                            ferait blasphème dans les sacristies et les salles
                            feutrées du Collège de France. À la limite, on peut dîner avec lui si on porte
                            le lourd poids du passé stalinien, ça fera diversion et moderne. Nous sommes
                            pluriels, ne l’oublions pas.
                            
                           
                             
                           L’actuel ministre de l’Intérieur est sympathique : il a frôlé
                            la mort, il revient du royaume des ombres, c’est "un miraculé de la
                              République", laquelle n’attendait pas cette onction d’un quasi
                            au-delà. Mais dans "ministre de l’Intérieur", il faut aujourd’hui
                            entendre surtout Intérieur. C’est l’intériorité qui s’exprime, ses
                            fantasmes, ses défenses, son vocabulaire spontané. Le ministre a des lectures.
                            Il sait ce qu’est la "vidéosphère" de Régis
                            Debray (où se déplace, avec une aisance impertinente, cet Ariel de Cohn-Bendit,
                            qu’il prononce Bindit). Mais d’où vient, à propos des casseurs, le mot sauvageon ?
                            De quel mauvais roman scout ? Soudain, c’est une vieille littérature qui
                            s’exprime, une littérature qui n’aurait jamais enregistré l’existence de La
                              Nausée ou d’Ubu roi. Qui veut faire cultivé prend des risques. On
                            n’entend pas non plus Voltaire dans cette voix-là. Comme quoi, on peut refuser
                            du même geste les Lumières et les audaces créatrices du XXe siècle.
                            
                           
                             
                           Ce n’est pas sa souveraineté nationale que la France moisie a perdue,
                            mais sa souveraineté spirituelle. Elle a baissé la tête, elle s’est renfrognée,
                            elle se sent coupable et veut à peine en convenir, elle n’aime pas l’innocence,
                            la gratuité, l’improvisation ou le don des langues. Un Européen d’origine
                            allemande vient la tourmenter ? C’est, ici, un écrivain européen d’origine
                            française qui s’en félicite.
  
                           
                             
                           Philippe Sollers
                            
                           
                             
                           Le Monde du 28 janvier 1999
                            
                           Éloge de l’infini, 2001, Gallimard, Folio n°
                            
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