| Philippe
                      Sollers
                      
                     Lacan même
                      
                     
                       
                       Philippe Sollers avec Jacques Lacan, Paris, 1975      La
                      première fois que j’ai vu Lacan, c’était en 1965. Je venais de publier un livre
                      qui s’appelle Drame et j’étais allé écouter par curiosité son séminaire. Il
                      m’avait fait signe, on a déjeuné ensemble, et il était persuadé que j’étais au
                      courant de ce qu’il appelait lui-même son « enseignement » et que j’y étais déjà sensible. Or pas du
                      tout. Et la première fois que nous avons dîné ensemble, il m’a demandé quel
  était mon projet de thèse. Or évidemment je ne faisais pas de thèse. Pour
                      Lacan, quelqu’un qui existait dans le langage était forcément un
                      universitaire... 
                       
                        Il pensait que vous étiez un
  « élève »?
  
                     
                       
                        Oui, il y
                      a là comme un malentendu très productif dès le début. C’était un rapport
  étrange, intéressant... 
                       
                       Ce malentendu initial a-t-il été le fil
                      conducteur de votre relation ?
  
                     
                       
                       Le fil
                      conducteur de la relation est passé par une curiosité réciproque. Moi ce qui
                      m’intéressait chez Lacan, c’était sa pratique. Je ne suis jamais entré en
                      analyse moi-même, mais ça m’intéressait beaucoup de savoir comment fonctionnait
                      le rapport qu’il entretenait entre sa pratique et son discours. Et à ce
                      moment-là j’ai suivi, pendant des années, avec beaucoup d’intérêt, ses
                      séminaires. Séminaires atypiques puisque finalement ils étaient ouverts à tout
                      va, et qu’il ne s’ensuivait aucun diplôme particulier ni aucune aptitude
                      particulière. C’était un lieu pré-gauchiste si vous voulez, ou post-gauchiste,
                      enfin quelque chose qui détonnait complètement dans la société française... 
                       
                        Quel intérêt immédiat avez-vous
                      trouvé dans ses séminaires ?
  
                     
                       
                        Je me
                      contentais d’étudier sa logique et la façon dont il improvisait parce que je
                      trouvais qu’il était un remarquable orateur, c’est-à-dire un très grand
                      professionnel de l’improvisation. 
                       
                        Ses détracteurs lui reprochent un
                      petit peu ça, c’est-à-dire d’avoir fait du théâtre...
  
                     
                       
                        Mais
                      certainement. C’était un théâtre des plus intéressants, le meilleur que j’aie
                      vu de ma vie et de très loin. La respiration, le dérapage, la digression, la
                      reprise, les soupirs, le fait de revenir sans cesse à ce qui
                      l’intéressait : c’est le plus grand théâtre que j’aie vu, et ce n’est pas
                      péjoratif dans mon discours. Il y avait un côté à la fois comique, pathétique,
                      enragé, plaintif. Tout ça c’était vécu : son corps était intéressant...
                      son élocution... Le « Télévision » filmé par Benoît Jacquot, plan fixe, discours écrit et récité, c’est la plus
                      mauvaise façon, à mon avis, d’aborder Lacan. Il fallait le prendre dans ses
                      hésitations, ses repentirs, ses silences, ses coups de gueule... 
                       
                        Et en tête-à-tête, ça se passait
                      comment ?
  
                     
                       
                        Quand il
                      sortait de son cabinet, après ses séances, vers 19 h 30, 20 heures, on allait
                      en face de chez lui, dîner, comme ça, rapidement...        Au restaurant La Calèche ?
                      
                     
                       
                        À La Calèche,
                      c’est ça. On buvait du champagne rosé dont il m’arrosait très gentiment... Et
                      là la conversation était libre, elle pouvait sauter d’un sujet à l’autre et
                      c’était très agréable. Je crois que je le détendais. 
                       
                        Est-ce qu’il n’y avait pas finalement entre
                      vous quelque chose qui tournait un peu autour du pot ? Vous dites qu’il
                      aurait peut-être aimé vous « allonger ».
  
                     
                       
                        Je pense
                      qu’il s’est demandé comment on pouvait être comme moi sans passer par
                      l’analyse. Je pense qu’il se l’est vraiment demandé, comme il se l’est demandé
  à propos de Joyce ou d’autres. Cela me paraît tout naturel d’être comme je suis
                      sans passer par la psychanalyse et l’université. Comment peut-on être un corps
                      pleinement agissant sans être membre d’un corps constitué ? C’est ça qui
                      l’intriguait chez moi. 
                       
                       Il y a cette interpellation dans le
                      séminaire  Encore  : « Sollers est comme moi : il est illisible. »
  
 
                       
                        Ce
  « comme moi » va très loin quand même. C’est une appropriation. Moi
                      je n’aurais jamais dit « Lacan
                        est comme moi ». 
                       
                        Vous auriez dit quoi ?
                      
                          J’aurais
                      dit « Lacan c’est Lacan, et il
                        m’intéresse ». Donc je pense que le transfert a été réciproque et à
                      mon avantage. 
                       
                        À votre avantage. Mais vous ?
                      
                     
                       
                        Je me
                      livre volontiers au transfert quand ma curiosité est en jeu. Et je le dénoue
                      tout naturellement quand ma curiosité n’est plus en jeu (il rit).
  
 
                       
                        Lacan vous a écrit deux dédicaces
                      sur ses livres.
                      
                     
                       
                        « On n’est pas si seuls somme toute », sur les Écrits parus en 1966. C’est le commencement de la partie. Cela veut dire « Vous êtes seul, je suis seul, mais on n’est
                      pas si seuls ». La deuxième c’était pour  Télévision  et c’est très étrange... : « Cher Sollers qui s’est déjà dérangé pour ça.  » « Ça » : il parle de cette télévision-là dont il
                      a eu certainement l’impression lucide que ce n’était que ça. 
                       
                        Les ouvrages de Lacan vous intéressaient-ils
                      en eux-mêmes ? son style, etc. ?
  
                        J’ai relu
                      les Écrits. Cela a beaucoup vieilli, par pans entiers, à cause du fait
                      que c’est sur-écrit avec une sorte d’embarras par rapport à l’écriture. 
                       
                       Embarras ?
                      
                     
                       
                       Oui, oui, un
                      embarras réel, une préciosité. 
                       
                       D’ailleurs comment définiriez-vous
                      l’adjectif lacanien aujourd’hui employé à toutes les sauces ?
  
                     
                       
                       Les lacaniens
                      sont des gens intoxiqués par le discours de Lacan, et qui font moins bien que
                      lui. Donc de même que Marx a dit qu’il n’était pas marxiste et que Freud
                      n’était pas freudien, Lacan n’a jamais été lacanien... « Lacanien »,
                      cela relève d’intérêts tout à fait compréhensibles et parfois du grotesque. Les
                      lacaniens sont incultes (silence) ;
                      lacanien ça veut dire inculte. Marxiste aussi, et freudien aussi. Freud, Marx,
                      Lacan étaient des gens extrêmement cultivés (il
                        rit).
  
 
                       
                        On lui a reproché son apparence,
                      sa manière d’être par rapport à l’autre, de bouger, de parler... Et vous ?
  
                     
                       
                     Au contraire ! Le fait de susciter une telle
                      fascination, une telle séduction, c’était très bon signe. Chacun son
                      style ! (rire) Il prenait une place affirmative considérable par le fait d’avoir ce
                      corps-là, et d’avoir cette voix-là, et de se comporter comme ça, comme un tyran
                      extrêmement désagréable par moments, ou alors absolument charmant,
                        rigolo. Bref, il avait une présence, comme on dit, et les gens qui ont
                      une présence, moi, ne me gênent pas. Au contraire. 
                       
                        Et vos conversations, c’était un
                      dialogue ?
  
                     
                       
                     Oui, un bavardage réciproque. C’était une des personnes les
                      plus amusantes que j’aie rencontrées. 
                       
                        Par exemple ?
                      
                     
                       
                        Il fait
                      partie des gens qui ne parlent pas directement. Il y avait un jeu d’échecs
                      immédiat dans la conversation. C’était une conversation entre systèmes
                      logiques, et ça c’est amusant. Lacan était tout sauf un progressiste ou un
                      humaniste. C’est quelqu’un qui pensait que l’être humain a vraiment de très
                      très mauvaises intentions. Il pensait donc des choses extrêmement raides à ce
                      sujet. Un pessimisme transformé malgré tout en gai savoir. C’est
  étonnant : comment peut-on avoir à la fois un pessimisme aussi profond,
                      aussi radical, et le prendre un peu à la rigolade quand même. Parce qu’il était
                      rigolo. 
                       
                       Par exemple ?
                      
                     
                       
                         C’était
                      dans l’attitude, et il y a des jeux de mots de Lacan : « les petits souliers » pour
                      parler des analystes, enfin des choses comme ça. Ce sont des choses drôles. Le
                      Panthéon qu’il désignait : il levait le bras et il disait : « Le vide-poches d’en face. »
                      C’est assez joli, c’est drôle. Les cercueils qui sont là, «  c’est un vide-poches »... Ou alors, le fait de publier, avec un jeu de mots sur la
  « poubellication ».
                      Voilà, c’est assez beau... 
                       
                        Quoi d’autre ?
                      
                     
                       
                        J’entends
                      sa voix de temps en temps faire surtout les soupirs. 
                       
                        À quoi correspondaient-ils
                      finalement ?
  
                     
                       
                       Au fait d’être
                      fatigué par une journée épuisante, d’avoir entendu toujours les mêmes choses,
                      toujours les mêmes sottises, ou les mêmes délires. Vous savez, une journée avec
                      dix hystériques, quinze névrosés obsessionnels (il rit) et quatre pervers, plus trois psychotiques
                      potentiels !!! Lacan était quelqu’un qui vivait parmi les malades, tout le
                      temps. L’analyse... Les gens qui font une analyse ne le font pas parce qu’ils
                      vont bien. Même si l’analyste n’intervient pas et se tait, il lui faut payer de
                      son corps lorsque quelqu’un est en train de l’entraîner dans ses rêves ou dans
                      ses délires... 
                       
                         Lorsque vous vous êtes rencontrés, Tel
                      Quel, la revue dont vous vous occupiez
                        avec quelques camarades existait déjà ?
  
 
                       
                        Oui, nous
                      sommes en 1965 et Tel Quel a déjà cinq ans. Lacan se dit : « Il y a ce type qui fait une revue avec des
                        gens, un tas de monde... » Lacan était tout à fait sur la marge...
                      Foucault n’était pas au Collège de France, Barthes non plus, Derrida n’était
                      pas connu, etc., bon. Ce qui l’intéressait, c’était le surgissement d’une
                      publication bizarre puisqu’elle était faite par des gens qui n’étaient pas dans
                      l’Institution et qui avaient décidé de se servir d’un certain nombre de
                      personnes rejetées par ces mêmes institutions pour attaquer lesdites
                      institutions. Et là de les prendre de l’intérieur. C’est une forme d’entrisme
                      que nous avons pratiquée à haute dose. 
                       
                        Qu’est-ce qui vous intéressait chez Lacan ?
                      
                     
                       
                        Sa profonde culture
                      théologique. On pouvait parler de saint Augustin, ce qui n’est pas courant. 
                       
                       Vous
                      vous êtes vraiment fréquentés à quelle période ?
  
                          Dans les
                      années 70. Je me souviens de la période où Lacan a été chassé de l’École
                      normale supérieure par la gendarmerie et les CRS. Avec quelques-uns j’ai occupé
                      le bureau du directeur de l’École normale supérieure. Nous manifestions notre
                      réprobation. Je l’ai beaucoup vu dans les jours qui ont suivi parce que tout le
                      monde l’avait laissé tomber. Je me suis retrouvé à ce moment-là dans des
                      situations parfaitement cocasses : tout le monde lui tournait le dos, et
                      il fallait faire sortir des articles dans la presse... C’est ainsi que nous
                      avons déjeuné un jour dans la salle à manger de l’Express avec Madame Françoise
                      Giroud qui nous a reçus très aimablement et qui a fait faire un article... Et
                      on était pendus au téléphone pour essayer d’obtenir des articles dans Le
                        Monde ou ailleurs. Tout le monde était très hostile à Lacan. C’était le
                      rétablissement de l’ordre. Il y a une question politique aussi. Beaucoup de
                      mouvements subversifs étaient partis comme par hasard de l’École normale
                      supérieure. Et Lacan était rendu en quelque sorte responsable, compte tenu de
                      ses improvisations qui pouvaient passer pour des appels à l’insurrection. Donc
                      on l’a chassé. 
                       
                        À ce moment-là quel Lacan
                      avez-vous découvert ?
  
                     
                       
                        C’était
                      quelqu’un de charmant. On allait déjeuner, on essayait d’appeler les
                      journalistes, on essayait d’arranger les choses. Il a dû penser que j’étais
                      bien gentil... (il rit)... Ce qui est vrai, non ? 
                       
                       Il y a trois ou quatre citations de
                      Lacan que vous aimez mentionner dans un article que vous lui avez consacré dont
  « La femme n’existe pas ».
  
                     
                       
                        Oui, c’est
                      quelque chose qui a produit beaucoup d’émotion dans le public. Un jour il a dit
  ça : « La femme n’existe
    pas. » C’est une formule majeure. C’est du même ordre que la
                      formule « Que veut
                        l’hystérique ? Un maître sur lequel elle règne ». Quand il a
                      dit : « La femme n’existe
                        pas », l’accent est mis sur « la ». C’est du même ordre qu’ « une femme n’est pas toute », ou
                      que « rien n’est tout »... 
                       
                        L’incomplétude...
                      
                          L’incomplétude,
                      voilà, et c’est pour faire passer au loin la petite musique de la castration. À
                      l’époque cette formule a provoqué un sursaut hystérique chez les femmes comme
                      chez les hommes. C’est en effet, là, tout à coup, une sorte de blasphème
                      presque antireligieux, si on considère à fond la question. Mais c’est une
                      question de bon sens analytique, pour peu qu’on le comprenne, moi ça me paraît
  évident. 
                       
                        Lacan figure dans votre roman Femmes paru en 1981 ?
                      
                     
                       
                        Lacan est
                      un personnage de Femmes. Si j’ai écrit ce livre, ce n’est pas sans
                      rapport avec Lacan. Je fais son portrait dans ce livre, sous le nom de Fals... 
                       
                        Pourquoi avoir appelé le personnage
                      de Lacan, Fals ?
  
 
                       
                        Fals
                      indique une dimension un peu diabolique, si vous voulez,
  « Falssss »... vous entendez « falsification », non ? Possibilité du faux.
                      Possibilité du faux qui dit vrai. 
                       
                       Autre citation de Lacan que vous
                      chérissez : « Il n’y a pas
                        de rapport sexuel » ?
  
                     
                       
                     « II n’y a pas
                      de rapport sexuel », cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des
                      actes sexuels constants. C’est tout simplement qu’il n’y a pas de rapport
                      mathématique. La formule que je préfère de Lacan finalement c’est :
  « On est hétérosexuel quand on
    aime les femmes, qu’on soit un homme ou une femme. » 
                       
                        Vous voulez ajouter quelque chose
                      sur l’hétérosexualité ?
  
                     
                       
                        Je crois
                      me signaler à l’observation clinique par un coefficient extrêmement faible
                      d’homosexualité. Ce qui d’ailleurs me distingue. 
                       
                        Vous distingue ?
                      
                     
                       
                        Ah oui,
                      nettement : ce qui me distingue des hommes en général. Je suis très peu
                      porté au collectif... 
                       
                     Autre citation de Lacan
                      que vous rapportez dans votre article : « Dieu est inconscient.  »
  
                     
                       
                     Ça aussi, c’est très bien. Oui. Cela pose la question du
                      pseudo-athéisme. 
                       
                     Pseudo-athéisme de
                      Lacan ?
  
                     
                       
                        Non, de
                      tout le monde. Pour être athée, et donc devenir inanalysable, il faudrait faire
                      vraiment beaucoup de théologie. Si vous dites « athée » sans savoir
                      de quoi est faite l’hypothèse dite divine... L’athéisme doit être pris au
                      sérieux, mais il n’est pas évident que ça existe. Un athée conséquent, moi, je
                      n’en connais pas. Et « Dieu est
                        inconscient » c’est bien posé parce qu’on ne voit pas pourquoi Dieu
                      serait doté d’une conscience, au sens humain du terme, c’est-à-dire d’une
                      représentation. Non. Ou plus exactement, si vous voulez, on a beau faire tout
                      ce qu’on veut à propos de Dieu, il doit subsister quelque chose dans
                      l’inconscient qui serait une hypothèse divine. Ou si vous préférez encore,
                      comme il l’a dit, de façon très forte, un peu à la Heidegger : « Tant qu’il y aura du dire, l’hypothèse de Dieu sera posée. » Tant qu’il y aura du dire. 
                       
                       Pourquoi insistez-vous sur
  « dire » ?
  
                     
                       
                        Si on
                      devient de plus en plus familier des problèmes de langage au sens très large,
                      l’hypothèse de Dieu qu’est le dire lui-même se pose. On n’est pas obligé d’y
                      répondre positivement, mais enfin, l’hypothèse est là. Il serait étrange de
                      s’occuper du langage sans rencontrer cette hypothèse qui concerne en général
                      les œuvres monumentales du passé... 
                       
                        Le « parlêtre » :
                      vous aimez bien cette expression de Lacan. « Le langage est corps ».
                      Les séminaires de Lacan, c’était ça selon vous ?
  
                         C’était ça. Et,
                      la psychanalyse en général c’est ça. Le parlêtre,
                      c’est beau, c’est bien vu, c’est du Heidegger chez Lacan. 
                       
                        Lacan : poète ?
                      
                     
                       
                        Non, il
                      n’avait pas l’oreille pour la poésie. Une sorte... d’inaptitude. Ça c’est très
                      frappant, et c’est quelque chose qu’on peut souligner en passant. C’est
                      toujours la question de l’art, de la poésie... 
                       
                        Mais il me semble que vous avez déjà écrit
                      le contraire, que finalement Lacan était un poète.
  
                     
                       
                        Non,
                      sûrement pas. Ou alors un poète au sens romantique du
                      mot, avec une sorte de poétisation extrême de l’existence, parce que sa vie
  était très passionnante. 
                       
                        Selon vous, il n’y avait pas une poésie, une
                      esthétique de langage dans ses écrits ?...
  
                     
                       
                        C’était
                      son ambition. Cette ambition a culminé dans l’embarras avec une certaine forme
                      de charabia parfois. 
                       
                        Vous voulez dire que Lacan était
                      laborieux ?
  
                     
                       
                        Il aurait
                      voulu avoir cette espèce de don sublime pour avoir un rapport aisé au langage.    Il avait quand même très
                      certainement un certain rapport pour parler de « langage-corps », etc.
  
                     
                       
                         Certes,
                      c’était son sujet. C’est très beau des gens qui s’efforcent vers ce qu’ils
                      sentent comme essentiel. Cela ne veut pas dire qu’ils l’atteindront, mais c’est
                      très beau qu’ils fassent cet effort. 
                       
                        Mais vous êtes très condescendant
                      quand vous parlez de Lacan comme ça...
  
                     
                       
                        Mais
                      oui... Je sais de quoi je parle. Je crois vraiment qu’il vaut mieux être un
                      grand écrivain que Lacan. 
                       
                        Pourquoi ?
                      
                     
                       
                        Parce que
                      je pense qu’il vaut toujours mieux être un grand artiste plutôt qu’un piéton de
                      la pensée aussi magistral soit-il. 
                       
                        Pourquoi avez-vous intitulé votre
                      article du Monde du 13 avril
                      2001 « Passion de Lacan » ?
  
                     
                       
                        Parce que
                      c’est quelqu’un qui a vécu en effet une sorte de passion. Il était absolument
                      passionné par son truc. D’abord il était en guerre permanente, contre l’internationale
                      psychanalytique, contre les psychanalystes, contre les philosophes, contre les
                      universitaires ou les anthropologues, etc., comme Lévi-Strauss parce que
                      Lévi-Strauss n’a jamais rien compris à la psychanalyse, c’est le moins qu’on
                      puisse dire. Comme personne d’ailleurs ne comprend vraiment ce que Freud a dit
                      de fondamental. Foucault était assis à côté de moi lors d’un séminaire fameux
                      où Lacan essayait de lui démontrer qu’il n’avait pas vu ce qu’il y avait à voir
                      dans les Ménines de
                      Velasquez, c’est-à-dire la fente de l’Infante. Alors c’était évidemment des
                      rapports de force... Il était en guerre avec tout le monde, avec son entourage,
                      avec ses disciples, avec les membres de son école. « Seul comme je l’ai toujours
  été », rappelez-vous cette formule : « Seul comme je l’ai
    toujours été. » Voilà.
  « On n’est pas si seuls somme
    toute... » Voilà. C’était quelqu’un qui se considérait comme
                      absolument seul. Et dont la passion était, « seul », de le rester
                      tout en faisant semblant d’être fondateur d’une école d’un enseignement. C’est
                      le paradoxe. C’est la contradiction qui est intéressante, là. Très seul... 
                       
                        Avez-vous connu Picasso ?
                      
                     
                       
                        Non, c’est
                      un de mes regrets d’ailleurs... 
                       
                        Et Dora Maar qui a été en analyse
                      avec Lacan, l’avez-vous connue ?
  
                     
                       
                     Non. Ce que j’ai bien connu en revanche c’est la question de
                      Sylvia. Il est bien évident que le nom de Bataille était un problème considérable dans la région Lacan.
                      Considérable. Et que Laurence Bataille en a elle-même subi les conséquences.
                      J’ai dîné un seul soir avec Laurence Bataille. Je lui ai fait part de mon
                      admiration sincère et d’ailleurs continuelle pour son père, pour son
                      géniteur... à qui elle ressemblait beaucoup. Elle m’a interrompu en
                      disant : « Écoutez non,
                        quand on écrit certaines choses, on devrait penser à sa progéniture »,
                      etc. Voilà les familles. Donc le nom de Bataille a été censuré. Ce qui ne veut
                      pas dire qu’il n’a pas continué à exister comme adresse, etc. C’est quelque
                      chose qui aurait dû être étudié depuis longtemps et qui est absolument
                      stupéfiant : le rôle du nom de Bataille dans... la région. La région c’est
                      aussi bien les sœurs de Sylvia. Tout ça n’a pas été étudié par tabou. Cela me
                      paraît très important. Pourquoi Bataille était-il objet chu de cette
                      constitution familiale, avec une hostilité des femmes considérable, bien
                      sûr ? Il aurait rendu les filles immariables... c’est très mal vu d’être
                      Bataille pour les matriarches de la région, n’est-ce pas, très très mal vu.
                      Très mauvaise réputation. Et pour ce qui est de Picasso, c’est la même chose.
                      Picasso et le minotaure devaient avoir très mauvaise réputation aussi... une
                      vie qui n’est pas souhaitable. Trop de liberté. 
                       
                       Au fait, vous et Lacan n’aviez pas
                      vraiment les mêmes centres d’intérêt culturels ?
  
                     
                       
                       Lacan n’a jamais
                      vraiment parlé quand on s’est vu des choses qui m’intéressaient sur ce plan-là.
                      Donc, Picasso... Joyce... il trouvait que c’était à côté... C’était un vieil
                      homme. 
                       
                       Lacan, un vieil homme ?
                      
                     
                       
                        Un jour,
                      je l’ai fâché parce que je lui ai dit : « Au fond, vous êtes un
                      bourgeois d’avant guerre. » Il avait du mal à voir ce qui s’était passé au
                      XXe siècle. Si on ne sait pas ce qu’est la culture du XXe siècle, si on décide
                      qu’elle n’a pas existé, on peut s’enfermer avec Lacan, mais enfin... 
                       
                        Il décidait qu’elle n’avait pas
                      existé cette culture du XXe siècle ?
  
                     
                       
                        Il n’était
                      pas au courant. Ça a été 40, sa formation de psychanalyste, Freud... Freud
                      c’est déjà beaucoup... dans l’ignorance générale, c’est beaucoup, c’est très
                      bien Freud. L’intention que j’avais avec Lacan, c’était de le faire passer de
                      Gide à Joyce : vous voyez, il y a un abîme quand même. 
                       
                        Vous n’y êtes pas arrivé ?
                      
                     
                       
                        Je crois
                      qu’il n’a pas compris, non... 
                       
                        Vous avez essayé de l’emmener en Chine, et
                      vous n’y êtes pas parvenu : pourquoi ?
  
                     
                       
                        Je n’y
                      suis pas parvenu parce qu’il y avait un problème de protocole. Il a été fâché
                      de voir que j’étais en quelque sorte le chef de la délégation. Il était
                      considéré comme étant sous mes ordres. J’ai quand même fait beaucoup. J’ai fait
                      envoyer une voiture de l’ambassade chinoise, enfin officielle, au 5, rue de
                      Lille et je pense qu’il a dû être choqué parce qu’un Chinois a dû lui dire (il imite l’accent chinois) :
  « Alors vous êtes un vétéran de Tel
    Quel ? » Et puis il voulait emmener une de ses élèves, comme il
                      disait, et dont il semblait ne pas vouloir se passer. Or, à ce moment-là,
                      c’était très difficile d’obtenir des passeports... Moi, je n’emmène pas les
                      maîtresses. Si, j’emmène ma femme, cela va de soi, mais à part ça, non. Il y
                      avait un autre participant qui voulait emmener son ami dont il ne s’était pas
                      séparé une seule nuit depuis des années, mais enfin, bon, on ne pouvait pas.
                      Lacan a annulé à la dernière minute. 
                       
                        Avez-vous fréquenté les séminaires de Lacan
  à la fin de sa vie ?
  
                     
                       
                        L’affaire
                      chinoise, le fait qu’il ait préféré ne pas vivre cette aventure, qui était
                      pourtant extraordinairement intéressante, a un peu refroidi nos relations. Donc
                      c’était en 1975, par là. Il est mort en 1981. Dans les dernières années, je
                      suis allé quand même une fois voir le séminaire. Il n’a presque pas parlé,
                      c’était vraiment... très silencieux. Alors, la fin, je ne l’ai pas suivi parce
                      que je trouvais que cela devenait pénible. Je ne l’ai plus vu. Je me souviens
                      d’un séminaire plus fermé un soir où Lacan était là à s’ennuyer, un peu vieux
                      roi fatigué. Ses derniers séminaires étaient très silencieux et très pénibles.  Il continuait pourtant d’exister de
                      telles frénésies de transfert à son sujet... Je n’ai jamais marché là-dedans.
                      J’ai horreur des rassemblements religieux autour du mourir. 
                       
                        Vous aviez été quand même très
  « accro » à ses séminaires...
  
                     
                       
                        C’est
                      vraiment les seuls endroits où j’ai eu l’impression que quelqu’un prenait des
                      risques réels en commençant à parler, et en s’écoutant parler, et en
                      poursuivant. Et puis ça pensait, quoi, tout simplement. C’est toujours
                      intéressant de voir quelqu’un penser. Ça pense peu en général. Ou alors les
                      gens récitent des pensées, mais ce n’est pas la même chose. 
                       
                        Vous n’étiez pas vraiment amis à
                      proprement parler ?
  
                     
                       
                     Avec Lacan, j’ai eu une sorte de relation très épisodique et
                      assez intense. 
                       
                        Vous dites « des relations
                      très intenses »...
  
                     
                       
                        Des
                      relations très intenses parce qu’on ne pouvait pas parler avec lui sans que
                      cela ait immédiatement une portée, un sens particulier. Si vous preniez la
                      parole avec Lacan, immédiatement ce que vous disiez était écouté d’une certaine
                      façon. Et du coup, vous vous entendiez vous-même, vous écoutiez ce que vous
                      disiez. 
                       
                        Donc, l’intensité se situait...
                      
                     
                       
                        ... dans
                      le dire. 
                       
                        Quel était votre rôle dans cette
                      relation ?
  
                     
                       
                        Lacan a
                      dit un jour : « Les
                        sentiments sont toujours réciproques », et je crois que tout ce que
                      je viens de dire de lui est donc pertinent par rapport à ce qu’il devait
  éprouver de moi. 
                       
                        Lacan connaissait par cœur Spinoza. Or,
  « La perfection, disait
                      Spinoza, est la joie... »
                      Lacan l’appliquait-il ?
  
                     
                       
                        Lacan
  était arrivé à une sorte de gai savoir, qui implique une certaine joie. Je ne
                      suis pas sûr que cette joie n’ait pas connu un assombrissement... étrange vers
                      la fin. L’assombrissement... Je crois qu’il y a eu là peut-être quelque chose
                      qui a craqué... 
                       
                        Qu’avez-vous observé
                      d’autre ?
  
                     
                       
                       Il y avait chez
                      Lacan une extrême violence. Une extrême violence et un côté furieux, au sens du
                      fou furieux, furibond. Il y avait quelque chose de l’ordre de la fureur. 
                       
                       Qu’est-ce qu’il cherchait finalement
                      Lacan... selon vous... qu’est-ce qu’il cherchait ?
  
                     
                       
                        (Il réfléchit) L’amour qu’il
                      n’a pas obtenu. 
                       
                        Qu’il n’a pas obtenu... ?
                      
                     
                       
                        Il n’a pas
  été aimé. 
                       
                        ... Qu’il n’a pas obtenu
                      quand ?
  
                     
                       
                         Jamais. 
                       
                        Vous voulez parler de sa vie, de
                      son enfance ? 
  
                     
                       
                       Oui. De tout. De
                      sa constitution. Il n’a pas été aimé. Il y a de quoi devenir furieux. Et je
                      pense que ça le tourmentait, beaucoup. Et, je crois qu’il aurait voulu une
                      reconnaissance beaucoup plus large, la soumission de l’université, la
                      réalisation d’un rêve mégalomaniaque, une volonté de puissance généralisée,
  être sacré. Je crois qu’il a eu ce rêve de toute-puissance. 
                       
                        Pour avoir l’amour que selon vous
                      il n’aurait jamais obtenu ?
  
                     
                       
                        J’ai
                      toujours eu l’impression qu’il n’avait pas été guéri d’un bobo d’amour. D’un
                      gros bobo. Ça n’allait pas, quoi. 
                       
                        Une ou deux anecdotes pour
                      conclure ?
  
                     
                       
                       Cela se passe
                      dans les années 1970. Lacan n’est plus très jeune. Nous sommes quelque part
                      dans une soirée. Lacan est assis par terre. Moi je suis assis à côté de lui, et
                      il y a Sylvia pas loin qui bavarde... À un moment donné il veut se lever. Vous
                      allez voir, c’est très révélateur. Il veut se lever, il trébuche. Immédiatement
                      je m’arrange pour qu’il tienne debout... Et Sylvia me dit : « Mais laissez-le maintenant, il est grand. » (Silence) Ai-je besoin de
                      commenter ? Non... « il est grand
                        maintenant » : ce n’est
                          pas la peine de l’aider à marcher... On ne dit pas ça ! On ne dit pas
  ça en cherchant l’accord... enfin, en cherchant le sous-entendu érotique avec
                      quelqu’un de plus jeune. C’est choquant. Je vais maintenant terminer par une
                      autre anecdote, c’est lorsque j’arrive chez Lacan, un jour, pour lui montrer un
                      texte sur Georges Bataille, et il y avait Sylvia qui me dit (il prend une voix désabusée) :
  « Ah, vous vous intéressez à
    Georges ? » 
                       
                       Et donc ?
                      
                     
                       
                       Pour moi
                      Bataille, ce n’était pas « Georges », et Lacan n’était pas un
                      enfant... 
                       
                     
                       
                     Philippe Sollers  
                      
                     Propos recueillis par
                      Sophie Barrau, le 15 juin 2001
                      
                     Lacan même, Navarin,
                      2005   |