Philippe Sollers

Lacan même

  Sollers Lacan, 1975

Philippe Sollers avec Jacques Lacan, Paris, 1975

 

   La première fois que j’ai vu Lacan, c’était en 1965. Je venais de publier un livre qui s’appelle Drame et j’étais allé écouter par curiosité son séminaire. Il m’avait fait signe, on a déjeuné ensemble, et il était persuadé que j’étais au courant de ce qu’il appelait lui-même son « enseignement » et que j’y étais déjà sensible. Or pas du tout. Et la première fois que nous avons dîné ensemble, il m’a demandé quel était mon projet de thèse. Or évidemment je ne faisais pas de thèse. Pour Lacan, quelqu’un qui existait dans le langage était forcément un universitaire...

 

   Il pensait que vous étiez un « élève »?

 

   Oui, il y a là comme un malentendu très productif dès le début. C’était un rapport étrange, intéressant...

 

  Ce malentendu initial a-t-il été le fil conducteur de votre relation ?

 

  Le fil conducteur de la relation est passé par une curiosité réciproque. Moi ce qui m’intéressait chez Lacan, c’était sa pratique. Je ne suis jamais entré en analyse moi-même, mais ça m’intéressait beaucoup de savoir comment fonctionnait le rapport qu’il entretenait entre sa pratique et son discours. Et à ce moment-là j’ai suivi, pendant des années, avec beaucoup d’intérêt, ses séminaires. Séminaires atypiques puisque finalement ils étaient ouverts à tout va, et qu’il ne s’ensuivait aucun diplôme particulier ni aucune aptitude particulière. C’était un lieu pré-gauchiste si vous voulez, ou post-gauchiste, enfin quelque chose qui détonnait complètement dans la société française...

 

   Quel intérêt immédiat avez-vous trouvé dans ses séminaires ?

 

   Je me contentais d’étudier sa logique et la façon dont il improvisait parce que je trouvais qu’il était un remarquable orateur, c’est-à-dire un très grand professionnel de l’improvisation.

 

   Ses détracteurs lui reprochent un petit peu ça, c’est-à-dire d’avoir fait du théâtre...

 

   Mais certainement. C’était un théâtre des plus intéressants, le meilleur que j’aie vu de ma vie et de très loin. La respiration, le dérapage, la digression, la reprise, les soupirs, le fait de revenir sans cesse à ce qui l’intéressait : c’est le plus grand théâtre que j’aie vu, et ce n’est pas péjoratif dans mon discours. Il y avait un côté à la fois comique, pathétique, enragé, plaintif. Tout ça c’était vécu : son corps était intéressant... son élocution... Le « Télévision » filmé par Benoît Jacquot, plan fixe, discours écrit et récité, c’est la plus mauvaise façon, à mon avis, d’aborder Lacan. Il fallait le prendre dans ses hésitations, ses repentirs, ses silences, ses coups de gueule...

 

   Et en tête-à-tête, ça se passait comment ?

 

   Quand il sortait de son cabinet, après ses séances, vers 19 h 30, 20 heures, on allait en face de chez lui, dîner, comme ça, rapidement...

  

   Au restaurant La Calèche ?

 

   À La Calèche, c’est ça. On buvait du champagne rosé dont il m’arrosait très gentiment... Et là la conversation était libre, elle pouvait sauter d’un sujet à l’autre et c’était très agréable. Je crois que je le détendais.

 

   Est-ce qu’il n’y avait pas finalement entre vous quelque chose qui tournait un peu autour du pot ? Vous dites qu’il aurait peut-être aimé vous « allonger ».

 

   Je pense qu’il s’est demandé comment on pouvait être comme moi sans passer par l’analyse. Je pense qu’il se l’est vraiment demandé, comme il se l’est demandé à propos de Joyce ou d’autres. Cela me paraît tout naturel d’être comme je suis sans passer par la psychanalyse et l’université. Comment peut-on être un corps pleinement agissant sans être membre d’un corps constitué ? C’est ça qui l’intriguait chez moi.

 

  Il y a cette interpellation dans le séminaire  Encore  : « Sollers est comme moi : il est illisible. »

 

   Ce « comme moi » va très loin quand même. C’est une appropriation. Moi je n’aurais jamais dit « Lacan est comme moi ».

 

   Vous auriez dit quoi ?

 

   J’aurais dit « Lacan c’est Lacan, et il m’intéresse ». Donc je pense que le transfert a été réciproque et à mon avantage.

 

   À votre avantage. Mais vous ?

 

   Je me livre volontiers au transfert quand ma curiosité est en jeu. Et je le dénoue tout naturellement quand ma curiosité n’est plus en jeu (il rit).

 

   Lacan vous a écrit deux dédicaces sur ses livres.

 

   « On n’est pas si seuls somme toute », sur les Écrits parus en 1966. C’est le commencement de la partie. Cela veut dire « Vous êtes seul, je suis seul, mais on n’est pas si seuls ». La deuxième c’était pour  Télévision  et c’est très étrange... : « Cher Sollers qui s’est déjà dérangé pour ça.  » « Ça » : il parle de cette télévision-là dont il a eu certainement l’impression lucide que ce n’était que ça.

 

   Les ouvrages de Lacan vous intéressaient-ils en eux-mêmes ? son style, etc. ?

   J’ai relu les Écrits. Cela a beaucoup vieilli, par pans entiers, à cause du fait que c’est sur-écrit avec une sorte d’embarras par rapport à l’écriture.

 

  Embarras ?

 

  Oui, oui, un embarras réel, une préciosité.

 

  D’ailleurs comment définiriez-vous l’adjectif lacanien aujourd’hui employé à toutes les sauces ?

 

  Les lacaniens sont des gens intoxiqués par le discours de Lacan, et qui font moins bien que lui. Donc de même que Marx a dit qu’il n’était pas marxiste et que Freud n’était pas freudien, Lacan n’a jamais été lacanien... « Lacanien », cela relève d’intérêts tout à fait compréhensibles et parfois du grotesque. Les lacaniens sont incultes (silence) ; lacanien ça veut dire inculte. Marxiste aussi, et freudien aussi. Freud, Marx, Lacan étaient des gens extrêmement cultivés (il rit).

 

   On lui a reproché son apparence, sa manière d’être par rapport à l’autre, de bouger, de parler... Et vous ?

 

Au contraire ! Le fait de susciter une telle fascination, une telle séduction, c’était très bon signe. Chacun son style ! (rire) Il prenait une place affirmative considérable par le fait d’avoir ce corps-là, et d’avoir cette voix-là, et de se comporter comme ça, comme un tyran extrêmement désagréable par moments, ou alors absolument charmant, rigolo. Bref, il avait une présence, comme on dit, et les gens qui ont une présence, moi, ne me gênent pas. Au contraire.

 

   Et vos conversations, c’était un dialogue ?

 

Oui, un bavardage réciproque. C’était une des personnes les plus amusantes que j’aie rencontrées.

 

   Par exemple ?

 

   Il fait partie des gens qui ne parlent pas directement. Il y avait un jeu d’échecs immédiat dans la conversation. C’était une conversation entre systèmes logiques, et ça c’est amusant. Lacan était tout sauf un progressiste ou un humaniste. C’est quelqu’un qui pensait que l’être humain a vraiment de très très mauvaises intentions. Il pensait donc des choses extrêmement raides à ce sujet. Un pessimisme transformé malgré tout en gai savoir. C’est étonnant : comment peut-on avoir à la fois un pessimisme aussi profond, aussi radical, et le prendre un peu à la rigolade quand même. Parce qu’il était rigolo.

 

  Par exemple ?

 

    C’était dans l’attitude, et il y a des jeux de mots de Lacan : « les petits souliers » pour parler des analystes, enfin des choses comme ça. Ce sont des choses drôles. Le Panthéon qu’il désignait : il levait le bras et il disait : « Le vide-poches d’en face. » C’est assez joli, c’est drôle. Les cercueils qui sont là, «  c’est un vide-poches »... Ou alors, le fait de publier, avec un jeu de mots sur la « poubellication ». Voilà, c’est assez beau...

 

   Quoi d’autre ?

 

   J’entends sa voix de temps en temps faire surtout les soupirs.

 

   À quoi correspondaient-ils finalement ?

 

  Au fait d’être fatigué par une journée épuisante, d’avoir entendu toujours les mêmes choses, toujours les mêmes sottises, ou les mêmes délires. Vous savez, une journée avec dix hystériques, quinze névrosés obsessionnels (il rit) et quatre pervers, plus trois psychotiques potentiels !!! Lacan était quelqu’un qui vivait parmi les malades, tout le temps. L’analyse... Les gens qui font une analyse ne le font pas parce qu’ils vont bien. Même si l’analyste n’intervient pas et se tait, il lui faut payer de son corps lorsque quelqu’un est en train de l’entraîner dans ses rêves ou dans ses délires...

 

    Lorsque vous vous êtes rencontrés, Tel Quel, la revue dont vous vous occupiez avec quelques camarades existait déjà ?

 

   Oui, nous sommes en 1965 et Tel Quel a déjà cinq ans. Lacan se dit : « Il y a ce type qui fait une revue avec des gens, un tas de monde... » Lacan était tout à fait sur la marge... Foucault n’était pas au Collège de France, Barthes non plus, Derrida n’était pas connu, etc., bon. Ce qui l’intéressait, c’était le surgissement d’une publication bizarre puisqu’elle était faite par des gens qui n’étaient pas dans l’Institution et qui avaient décidé de se servir d’un certain nombre de personnes rejetées par ces mêmes institutions pour attaquer lesdites institutions. Et là de les prendre de l’intérieur. C’est une forme d’entrisme que nous avons pratiquée à haute dose.

 

   Qu’est-ce qui vous intéressait chez Lacan ?

 

   Sa profonde culture théologique. On pouvait parler de saint Augustin, ce qui n’est pas courant.

 

  Vous vous êtes vraiment fréquentés à quelle période ?

 

   Dans les années 70. Je me souviens de la période où Lacan a été chassé de l’École normale supérieure par la gendarmerie et les CRS. Avec quelques-uns j’ai occupé le bureau du directeur de l’École normale supérieure. Nous manifestions notre réprobation. Je l’ai beaucoup vu dans les jours qui ont suivi parce que tout le monde l’avait laissé tomber. Je me suis retrouvé à ce moment-là dans des situations parfaitement cocasses : tout le monde lui tournait le dos, et il fallait faire sortir des articles dans la presse... C’est ainsi que nous avons déjeuné un jour dans la salle à manger de l’Express avec Madame Françoise Giroud qui nous a reçus très aimablement et qui a fait faire un article... Et on était pendus au téléphone pour essayer d’obtenir des articles dans Le Monde ou ailleurs. Tout le monde était très hostile à Lacan. C’était le rétablissement de l’ordre. Il y a une question politique aussi. Beaucoup de mouvements subversifs étaient partis comme par hasard de l’École normale supérieure. Et Lacan était rendu en quelque sorte responsable, compte tenu de ses improvisations qui pouvaient passer pour des appels à l’insurrection. Donc on l’a chassé.

 

   À ce moment-là quel Lacan avez-vous découvert ?

 

   C’était quelqu’un de charmant. On allait déjeuner, on essayait d’appeler les journalistes, on essayait d’arranger les choses. Il a dû penser que j’étais bien gentil... (il rit)... Ce qui est vrai, non ?

 

  Il y a trois ou quatre citations de Lacan que vous aimez mentionner dans un article que vous lui avez consacré dont « La femme n’existe pas ».

 

   Oui, c’est quelque chose qui a produit beaucoup d’émotion dans le public. Un jour il a dit ça : « La femme n’existe pas. » C’est une formule majeure. C’est du même ordre que la formule « Que veut l’hystérique ? Un maître sur lequel elle règne ». Quand il a dit : « La femme n’existe pas », l’accent est mis sur « la ». C’est du même ordre qu’ « une femme n’est pas toute », ou que « rien n’est tout »...

 

   L’incomplétude...

 

   L’incomplétude, voilà, et c’est pour faire passer au loin la petite musique de la castration. À l’époque cette formule a provoqué un sursaut hystérique chez les femmes comme chez les hommes. C’est en effet, là, tout à coup, une sorte de blasphème presque antireligieux, si on considère à fond la question. Mais c’est une question de bon sens analytique, pour peu qu’on le comprenne, moi ça me paraît évident.

 

   Lacan figure dans votre roman Femmes paru en 1981 ?

 

   Lacan est un personnage de Femmes. Si j’ai écrit ce livre, ce n’est pas sans rapport avec Lacan. Je fais son portrait dans ce livre, sous le nom de Fals...

 

   Pourquoi avoir appelé le personnage de Lacan, Fals ?

 

   Fals indique une dimension un peu diabolique, si vous voulez, « Falssss »... vous entendez « falsification », non ? Possibilité du faux. Possibilité du faux qui dit vrai.

 

  Autre citation de Lacan que vous chérissez : « Il n’y a pas de rapport sexuel » ?

 

« II n’y a pas de rapport sexuel », cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des actes sexuels constants. C’est tout simplement qu’il n’y a pas de rapport mathématique. La formule que je préfère de Lacan finalement c’est : « On est hétérosexuel quand on aime les femmes, qu’on soit un homme ou une femme. »

 

   Vous voulez ajouter quelque chose sur l’hétérosexualité ?

 

   Je crois me signaler à l’observation clinique par un coefficient extrêmement faible d’homosexualité. Ce qui d’ailleurs me distingue.

 

   Vous distingue ?

 

   Ah oui, nettement : ce qui me distingue des hommes en général. Je suis très peu porté au collectif...

 

Autre citation de Lacan que vous rapportez dans votre article : « Dieu est inconscient.  »

 

Ça aussi, c’est très bien. Oui. Cela pose la question du pseudo-athéisme.

 

Pseudo-athéisme de Lacan ?

 

   Non, de tout le monde. Pour être athée, et donc devenir inanalysable, il faudrait faire vraiment beaucoup de théologie. Si vous dites « athée » sans savoir de quoi est faite l’hypothèse dite divine... L’athéisme doit être pris au sérieux, mais il n’est pas évident que ça existe. Un athée conséquent, moi, je n’en connais pas. Et « Dieu est inconscient » c’est bien posé parce qu’on ne voit pas pourquoi Dieu serait doté d’une conscience, au sens humain du terme, c’est-à-dire d’une représentation. Non. Ou plus exactement, si vous voulez, on a beau faire tout ce qu’on veut à propos de Dieu, il doit subsister quelque chose dans l’inconscient qui serait une hypothèse divine. Ou si vous préférez encore, comme il l’a dit, de façon très forte, un peu à la Heidegger : « Tant qu’il y aura du dire, l’hypothèse de Dieu sera posée. » Tant qu’il y aura du dire.

 

  Pourquoi insistez-vous sur « dire » ?

 

   Si on devient de plus en plus familier des problèmes de langage au sens très large, l’hypothèse de Dieu qu’est le dire lui-même se pose. On n’est pas obligé d’y répondre positivement, mais enfin, l’hypothèse est là. Il serait étrange de s’occuper du langage sans rencontrer cette hypothèse qui concerne en général les œuvres monumentales du passé...

 

   Le « parlêtre » : vous aimez bien cette expression de Lacan. « Le langage est corps ». Les séminaires de Lacan, c’était ça selon vous ?

 

  C’était ça. Et, la psychanalyse en général c’est ça. Le parlêtre, c’est beau, c’est bien vu, c’est du Heidegger chez Lacan.

 

   Lacan : poète ?

 

   Non, il n’avait pas l’oreille pour la poésie. Une sorte... d’inaptitude. Ça c’est très frappant, et c’est quelque chose qu’on peut souligner en passant. C’est toujours la question de l’art, de la poésie...

 

   Mais il me semble que vous avez déjà écrit le contraire, que finalement Lacan était un poète.

 

   Non, sûrement pas. Ou alors un poète au sens romantique du mot, avec une sorte de poétisation extrême de l’existence, parce que sa vie était très passionnante.

 

   Selon vous, il n’y avait pas une poésie, une esthétique de langage dans ses écrits ?...

 

   C’était son ambition. Cette ambition a culminé dans l’embarras avec une certaine forme de charabia parfois.

 

   Vous voulez dire que Lacan était laborieux ?

 

   Il aurait voulu avoir cette espèce de don sublime pour avoir un rapport aisé au langage.

   Il avait quand même très certainement un certain rapport pour parler de « langage-corps », etc.

 

    Certes, c’était son sujet. C’est très beau des gens qui s’efforcent vers ce qu’ils sentent comme essentiel. Cela ne veut pas dire qu’ils l’atteindront, mais c’est très beau qu’ils fassent cet effort.

 

   Mais vous êtes très condescendant quand vous parlez de Lacan comme ça...

 

   Mais oui... Je sais de quoi je parle. Je crois vraiment qu’il vaut mieux être un grand écrivain que Lacan.

 

   Pourquoi ?

 

   Parce que je pense qu’il vaut toujours mieux être un grand artiste plutôt qu’un piéton de la pensée aussi magistral soit-il.

 

   Pourquoi avez-vous intitulé votre article du Monde du 13 avril 2001 « Passion de Lacan » ?

 

   Parce que c’est quelqu’un qui a vécu en effet une sorte de passion. Il était absolument passionné par son truc. D’abord il était en guerre permanente, contre l’internationale psychanalytique, contre les psychanalystes, contre les philosophes, contre les universitaires ou les anthropologues, etc., comme Lévi-Strauss parce que Lévi-Strauss n’a jamais rien compris à la psychanalyse, c’est le moins qu’on puisse dire. Comme personne d’ailleurs ne comprend vraiment ce que Freud a dit de fondamental. Foucault était assis à côté de moi lors d’un séminaire fameux où Lacan essayait de lui démontrer qu’il n’avait pas vu ce qu’il y avait à voir dans les Ménines de Velasquez, c’est-à-dire la fente de l’Infante. Alors c’était évidemment des rapports de force... Il était en guerre avec tout le monde, avec son entourage, avec ses disciples, avec les membres de son école. « Seul comme je l’ai toujours été », rappelez-vous cette formule : « Seul comme je l’ai toujours été. » Voilà. « On n’est pas si seuls somme toute... » Voilà. C’était quelqu’un qui se considérait comme absolument seul. Et dont la passion était, « seul », de le rester tout en faisant semblant d’être fondateur d’une école d’un enseignement. C’est le paradoxe. C’est la contradiction qui est intéressante, là. Très seul...

 

   Avez-vous connu Picasso ?

 

   Non, c’est un de mes regrets d’ailleurs...

 

   Et Dora Maar qui a été en analyse avec Lacan, l’avez-vous connue ?

 

Non. Ce que j’ai bien connu en revanche c’est la question de Sylvia. Il est bien évident que le nom de Bataille était un problème considérable dans la région Lacan. Considérable. Et que Laurence Bataille en a elle-même subi les conséquences. J’ai dîné un seul soir avec Laurence Bataille. Je lui ai fait part de mon admiration sincère et d’ailleurs continuelle pour son père, pour son géniteur... à qui elle ressemblait beaucoup. Elle m’a interrompu en disant : « Écoutez non, quand on écrit certaines choses, on devrait penser à sa progéniture », etc. Voilà les familles. Donc le nom de Bataille a été censuré. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas continué à exister comme adresse, etc. C’est quelque chose qui aurait dû être étudié depuis longtemps et qui est absolument stupéfiant : le rôle du nom de Bataille dans... la région. La région c’est aussi bien les sœurs de Sylvia. Tout ça n’a pas été étudié par tabou. Cela me paraît très important. Pourquoi Bataille était-il objet chu de cette constitution familiale, avec une hostilité des femmes considérable, bien sûr ? Il aurait rendu les filles immariables... c’est très mal vu d’être Bataille pour les matriarches de la région, n’est-ce pas, très très mal vu. Très mauvaise réputation. Et pour ce qui est de Picasso, c’est la même chose. Picasso et le minotaure devaient avoir très mauvaise réputation aussi... une vie qui n’est pas souhaitable. Trop de liberté.

 

  Au fait, vous et Lacan n’aviez pas vraiment les mêmes centres d’intérêt culturels ?

 

  Lacan n’a jamais vraiment parlé quand on s’est vu des choses qui m’intéressaient sur ce plan-là. Donc, Picasso... Joyce... il trouvait que c’était à côté... C’était un vieil homme.

 

  Lacan, un vieil homme ?

 

   Un jour, je l’ai fâché parce que je lui ai dit : « Au fond, vous êtes un bourgeois d’avant guerre. » Il avait du mal à voir ce qui s’était passé au XXe siècle. Si on ne sait pas ce qu’est la culture du XXe siècle, si on décide qu’elle n’a pas existé, on peut s’enfermer avec Lacan, mais enfin...

 

   Il décidait qu’elle n’avait pas existé cette culture du XXe siècle ?

 

   Il n’était pas au courant. Ça a été 40, sa formation de psychanalyste, Freud... Freud c’est déjà beaucoup... dans l’ignorance générale, c’est beaucoup, c’est très bien Freud. L’intention que j’avais avec Lacan, c’était de le faire passer de Gide à Joyce : vous voyez, il y a un abîme quand même.

 

   Vous n’y êtes pas arrivé ?

 

   Je crois qu’il n’a pas compris, non...

 

   Vous avez essayé de l’emmener en Chine, et vous n’y êtes pas parvenu : pourquoi ?

 

   Je n’y suis pas parvenu parce qu’il y avait un problème de protocole. Il a été fâché de voir que j’étais en quelque sorte le chef de la délégation. Il était considéré comme étant sous mes ordres. J’ai quand même fait beaucoup. J’ai fait envoyer une voiture de l’ambassade chinoise, enfin officielle, au 5, rue de Lille et je pense qu’il a dû être choqué parce qu’un Chinois a dû lui dire (il imite l’accent chinois) : « Alors vous êtes un vétéran de Tel Quel ? » Et puis il voulait emmener une de ses élèves, comme il disait, et dont il semblait ne pas vouloir se passer. Or, à ce moment-là, c’était très difficile d’obtenir des passeports... Moi, je n’emmène pas les maîtresses. Si, j’emmène ma femme, cela va de soi, mais à part ça, non. Il y avait un autre participant qui voulait emmener son ami dont il ne s’était pas séparé une seule nuit depuis des années, mais enfin, bon, on ne pouvait pas. Lacan a annulé à la dernière minute.

 

   Avez-vous fréquenté les séminaires de Lacan à la fin de sa vie ?

 

   L’affaire chinoise, le fait qu’il ait préféré ne pas vivre cette aventure, qui était pourtant extraordinairement intéressante, a un peu refroidi nos relations. Donc c’était en 1975, par là. Il est mort en 1981. Dans les dernières années, je suis allé quand même une fois voir le séminaire. Il n’a presque pas parlé, c’était vraiment... très silencieux. Alors, la fin, je ne l’ai pas suivi parce que je trouvais que cela devenait pénible. Je ne l’ai plus vu. Je me souviens d’un séminaire plus fermé un soir où Lacan était là à s’ennuyer, un peu vieux roi fatigué. Ses derniers séminaires étaient très silencieux et très pénibles.  Il continuait pourtant d’exister de telles frénésies de transfert à son sujet... Je n’ai jamais marché là-dedans. J’ai horreur des rassemblements religieux autour du mourir.

 

   Vous aviez été quand même très « accro » à ses séminaires...

 

   C’est vraiment les seuls endroits où j’ai eu l’impression que quelqu’un prenait des risques réels en commençant à parler, et en s’écoutant parler, et en poursuivant. Et puis ça pensait, quoi, tout simplement. C’est toujours intéressant de voir quelqu’un penser. Ça pense peu en général. Ou alors les gens récitent des pensées, mais ce n’est pas la même chose.

 

   Vous n’étiez pas vraiment amis à proprement parler ?

 

Avec Lacan, j’ai eu une sorte de relation très épisodique et assez intense.

 

   Vous dites « des relations très intenses »...

 

   Des relations très intenses parce qu’on ne pouvait pas parler avec lui sans que cela ait immédiatement une portée, un sens particulier. Si vous preniez la parole avec Lacan, immédiatement ce que vous disiez était écouté d’une certaine façon. Et du coup, vous vous entendiez vous-même, vous écoutiez ce que vous disiez.

 

   Donc, l’intensité se situait...

 

   ... dans le dire.

 

   Quel était votre rôle dans cette relation ?

 

   Lacan a dit un jour : « Les sentiments sont toujours réciproques », et je crois que tout ce que je viens de dire de lui est donc pertinent par rapport à ce qu’il devait éprouver de moi.

 

   Lacan connaissait par cœur Spinoza. Or, « La perfection, disait Spinoza, est la joie... » Lacan l’appliquait-il ?

 

   Lacan était arrivé à une sorte de gai savoir, qui implique une certaine joie. Je ne suis pas sûr que cette joie n’ait pas connu un assombrissement... étrange vers la fin. L’assombrissement... Je crois qu’il y a eu là peut-être quelque chose qui a craqué...

 

   Qu’avez-vous observé d’autre ?

 

  Il y avait chez Lacan une extrême violence. Une extrême violence et un côté furieux, au sens du fou furieux, furibond. Il y avait quelque chose de l’ordre de la fureur.

 

  Qu’est-ce qu’il cherchait finalement Lacan... selon vous... qu’est-ce qu’il cherchait ?

 

   (Il réfléchit) L’amour qu’il n’a pas obtenu.

 

   Qu’il n’a pas obtenu... ?

 

   Il n’a pas été aimé.

 

   ... Qu’il n’a pas obtenu quand ?

 

    Jamais.

 

   Vous voulez parler de sa vie, de son enfance ? 


 

  Oui. De tout. De sa constitution. Il n’a pas été aimé. Il y a de quoi devenir furieux. Et je pense que ça le tourmentait, beaucoup. Et, je crois qu’il aurait voulu une reconnaissance beaucoup plus large, la soumission de l’université, la réalisation d’un rêve mégalomaniaque, une volonté de puissance généralisée, être sacré. Je crois qu’il a eu ce rêve de toute-puissance.

 

   Pour avoir l’amour que selon vous il n’aurait jamais obtenu ?

 

   J’ai toujours eu l’impression qu’il n’avait pas été guéri d’un bobo d’amour. D’un gros bobo. Ça n’allait pas, quoi.

 

   Une ou deux anecdotes pour conclure ?

 

  Cela se passe dans les années 1970. Lacan n’est plus très jeune. Nous sommes quelque part dans une soirée. Lacan est assis par terre. Moi je suis assis à côté de lui, et il y a Sylvia pas loin qui bavarde... À un moment donné il veut se lever. Vous allez voir, c’est très révélateur. Il veut se lever, il trébuche. Immédiatement je m’arrange pour qu’il tienne debout... Et Sylvia me dit : « Mais laissez-le maintenant, il est grand. » (Silence) Ai-je besoin de commenter ? Non... « il est grand maintenant » : ce n’est pas la peine de l’aider à marcher... On ne dit pas ça ! On ne dit pas ça en cherchant l’accord... enfin, en cherchant le sous-entendu érotique avec quelqu’un de plus jeune. C’est choquant. Je vais maintenant terminer par une autre anecdote, c’est lorsque j’arrive chez Lacan, un jour, pour lui montrer un texte sur Georges Bataille, et il y avait Sylvia qui me dit (il prend une voix désabusée) : « Ah, vous vous intéressez à Georges ? »

 

  Et donc ?

 

  Pour moi Bataille, ce n’était pas « Georges », et Lacan n’était pas un enfant...

 

 

Philippe Sollers 

Propos recueillis par Sophie Barrau, le 15 juin 2001

Lacan même, Navarin, 2005