| Philippe
                      Sollers
                      
                     Le grand Figaro
                          
                     
                      
                        |  |  
                        | Emile Zola, Marcel Proust, Joseph Kessel, Georges Bernanos, François Mauriac, Paul Claudel |    
                       
                     Qu'est-ce qu'un grand journal? À la longue, celui qui aura
                      publié le plus de grands écrivains. Comme les journalistes passent et que les
                      grands écrivains restent, la démonstration dans le temps peut être éclatante.
                      Les journalistes, sauf de rares exceptions, écrivent mal et sont désespérés de
                      disparaître dans le niagara de l'information. Les
                      meilleurs écrivains, eux, apparaissent dans un journal comme des bouées
                      inattendues de couleur. Les autres écrivent en noir et blanc, eux en bleu, vert
                      ou rouge. La palme, ici, au moins jusqu'en 1944, appartient au Figaro,
                      moins académique qu'on a pu le croire.  
                       
                     Jugez-en : Barbey d'Aurevilly, Théophile
                      Gautier, Zola, Mirbeau, Proust, Bernanos, Montherlant, Morand, Mauriac,
                      Claudel, Gide. Qui dit mieux? Qui pourra dire mieux? À moins de rêver d'une
                      apocalypse, plus de journaux, plus d'écrivains, plus d'Histoire, le papier
                      continuera à parler à travers le temps. 
                       
                     Théophile Gautier, le héros de 1830, le jeune homme au gilet
                      rouge: « Nous regardions en ce temps-là les critiques comme des cuistres, des
                        monstres, des eunuques et des champignons. » Barbey?
                      Il commence bien: « Les sots, les ignorants, les ennuyeux, seuls grands
                        coupables qu'il y ait en littérature. » L'embêtant, c'est qu'il devient ultra-réactionnaire en 1872, allant jusqu'à parler des « atroces
                          bandits de la Commune, ces exécrables assassins ». Mais voici Zola s'en
                      prenant à Hugo en 1880. Il incarne tout, Hugo, on lui voue un culte exagéré, « on
                        lui donne le siècle de haut en bas, de long en large. » Son dernier poème,
  « l'Ane », est un « incroyable galimatias », une boursouflure de « gâtisme
    humanitaire ». « Il y a eu quelque lésion du génie dans ce crâne.
      L'homme s'est cru Dieu, et il annonce comme autant de vérités les incroyables
      enfantillages de ses rêveries séniles. » On veut faire une statue à Dumas?
                      Zola s'insurge, il vaudrait mieux en faire une à Balzac ou à Stendhal (« esprit
                        supérieur »). En 1896, le grand Zola se déploie (nous sommes toujours dans
  « le Figaro ») dans un texte admirable: « Pour les juifs ». À ses yeux, les antisémites
                      vont laisser sur eux un « épouvantable document », « amas d'erreurs,
                        de mensonges, de furieuse envie, de démence exagérée », un vrai bourbier. C'est
                      l'affaire Dreyfus, et toutes ses conséquences. 
                       
                     Zola peut-il dormir tranquille? Mais non, c'est maintenant
                      Mirbeau qui l'attaque, puisqu'il brade son indépendance en se présentant à
                      l'Académie. Comme quoi, il restait chez lui « un vieux germe de servitude ».
                      Mirbeau défend Monet, « très rare, très puissant artiste » et a cette formule,
                      toujours actuelle: « S'il est permis, en ces temps d'agitation imbécile, de
                        s'occuper encore de quelque chose de noble, où la boueuse politique n'a rien à
                        voir. » La boueuse politique ? La voici dénoncée, le mardi 16 août 1904,
                      par un jeune inconnu, du nom de Marcel Proust, dans un texte extraordinaire: «
                      la Mort des cathédrales ». Le projet du gouvernement de l'époque, farouchement
                      anticlérical, est de désaffecter les églises qui pourront être transformées en
                      musées, en salles de conférences ou en casinos. Et le futur auteur d'« À la
                      recherche du temps perdu » devient un ardent défenseur du culte catholique, de
                      ses cérémonies et de sa mémoire. « Il n y a pas aujourd'hui de socialiste
                        ayant du goût qui ne déplore les mutilations que la Révolution a infligées à
                        nos cathédrales, tant de statues, tant de vitraux brisés », etc. Proust,
                      intimement catholique? Mais bien sûr. 
                       
                     Et voici un autre cri
                      d'alarme, peu écouté. C'est Joseph Kessel, en 1921, publiant « la
                      Débâcle des consciences en Russie » et « la Journée du citoyen soviétique ».
                      Corruption, délation généralisée: « Les regards sont inquiets, les bouches
                        silencieuses, les gestes prudents, on a peur de sa femme, de son ami, de son
                        frère. » C'est le règne de la Tcheka, ce sera celui du KGB, lui-même métamorphosé
                      en affairisme cynique et criminel (bonjour, ces temps-ci, au camarade Poutine
                      !). Conclusion de Kessel: « La journée du citoyen soviétique ne connaît ni
                        rêve, ni chant, ni espoir. Le plus grand crime du bolchevisme est peut-être
                        d'avoir tué chez ceux qu'il opprime la chaude et vibrante joie de vivre. »
                        Le Figaro ment-il alors, comme toute la presse « bourgeoise » ? On l'a dit. 
                       
                     En décembre 1932, dans un article intitulé « Au bout de la
                      nuit », un écrivain, et pas des moindres, salue Céline. C'est Bernanos. « M.
                        Céline a raté le prix Goncourt. Tant mieux pour M. Céline. » « M. Céline
                          scandalise. À ceci rien à dire, puisque Dieu l'a visiblement fait pour ça. »
  « Le Voyage au bout de la nuit » est, pour Bernanos, un « grand mouvement de
    poésie ». « J'essaie simplement de calculer sa puissance et sa portée,
      déjà mesurables d'ailleurs à certain grondement souterrain et à l'ébranlement
      de plusieurs gloires usurpées. » 
                       
                     Épatant Montherlant, en 1934, « Contre les biophages », c'est-à-dire contre ceux qui vous dérobent
                      votre temps: « Une apparente « misanthropie » est une nécessité vitale pour un homme de pensée. » Épatant Morand, en 1936, « Incognito » : « L'incognito est
                      mort, tué par les photographes. Les héroïsmes, comme les vices, deviennent
                      propriété internationale, et l'être visé, vidé de son secret, dépossédé de son
                      mystère, avoue à des millions d'exemplaires, par tous ses traits, par toute sa
                      personne, par sa pauvre figure qu'il cache en vain de la main. La photographie
                      proclame que rien n'est impénétrable, que rien n'est inavouable et que rien
                      n'est voilé. L'homme de demain aura-t-il droit à tout, sauf à l'ombre? »
                      Vous avez la réponse aujourd'hui, dans un monde devenu photo. 
                       
                     Et voici enfin le
                      grand Mauriac, qui n'en est qu'à ses débuts de formidable journaliste.
                      Août 1937: « Ce ne sont pas les idées seules qui nous séparent; ce ne sont
                        pas elles non plus qui suffisent à nous rapprocher, mais une certaine qualité
                        du regard que nous fixons sur autrui. Le regard d'André Gide en URSS vaut celui
                        de Georges Bernanos à Majorque. Ces deux écrivains si différents ont en commun
                        ceci : un œil clair qui trahit la loi de la jungle humaine... Il n'est rien qui
                        ne nous rend plus insupportable à tous, amis et adversaires, que d'appeler
                        assassin un assassin, et innocent un innocent, que de ne tenir aucun compte de
                        ce que les staliniens appellent "la ligne générale". » 
                       
                     En 1940, Gide n'est pas en forme et, coup de pied de l'âne,
                      souligne les erreurs grammaticales de Proust. En 1941, Claudel délire sur le «
                      Maréchal » (Pétain), avant de délirer, trois ans après, sur le « Général » (de
                      Gaulle). Restons avec le profond Mauriac, le 4 novembre 1939: « Au-dessus
                        des destins éphémères, aussi sanglants qu'ils nous apparaissent, les grandes
                        constellations brillent indifférentes aux passions criminelles. Le même clair
                        de lune que je regardais dormir, durant ces dernières nuits, dans le brouillard
                        des vignes dépouillées, nous rend sensible à travers le théâtre de Shakespeare
                        l'harmonie d'un monde dont ces luttes que nous croyons titanesques ne troublent
                        même pas le silence. » Sacré Mauriac: la guerre vient d'éclater, il écoute
                      la radio allemande et va « ravir chez l'ennemi » une suite de Bach et un
                      quatuor de Mozart. 
                       
                     Philippe Sollers
                      
                     
                       
                     Le Nouvel
                      Observateur du 7 juillet 2011
                      
                     
                       
                     Les grands écrivains publiés dans le Figaro, 1836-1941, anthologie
                      de Bertrand de Saint Vincent, préface de Jean d'Ormesson, Acropole, 640 p., 27
                      euros.   |