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 Le
                            Nouveau,
                              roman, éditions Gallimard
                              
   
                             
                           
                             
                          LE NOUVEAU ET L'INFINI       “Les
                            hommes pérorent, les femmes radotent, l’argent circule.”
  
                           
                             
                           Ainsi
                            va le monde. Ainsi le résume Philippe Sollers. Non plus du bruit et de la
                            fureur mais du vacarme et de la répétition.
  
                           
                             
                           Ritournelle
                            et routine, le monde tourne en rond dans une danse au-dessus du volcan toujours
                            plus effrénée. La jeunesse a beau crier “moins de
                            banques, plus de banquise”, les gilets jaunes continuer à brûler sur leur passage
                            tout signe de richesse ostentatoire, le monde bouge peu et le temps n’est pas
                            encore sorti de ses gonds.
  
                           
                             
                           André
                            Breton l’écrivait en 1922 “’est à croire qu’une coalition est toujours prête à
                            se former pour qu’il ne se passe rien”. Presque cent ans plus tard, la
                            coalition semble toujours aussi efficace.
  
                           
                             
                           Pour
                            faire tomber la coalition, rien de mieux que les écrivains.
  
                           
                             
                           Qu’est-ce
                            qu’un écrivain ? Un travailleur de la langue qui perturbe joyeusement l’ordre
                            ordinaire des jours. “Les jours se mêlent dans un ordre plus audacieux” dit
                            l’exergue de Hölderlin choisie par Sollers pour son dernier livre.
  
                           
                             
                           
                             
                           L’écrivain
                            est un contemporain absolu, un homme qui écrit avec ses oreilles, un corps qui
                            vit au paradis, vertige calme et léger au cœur du temps, donc affranchi de sa
                            loi, rajeunissant en vieillissant.
  
                           
                             
                           “Paradis
                            veut dire : transmutation immédiate du négatif en positif. Le doute devient
                            certitude, la fatigue repos, la terreur harmonie, l’horreur bonheur, l’angoisse
                            sérénité, la laideur beauté, la dispersion concentration le bavardage silence,
                            la torpeur éveil, la société tout entière une plage.”
  
                           
                             
                           L’écrivain
                            est le seul contemporain absolu, il vit en compagnie de ceux qui seront
                            toujours nouveaux, Saint-Simon, Rimbaud, Proust Dante, Homère, Shakespeare,
                            Joyce, Kafka, Montaigne. Il a aussi le privilège de voir simultanément les
                            vivants et les morts, les vivants dans les morts ou les morts dans les vivants,
                            par sédimentation ou surimpression. Il sait la contiguïté entre les lieux et la
                            continuité entre les êtres.
  
                           
                             
                           Un
                            classique c’est une œuvre qui n’a pas jamais fini de dire ce qu’elle a à dire
                            pensait Italo Calvino. Tout classique est une ressource inépuisable, une
  énergie renouvelable à l’infini. Encore faut-il un corps et un esprit
                            suffisamment affûtés et aguerris pour aller y puiser ce qui est à jamais
                            nouveau : toute l’éducation vise à cela. “C’est justement pour préserver ce qui
                            est nouveau et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être
                            conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un
                            ferment dans un monde déjà vieux” notait Arendt dans ‘La crise de l’éducation’.
  
                           
                             
                           Ce
                            qui est nouveau, ce n’est pas l’innovant, petit dieu tyrannique de notre époque
                            et son exclusif dispensateur de salut. S’adapter et innover comme seul impératif
                            catégorique ! Le supplice est assuré, la réussite aléatoire.
  
                           
                             
                           Le
                            neuf passe vite, l’innovant ne sait pas où il va, seul le nouveau résiste et
                            résiste parce qu’il échappe. Le neuf est déjà un vieillard, l’innovant une oie
                            sans tête engraissée par la frénésie du capital et de la publicité, seul le
                            nouveau insiste, persiste. Le Nouveau comme le nom du bateau du
                            grand-père Louis, comme le théâtre sans salle ni acteurs ni public que Sollers
                            décide de fonder pour que “tout s’y déroule en silence, à l’écoute de la
                            percussion des mots”.
                            
                           
                             
                           Car
                            le nouveau fuit les fans et les touristes. Il aime les chasseurs solitaires et
                            les navigateurs qui ont vu “des archipels sidéraux et des îles dont les cieux
                            délirants sont ouverts au vogueur”.
  
                           
                             
                           Comme
                            l’oracle qui se contente de faire signe sans rien dire ni montrer, le nouveau
                            est ce dieu furtif qui demande une patience insouciante pour l’approcher.
  
                           
                             
                           Une
                            patience insouciante ? Mais c’est une contradiction dans les termes Madame ! Et
                            pourtant il faut l’inventer cette patience qui ne se soucie pas ce qui va
                            arriver, qui ne force pas ce qu’elle attend, qui accepte d’attendre pour rien,
                            une patience sans inquiétude, débarrassée du sérieux et la gravité qui
                            assombrissent habituellement le visage des patients, une patience légère. Celle
                            de la littérature. Attendre pour rien, sans doute la seule façon de faire
                            arriver le miracle : le nouveau !
  
                           
                             
                           “Le
                            dieu extrême ne recommande rien sauf l’attente.” Non pas une attente
                            messianique ou rédemptrice, fruit de l’angoisse stérile et de l’espérance
                            vaine, mais une attente sans objet qui serait attentive enfin au moindre signe,
                            un geste, un sourire, une mouette qui fond sur vous, un souffle muet, un mot
                            qui percute.
  
                           
                             
                           “Les
                            mouettes du matin enveloppent le ciel, celles du soir font vibrer la mer.” ‘Veni, vidi, scripsi.’
                            C’est la loi de l’écrivain, son seul triomphe est de lire ce qui nous fait
                            signe, sans l’interpréter, juste pour le dire et le laisser résonner en nous.
  
                           
                             
                           “Arbres,
                            pensai-je, vous n’avez plus rien à me dire, mon cœur refroidi ne vous entend
                            plus” notait Proust il y a un siècle.
  
                           
                             
                           Le
                            dieu est imprévu, désinvolte, impromptu, présent par fulgurance, absent par
                            négligence. Ah l’enfer d’un dieu qui serait toujours présent, et l’enfer
                            redoublé d’un dieu toujours absent ! Soumission ou désespoir, deux formes
                            parfaites de d’horreur.
  
                           
                             
                           Le
                            dieu qu’il faut suivre n’est pas, il est dispensé d’être, il se contente
                            d’apparaître pour aussitôt se retirer. Multiple et intermittent, il surgit au
                            détour d’un mot, d’une beauté, d’un mouvement. Les fées et les sorcières, les
                            sirènes et les sylphes ont plus de chances de le croiser que tous les traités
                            de théologie de le connaître. Ce n’est pas un dieu qui sauve le monde, les âmes
                            ou ressuscite les corps ; il ne promet aucun royaume, ne nous condamne pas à l’exil
                            si notre foi faiblit car il ne demande pas à être obéi mais à être surpris.
                            Rapide comme la poésie, vif comme l’amour, il court-circuite dogmes et
                            idéologies, méprisant les fanatiques et les hypocrites, invulnérable aux
                            frustrations vengeresses des pauvres comme à l’arrogance stupide des riches.
  
                           
                             
                           Écoutez
                            ce que Shakespeare fait dire à Timon d’Athènes, ce noble qui finira par vivre
                            seul dans les bois : “Notre nature est damnée. Un peu d’or rendra blanc le
                            noir, beau le laid, juste l’injuste, noble l’infâme, jeune le vieux, vaillant
                            le lâche, il brisera les religions, bénira les maudits. Avec l’argent, le
                            savant courbe la tête devant l’imbécile cousu d’or. Tout est oblique”.
  
                           La
                            main qui écrit, elle, reste droite. Une phrase esquive, la suivante feinte, la
                            troisième touche. Et ainsi de suite. La mer n’a pas de fin, l’écriture non
                            plus. Pourquoi la vie en aurait une ?
  
                           
                             
                           Le
                            stylo du jeune Philippe prolonge les mouvements impétueux ou indolents des
                            voiles de son arrière-grand-père Henri, les feintes et les touches de l’épée de
                            son grand-père Louis. Précision,
                              douceur, musique.
  
 
                             
                             Paul-Henri Moinet
                            
                           Le
                            Nouvel Economiste, 26/03/2019
                               |