LE POLAR DU PAPE
par Philippe Sollers
Ce Benoît XVI est étrange: il a compris et vérifié que presque plus personne ne savait qui était exactement son Dieu, pourtant célébré, chaque jour, aux quatre coins de la planète. Il s’est donc mis,
avec humilité, au travail, d’où ce deuxième volume, intitulé, lui aussi, «Jésus de Nazareth».
Il suit le personnage principal, depuis sa montée triomphale à Jérusalem, jusqu’à son procès, sa crucifixion et sa résurrection. Il s’ensuit un polar métaphysique ahurissant, le contraire d’un film (et Dieu sait s’il y en a eu sur cette affaire qui occupe les siècles!), parce que vécu de l’intérieur.
Le pape lit, raconte, commente avec clarté, il connaît sa Bible et ses Evangiles sur le bout des doigts, aussi à l’aise avec l’hébreu qu’avec le grec, en finit avec le cliché des «juifs déicides», décrit le contexte politique de l’époque, mais pour insister sur le fait que l’événement Jésus ne doit pas être imaginé au passé, mais maintenant, ici, tout de suite. Vous êtes écrasés par l’idée de la mort? Vous haussez les épaules si on vous parle de «vie éternelle»? La vie éternelle n’est pas ce qu’on croit:
«L’expression “vie éternelle” ne signifie pas – comme le pense peut-être d’emblée le lecteur moderne – la vie qui vient après la mort, alors que la
vie présente est justement passagère et non
pas un vie éternelle. “Vie éternelle” signifie la vie elle-même,
la vraie vie, qui peut être vécue aussi dans le temps et qui ensuite ne s’achève pas par la
mort physique. C’est ce qui
nous intéresse : embrasser d’ores et déjà “la vie”, la vraie vie, qui ne peut plus être détruite par rien ni par personne.»
Les premiers chrétiens, rappelle le pape, se sont nommés eux-mêmes «les vivants», suivant la parole extraordinaire du Christ rapportée par
Jean: «Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais.» On voit l’ampleur du blasphème pour tous les amis ou les gestionnaires de la mort. Staline n’avait pas tort de demander «le pape, combien de divisions?», en ajoutant «à la fin, c’est toujours la mort qui gagne».
Hitler, dans son genre, s’est acharné à prouver qu’il était un grand prêtre déchaîné de la
mort.
Mais Dieu est «le Vivant», et, contre toute attente, il y a encore des papes. Le dernier en date, très différent de son bienheureux prédécesseur, est un théologien subtil et
d’un rare talent narratif. Il n’hésite pas, à propos de la Résurrection, point clé du récit, à parler d’une «mutation décisive». Le nouveau Temple est le lieu d’une adoration «en esprit et en vérité», et le corps du Ressuscité, qui ne doit plus rien à la biologie, est un saut qualitatif dans le flux des générations humaines. Il ne vient pas
du monde des morts, ce n’est ni un «esprit» ni un fantôme, ses manifestations,
après sa résurrection, montrent la surprise des témoins qui ne le reconnaissent pas d’abord, mais seulement quand il disparaît (séquence des pèlerins d’Emmaüs, scène inouïe des pêcheurs sur la plage).
Le pape écrit: «Il est totalement corporel, et, cependant, il n’est pas lié aux lois de la corporéité, aux lois de l’espace et du temps.» C’est là où la science, ou le simple bon sens crient au délire, mais c’est là aussi que toutes les dérives mystiques ou spiritualistes viennent buter sur un fait matériel d’une totale nouveauté. Et sur quoi vous fondez-vous pour affirmer cette révélation folle qui chemine, presque inaperçue au début, et de plus en plus combattue ensuite? Oui, sur quoi? Sur
la Parole. Le personnage dit: «Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas.» Le pape souligne: «La parole est plus durable et plus réelle que le monde matériel tout entier.»
Au pays des morts, ici, seule la parole est vivante.
Comment un écrivain pourrait-il ne pas sentir ça? Il fait nuit, nous voyageons le plus souvent entre
des massacres et des catastrophes, le Diable veille, son nom est Désespoir, mais personnellement, je trouve bon qu’une petite lumière reste allumée, très longtemps, à Rome, et qu’un vieil homme en blanc continue à méditer son fabuleux polar.
Jésus de Nazareth. De Nazareth à Jérusalem,
par Joseph Ratzinger, Benoît XVI
Rocher, 2011, 448 p.