Philippe Sollers

 

LE RIRE DE PHILIPPE SOLLERS

 

L'Humanité, jeudi, 21 Mars, 2019

par Didier Pinaud

 

Dans son dernier ouvrage, l’écrivain, en référence à Guy Debord, n’en finit pas de pourfendre la « société du spectacle » et son actuel prolongement numérique.

 

 

« Le Purgatoire » de Dante commence en célébrant « la navicella del mio ingegno » (la nacelle de mon esprit). C’est cette nacelle qui préoccupe Sollers dans chacun de ses livres. Cette nacelle dantesque est le bateau de Louis, son grand-père, dans son dernier roman qu’il a intitulé – du nom de ce bateau – le Nouveau. 

Philippe Sollers défend depuis longtemps l’idée du roman comme encyclopédie et comme arche de Noé. C’est vrai depuis et avant Femmes, son grand roman. Sollers, c’est une bonne trentaine de romans qui forment un tout cohérent. Vous lisez ses romans comme vous lisez les Essais de Montaigne. C’est la même idée de sauver le savoir, de le conserver, le stocker, en attendant des jours meilleurs. Avec Sollers vous pouvez en effet attendre tranquillement, alors même que « le spectacle est organisé pour vous empêcher d’attendre ».

Sollers est sans doute obnubilé par la pensée de Guy Debord, qui avait fait le procès de la « société du spectacle » bien avant qu’elle ne nous tombe réellement dessus ; et, comme Debord, il n’a que faire du « savoir absolu de l’informatique », qu’il qualifie de son côté de « déluge numérique ». Mais Sollers ne se laisse pas emporter par cette société qui « n’en finit pas de se suicider » (dit-il). Il a une conscience aiguë du caractère destructeur qui hante son époque. Il résiste à cela. Il fait une œuvre de résistant. Une œuvre qui célèbre dans l’homme – et la femme – tout ce qui aspire à une habitation heureuse, à une joie de vivre (ce qui ne l’empêche pas d’avoir préparé sa dalle funéraire, dans un cimetière de son île de familiale).

Sollers avait intitulé un de ses précédents romans Une vie divine, il lisait Nietzsche en compagnie d’une jeune femme, Ludivine, et il faisait dire à son personnage M. N. : « Personne ne me raconte rien de nouveau : alors je me raconte moi-même à moi-même. » C’est le genre de phrase qui agace bon nombre de lecteurs, qui ne prennent plus Sollers au sérieux (qui, en vérité, les agaçait déjà beaucoup avec ses livres abstraits, comme Paradis, Drame, Lois). Il enfonce le clou aujourd’hui dans le Nouveau, c’est Shakespeare qui vient en lieu et place de Nietzsche, car il y a bien des choses nouvelles depuis la disparition de monsieur Nietzsche : il y a en effet Shakespeare qui n’a peut-être toujours pas été lu. Sollers, lui, semble avoir tout lu, tout vu, tout entendu, tout retenu. C’est « Shakespeare in progress » (comme l’avait titré, pour un ses essais, son grand ami Marcelin Pleynet, dans un ouvrage intitulé Fragments du chœur).

Le jeune James Joyce avait dit du théâtre de Shakespeare que ce n’est pas seulement du théâtre, mais aussi de la littérature mise en dialogue. « Vous lisez Shakespeare à voix très basse, et le monde réel envahit l’espace », dit à son tour Sollers. C’est le programme de sa nacelle, vous regarderez le sillage avec Conrad, aussi, et même avec Marx lecteur de Shakespeare… Sollers n’est rien d’autre que littérature (comme Kafka). Surtout, tout ce qu’il écrit est humour (comme chez Sade, Voltaire).

 

Didier Pinaud

 

 

Le Nouveau

Philippe Sollers

Gallimard, 2019

 

 

twitter
rss