Le voile et la forêt
L’autre jour, au Sénat, dans un débat citoyen, de fortes choses se
disaient à propos de la laïcité républicaine. Tout semblait évident : la
nécessité de préserver l’école de toute intrusion religieuse, l’appel à la
responsabilité de l’État pour faire appliquer la loi, le rappel de la liberté,
de l’égalité, de la fraternité universelles, bref le catéchisme élémentaire des
institutions françaises dont nous pouvons légitimement être fiers. D’où vient
que, soudain, une jeune fille voilée attira l’attention jusqu’à focaliser sur
elle tous les discours ? Elle avait dû entrer en cachant son foulard dans son
sac avant de le nouer sur sa tête dans l’Hémicycle. Elle était militante,
allumée, ardente, jolie, électronicienne (je crois), membre d’Amnesty
International (c’est ce qu’elle disait). On n’écoutait pas vraiment ses propos
confus, mais on ne voyait plus qu’elle. En trente secondes, elle était devenue
l’élément érotique de l’Assemblée. Allait-elle jeter une bombe ? S’immoler par
le feu ? Se mettre à prier en public ? Non, elle avait l’air normale. Mais
comment pouvait-elle incarner volontairement une image aussi terrible de la
sujétion de la femme ? N’était-elle pas la victime de son père et de ses frères
? Ne défendait-elle pas, sans s’en rendre compte, la condition atroce de
milliers de corps emprisonnés dans l’esclavage, le fanatisme, l’obscurantisme,
le terrorisme, l’absence de sport, le refus de la science et du progrès,
l’horreur de l’enfermement patriarcal et le respect absurde d’un Dieu meurtrier
? On la huait, mais elle était, à l’évidence, l’objet d’un trouble massif. On
avait honte pour elle, mais avec curiosité. Cachez ce voile que je ne saurais
voir, lui disait l’un. « Et s’il me plaît, à moi, d’être voilée ? »,
semblait-elle répondre comme un personnage inconscient de Molière. Elle était
odieuse, bien entendu, mais sympathique, comme tous les opprimés. Bon, ce
n’était qu’un début, continuons le débat.
Qu’est-ce que la laïcité ? Un principe intangible de la République, qui,
désormais, devrait aller de soi. C’est oublier un peu
vite des siècles de luttes incessantes contre les restes de la monarchie et la
puissance de l’Église catholique. Enfin la lumière vint pour libérer les citoyens
et les citoyennes. Cependant, d’offensive qu’elle était, la laïcité est devenue
défensive. Pourquoi cela ? Elle s’affirme, certes, elle se répète, mais on sent
bien qu’elle doute d’elle-même. Est-elle encore désirable ? Ou a-t-elle tourné à la routine majoritaire, donc
vulnérable, comme certaines avant-gardes peuvent, avec le temps, devenir rétrogrades à force de se battre contre des ennemis
effondrés ? On crie encore, ici et là, à la censure contre la pornographie,
alors que la pornographie est devenue une industrie prospère coexistant avec le
conformisme le plus écœurant. La censure, aujourd’hui, on sait bien sur quoi
elle porte : la connaissance de l’histoire, des lettres, de la philosophie, de
l’art, du goût.
Quant aux religions, presque plus personne ne
comprend exactement de quoi elles parlent, sauf quelques clichés qui surnagent
sous forme de dévotions claniques, coupées, pour l’immense majorité, de toute
critique et de toute pensée. Enseigner les religions à l’école ? Vœu pieux et
tardif qui ne résoudra pas la question d’une ignorance généralisée. L’accent
fiévreux mis sur le voile islamique cache la forêt d’une inculture de plus en
plus agressive. Nous ne vivons pas le choc des civilisations ou des cultures,
mais le choc des incultures revendiquées. Il ne faut donc pas s’étonner que la
composante religieuse, plus ou moins dévoyée et détournée, revienne sur le
devant de la scène. L’appel à l’opium est le cri de la créature broyée et
décervelée. On a vu l’athéisme à l’œuvre dans les pays totalitaires : résultat
garanti. Mais la laïcité, direz-vous, est tout autre chose : c’est la
tolérance, le respect de l’autre, l’impartialité. Voilà pourquoi, encore
récemment, quelqu’un demandait avec un sérieux provocateur de supprimer les
fêtes non laïques comme Noël, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte ou
l’Assomption, jours chômés, et d’introduire dans le calendrier républicain des
fêtes juives et islamiques, même si elles ne sont pas chômées. Autrement dit :
trop de fêtes chrétiennes sans travail, davantage de fêtes religieuses avec
travail. Les travailleurs et les travailleuses apprécieront ce programme.
Dans sa Critique du programme de
Gotha, Marx fait cette remarque de bon sens : « Liberté de
conscience ! » A-t-on voulu, en ces temps de Kulturkampf (lutte menée par Bismarck contre le parti catholique),
rappeler au libéralisme ses vieux slogans ? On ne pouvait le faire que sous
cette forme : "Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux aussi
bien que corporels, sans que la police y fourre son nez." Mais le parti
ouvrier devait à cette occasion exprimer sa conviction que la "liberté de
conscience" bourgeoise n’est rien de plus que la tolérance de toutes les
sortes possibles de "liberté de conscience religieuse" et que pour sa
part, il s’efforce plutôt de libérer les consciences de la hantise religieuse.
Mais on préfère ne pas dépasser le niveau "bourgeois". »
Libérer les consciences de la hantise religieuse : on en est toujours
là. Et ce n’est pas la société mondiale du spectacle qui y conduit, pas plus
qu’autrefois l’éradication révolutionnaire ou stalinienne. La laïcité
bourgeoise se défend : elle a raison, on le comprend. Mais elle devrait
commencer par libérer les consciences de la hantise publicitaire qui porte en
elle, par contrecoup, la hantise religieuse. Le moins que l’on puisse dire est
qu’elle n’en prend pas le chemin.
Il
faut relire l’admirable Paul Lafargue, le gendre de Marx, qui s’est suicidé le
27 novembre 1911, à Draveil, avec sa femme Laura. Son grand livre, toujours
d’actualité, est Le Droit à la paresse,
publié en 1880. Contre l’apologie incessante du travail, péché du capitalisme
comme du socialisme, et sans aller jusqu’au fameux « Ne travaillez jamais ! »
d’un autre révolutionnaire français, il ose écrire : « Ô paresse, prends pitié
de notre longue misère ! Ô paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le
baume des angoisses humaines ! » Mais surtout ceci (pour montrer comment s’est
constitué religieusement le capitalisme désormais planétaire) : « Sous l’Ancien
Régime, les lois de l’Église garantissaient au travailleur 90 jours de repos
(52 dimanches et 38 jours fériés) pendant lesquels il était strictement
interdit de travailler. C’était le grand crime du catholicisme,
la cause principale de l’irréligion de la bourgeoisie industrielle et
commerçante. Sous la Révolution, dès qu’elle fut maîtresse, elle abolit les
jours fériés et remplaça la semaine de sept jours par celle de dix. Elle
affranchit les ouvriers du joug de l’église pour mieux les soumettre au joug du
travail. La haine contre les jours fériés n’apparaît que lorsque la moderne bourgeoisie industrielle et commerçante prend
corps entre les XVe et XVIe siècles. Henri IV demanda
leur réduction au pape : il refusa parce que "l’une des hérésies qui
courent le jourd’hui est touchant les fêtes" (lettre du cardinal d’Ossat).
Mais, en 1666, Pérefixe, archevêque de Paris, en supprima 77 dans son diocèse.
Le protestantisme, qui était la religion chrétienne accommodée aux nouveaux
besoins industriels et commerciaux de la bourgeoisie, fut moins soucieux du
repos populaire : il détrôna au ciel les saints pour abolir leurs fêtes. »
Le
lecteur, ou la lectrice, n’aura eu aucune peine à reconnaître dans l’invocation
à la paresse de Lafargue un écho voulu des Litanies
de Satan de Baudelaire : « Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! / Ô
prince de l’exil à qui l’on a fait tort / Et qui, vaincu, toujours te redresses
plus fort
Toi qui sais tout, grand roi des choses
souterraines, / Guérisseur familier des angoisses humaines... » La paresse,
pour Lafargue, est « la mère des arts et des nobles vertus ». On ne saurait
être plus à contre-courant de l’économie politique. Voilà ce que, Satan d’un
jour, j’aurais aimé enseigner à la jeune voilée. Je lui aurais démontré que
seule la laïcité radicalement pensée peut mener à ce paradis personnel. Pour
cela, Histoire oblige, il vaut mieux passer par le catholicisme, empire du vice
mais aussi des plus hautes vertus. Plus besoin d’insignes religieux, mémoire
active, lectures, tête découverte. Du calme, travaillez le moins possible,
c’est l’avenir. D’ailleurs, comme le dit Marx, en latin (décidément !) à la fin
de sa Critique : « Dixi et salvavi animam meam ». Ce qui
est de l’Ezéchiel pur (III, 19) : « J’ai dit, et j’ai sauvé mon âme. »
Philippe Sollers, 2003
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