Philippe Sollers

 

Le voile et la forêt

 

 

 

  L’autre jour, au Sénat, dans un débat citoyen, de fortes choses se disaient à propos de la laïcité républicaine. Tout semblait évident : la nécessité de préserver l’école de toute intrusion religieuse, l’appel à la responsabilité de l’État pour faire appliquer la loi, le rappel de la liberté, de l’égalité, de la fraternité universelles, bref le catéchisme élémentaire des institutions françaises dont nous pouvons légitimement être fiers. D’où vient que, soudain, une jeune fille voilée attira l’attention jusqu’à focaliser sur elle tous les discours ? Elle avait dû entrer en cachant son foulard dans son sac avant de le nouer sur sa tête dans l’Hémicycle. Elle était militante, allumée, ardente, jolie, électronicienne (je crois), membre d’Amnesty International (c’est ce qu’elle disait). On n’écoutait pas vraiment ses propos confus, mais on ne voyait plus qu’elle. En trente secondes, elle était devenue l’élément érotique de l’Assemblée. Allait-elle jeter une bombe ? S’immoler par le feu ? Se mettre à prier en public ? Non, elle avait l’air normale. Mais comment pouvait-elle incarner volontairement une image aussi terrible de la sujétion de la femme ? N’était-elle pas la victime de son père et de ses frères ? Ne défendait-elle pas, sans s’en rendre compte, la condition atroce de milliers de corps emprisonnés dans l’esclavage, le fanatisme, l’obscurantisme, le terrorisme, l’absence de sport, le refus de la science et du progrès, l’horreur de l’enfermement patriarcal et le respect absurde d’un Dieu meurtrier ? On la huait, mais elle était, à l’évidence, l’objet d’un trouble massif. On avait honte pour elle, mais avec curiosité. Cachez ce voile que je ne saurais voir, lui disait l’un. « Et s’il me plaît, à moi, d’être voilée ? », semblait-elle répondre comme un personnage inconscient de Molière. Elle était odieuse, bien entendu, mais sympathique, comme tous les opprimés. Bon, ce n’était qu’un début, continuons le débat.

 

  Qu’est-ce que la laïcité ? Un principe intangible de la République, qui, désormais, devrait aller de soi. C’est oublier un peu vite des siècles de luttes incessantes contre les restes de la monarchie et la puissance de l’Église catholique. Enfin la lumière vint pour libérer les citoyens et les citoyennes. Cependant, d’offensive qu’elle était, la laïcité est devenue défensive. Pourquoi cela ? Elle s’affirme, certes, elle se répète, mais on sent bien qu’elle doute d’elle-même. Est-elle encore désirable ? Ou a-t-elle tourné à la routine majoritaire, donc vulnérable, comme certaines avant-gardes peuvent, avec le temps, devenir rétrogrades à force de se battre contre des ennemis effondrés ? On crie encore, ici et là, à la censure contre la pornographie, alors que la pornographie est devenue une industrie prospère coexistant avec le conformisme le plus écœurant. La censure, aujourd’hui, on sait bien sur quoi elle porte : la connaissance de l’histoire, des lettres, de la philosophie, de l’art, du goût.

 

  Quant aux religions, presque plus personne ne comprend exactement de quoi elles parlent, sauf quelques clichés qui surnagent sous forme de dévotions claniques, coupées, pour l’immense majorité, de toute critique et de toute pensée. Enseigner les religions à l’école ? Vœu pieux et tardif qui ne résoudra pas la question d’une ignorance généralisée. L’accent fiévreux mis sur le voile islamique cache la forêt d’une inculture de plus en plus agressive. Nous ne vivons pas le choc des civilisations ou des cultures, mais le choc des incultures revendiquées. Il ne faut donc pas s’étonner que la composante religieuse, plus ou moins dévoyée et détournée, revienne sur le devant de la scène. L’appel à l’opium est le cri de la créature broyée et décervelée. On a vu l’athéisme à l’œuvre dans les pays totalitaires : résultat garanti. Mais la laïcité, direz-vous, est tout autre chose : c’est la tolérance, le respect de l’autre, l’impartialité. Voilà pourquoi, encore récemment, quelqu’un demandait avec un sérieux provocateur de supprimer les fêtes non laïques comme Noël, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte ou l’Assomption, jours chômés, et d’introduire dans le calendrier républicain des fêtes juives et islamiques, même si elles ne sont pas chômées. Autrement dit : trop de fêtes chrétiennes sans travail, davantage de fêtes religieuses avec travail. Les travailleurs et les travailleuses apprécieront ce programme.

 

  Dans sa Critique du programme de Gotha, Marx fait cette remarque de bon sens : « Liberté de conscience ! » A-t-on voulu, en ces temps de Kulturkampf (lutte menée par Bismarck contre le parti catholique), rappeler au libéralisme ses vieux slogans ? On ne pouvait le faire que sous cette forme : "Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux aussi bien que corporels, sans que la police y fourre son nez." Mais le parti ouvrier devait à cette occasion exprimer sa conviction que la "liberté de conscience" bourgeoise n’est rien de plus que la tolérance de toutes les sortes possibles de "liberté de conscience religieuse" et que pour sa part, il s’efforce plutôt de libérer les consciences de la hantise religieuse. Mais on préfère ne pas dépasser le niveau "bourgeois". »

 

  Libérer les consciences de la hantise religieuse : on en est toujours là. Et ce n’est pas la société mondiale du spectacle qui y conduit, pas plus qu’autrefois l’éradication révolutionnaire ou stalinienne. La laïcité bourgeoise se défend : elle a raison, on le comprend. Mais elle devrait commencer par libérer les consciences de la hantise publicitaire qui porte en elle, par contrecoup, la hantise religieuse. Le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’en prend pas le chemin.

 

  Il faut relire l’admirable Paul Lafargue, le gendre de Marx, qui s’est suicidé le 27 novembre 1911, à Draveil, avec sa femme Laura. Son grand livre, toujours d’actualité, est Le Droit à la paresse, publié en 1880. Contre l’apologie incessante du travail, péché du capitalisme comme du socialisme, et sans aller jusqu’au fameux « Ne travaillez jamais ! » d’un autre révolutionnaire français, il ose écrire : « Ô paresse, prends pitié de notre longue misère ! Ô paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines ! » Mais surtout ceci (pour montrer comment s’est constitué religieusement le capitalisme désormais planétaire) : « Sous l’Ancien Régime, les lois de l’Église garantissaient au travailleur 90 jours de repos (52 dimanches et 38 jours fériés) pendant lesquels il était strictement interdit de travailler. C’était le grand crime du catholicisme, la cause principale de l’irréligion de la bourgeoisie industrielle et commerçante. Sous la Révolution, dès qu’elle fut maîtresse, elle abolit les jours fériés et remplaça la semaine de sept jours par celle de dix. Elle affranchit les ouvriers du joug de l’église pour mieux les soumettre au joug du travail. La haine contre les jours fériés n’apparaît que lorsque la moderne bourgeoisie industrielle et commerçante prend corps entre les XVe et XVIe siècles. Henri IV demanda leur réduction au pape : il refusa parce que "l’une des hérésies qui courent le jourd’hui est touchant les fêtes" (lettre du cardinal d’Ossat). Mais, en 1666, Pérefixe, archevêque de Paris, en supprima 77 dans son diocèse. Le protestantisme, qui était la religion chrétienne accommodée aux nouveaux besoins industriels et commerciaux de la bourgeoisie, fut moins soucieux du repos populaire : il détrôna au ciel les saints pour abolir leurs fêtes. »

 

  Le lecteur, ou la lectrice, n’aura eu aucune peine à reconnaître dans l’invocation à la paresse de Lafargue un écho voulu des Litanies de Satan de Baudelaire : « Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! / Ô prince de l’exil à qui l’on a fait tort / Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort

Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines, / Guérisseur familier des angoisses humaines... » La paresse, pour Lafargue, est « la mère des arts et des nobles vertus ». On ne saurait être plus à contre-courant de l’économie politique. Voilà ce que, Satan d’un jour, j’aurais aimé enseigner à la jeune voilée. Je lui aurais démontré que seule la laïcité radicalement pensée peut mener à ce paradis personnel. Pour cela, Histoire oblige, il vaut mieux passer par le catholicisme, empire du vice mais aussi des plus hautes vertus. Plus besoin d’insignes religieux, mémoire active, lectures, tête découverte. Du calme, travaillez le moins possible, c’est l’avenir. D’ailleurs, comme le dit Marx, en latin (décidément !) à la fin de sa Critique : « Dixi et salvavi animam meam ». Ce qui est de l’Ezéchiel pur (III, 19) : « J’ai dit, et j’ai sauvé mon âme. »

 

 

Philippe Sollers, 2003

 

 

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