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Madame du Barry par Élisabeth Vigée Le Brun, 1781 |
Quel affreux macho, quel
stupide hétéro-plouc, a osé écrire ceci : «Les femmes, en général, n'aiment
aucun art, ne se connaissent à aucun, et n'ont aucun génie. Elles peuvent
réussir aux petits ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d'esprit, du
goût, de la grâce, quelquefois même de la philosophie et du raisonnement. Elles
peuvent acquérir de la science, de l'érudition, des talents et tout ce qui
s'acquiert à force de travail. Mais ce feu céleste qui échauffe et embrase
l'âme, ce génie qui consume et dévore, cette brûlante éloquence, ces transports
sublimes qui portent le ravissement jusqu'au fond des cœurs, manqueront
toujours aux écrits des femmes: ils sont tous froids et jolis comme elles.» On
a honte pour lui, mais il s'agit bien de Jean-Jacques Rousseau, dans une lettre
à d'Alembert en 1758.
Écoutez cet autre, qui
n'est pas non plus n'importe qui : «Une femme autrice sort des bornes de la
modestie prescrite à son sexe. (...) Toute femme qui se produit en public par
sa plume est prête à s'y produire comme actrice, j'oserais dire comme
courtisane: si j'en étais cru, dès qu'une femme se serait fait imprimer, elle
serait aussitôt mise dans la classe des comédiennes et flétrie comme elles.» On
se frotte les yeux : c'est Rétif de La Bretonne dans La
Paysanne pervertie.
Y a-t-il au moins une
protestation féminine à l'époque? Mais non, puisque George Sand écrit encore,
dans une lettre de 1832 : « Ne m'appelez plus jamais femme auteur, ou je vous
fais avaler mes cinq volumes et vous ne vous en relèverez jamais. Ne m'affublez
pas de ridicules que je fuis, que j'évite et que je ne crois pas mériter. »
Aujourd'hui, devant le
déferlement continu des « auteures » et des « écrivaines », ces préjugés d'un
autre âge (comme bien d'autres) nous paraissent cocasses. Non seulement les
femmes écrivent et publient, mais on a parfois l'impression qu'elles ne font
que ça. Oublions les exemples trop aristocratiques, La Princesse de Clèves ou les Lettres de la marquise de Sévigné. Passons sur
l'encombrement assourdissant du marché actuel. En réalité, et c'est la
révélation de La Fabrique de l'intime,
les femmes ont toujours écrit, plus ou moins dans l'ombre. C'est un continent
peu connu.
D'où viennent-elles, ces
femmes du XVIIIe siècle? Du couvent, des services domestiques, du mariage mal
supporté, et même de l'action politique. Elles sont délaissées, courageuses,
prisonnières, malades, une grande ombre plane sur elles, la Révolution. Prenez
Mme de Staal, principale femme de chambre de la
duchesse du Maine (rien à voir avec Mme de Staël). La voici logée à Sceaux :
«C'était un entresol si bas et si sombre que j'y marchais pliée et à tâtons: on
ne pouvait y respirer, faute d'air, ni s'y chauffer, faute de cheminée.» La
duchesse ne dort pas, il faut constamment la divertir, elle passe son temps à
comploter en faveur de son mari, principal bâtard de Louis XIV. Tiens, voilà
Mme de Staal en prison, à la Bastille, où ont lieu
mille petites aventures discrètes, lettres, visites furtives, trafic de clés,
flirts avec les enfermés plus ou moins amoureux. « Si un jardinier, comme l'a
dit un bon auteur, est un homme pour des recluses, une femme, quelle qu'elle
puisse être, est une déesse pour des prisonniers. » On reste stupéfait de lire
sous sa plume : « C'est le seul temps heureux que j'aie passé dans ma vie. »
Elle écrit très bien, cette femme de chambre, ainsi du portrait qu'elle trace
de Mme du Deffand : «Personne n'a plus d'esprit, et ne l'a si naturel. Le feu
pétillant qui l'anime pénètre au fond de chaque objet, le fait sortir de
lui-même, et donne du relief aux simples linéaments. »
Je passe vite sur
Françoise-Radegonde Le Noir, une visitandine, « morte en odeur de sainteté» en
1791. Elle a affaire au démon d'un côté, et, de l'autre, à Jésus-Christ qui lui
demande sans cesse de s'anéantir et de s'immoler. Elle mérite le détour,
pourtant, cette religieuse, les délices du masochisme ont de quoi faire rêver.
Mme de Genlis, elle, trouve qu'on devrait inventer le mot « penseuse » pour
certaines femmes. Je suis pour, ça ferait très bien dans les journaux et les
magazines, « la Gestation pour autrui », par Élisabeth X, «penseuse». Elle
n'est pas tendre pour Mme du Deffand : « C'est une petite femme maigre, pâle et
blanche, qui n'a jamais dû être belle, parce qu'elle a la tête trop grosse et
les traits trop grands pour sa taille. » Elle a des «vapeurs », c'est-à-dire
des crises mélancoliques. «Il est impossible de contredire Mme du Deffand, elle
n'écoute pas, ou elle paraît céder et elle se hâte de parler d'autre chose. » On
comprend vite que Félicité de Genlis est réactionnaire et déteste l'amie des
Lumières. Elle a eu, en son temps, beaucoup de succès.
Mais voici l'admirable
Mme Roland, « Manon », la muse des Girondins, une vraie révolutionnaire,
celle-là, « la divine Madame Roland », dit Stendhal. Elle va être guillotinée
en 1793, et on connaît son mot célèbre « Ô liberté, que de crimes on commet en
ton nom !» Là, l'émotion l'emporte en lisant son indignation : «Ces hypocrites,
toujours revêtus du masque de la justice, toujours parlant le langage de la
loi, ont créé un tribunal pour servir leur vengeance, et envoient à l'échafaud,
avec des formes juridiquement insultantes, tous les hommes dont la vertu les
offense, dont les talents leur font ombrage, ou dont les richesses excitent
leur convoitise.» Voyez Manon, à la veille de son exécution, dénoncer ce
«Paris, souillé de sang et de débauche, gouverné par des magistrats qui font
profession de débiter le mensonge, de vendre la calomnie, de préconiser
l'assassinat». Tendre et inoubliable Manon, qui reprend le mot terrible de
Vergniaud contre la Terreur : «Le peuple demande du pain, on lui donne des
cadavres.»
Allons-nous nous
attendrir sur Mary Robinson, poétesse anglaise, douloureuse maîtresse du prince
de Galles devenu roi sous le nom de George IV? Pas vraiment, c'est le malheur
incarné de façon douceâtre. On l'appelle « Perdita ».
On la surnomme, abusivement, « la Sapho anglaise » (rien de lesbien, pourtant).
Elle a un mari débauché, des liaisons multiples, mais elle en rajoute sans
cesse dans la morale. Elle aime sa fille, elle est de plus en plus malade,
l'opinion la transforme en sainte, le romantisme l'impose pour peu de temps.
Enfin, la légendaire
Germaine de Staël, Mlle Necker, dite «Minette». On lit avec intérêt son «
journal de mon cœur ». Il en ressort qu'un seul homme existe pour elle : « papa
». De son mari, Staël, elle dit : « C'est un homme parfaitement honnête,
incapable de dire ni défaire une sottise, mais stérile et sans ressort. » S'il
danse, « l'âme manque à ses mouvements ». La scène la plus drôle est celle où
son père prend sa fille dans ses bras, et s'adresse au fiancé frigide : «
Tenez, Monsieur, je vais vous montrer comment on danse avec une demoiselle dont
on est amoureux. » C'est parfait, trop parfait, et Germaine s'enfuit en
pleurant. Il n'y a, décidément, que « papa » au monde. On sait d'autre part que
cette fille de père était mélancolique et craignait beaucoup d'être enterrée
vivante. Elle a fini par publier beaucoup.
PHILIPPE SOLLERS
1. La Fabrique de l'intime. Mémoires et journaux de femmes du XVIIIe siècle, par Catriona Seth, Robert Laffont, Bouquins, 1216 p., 30 euros.
Le Nouvel Observateur du 21 février 2013
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