Philippe Sollers

Apollon offrant une libation, 480-470 av. J.-C. Musée Archéologique de Delphes.

 

Philippe Sollers


Mai 1968
L’événement différentiel

 

 

Commémorer Mai 68 ? Gallimard, folio, 2018

 

   De « l’histoire d’amour » de Mai à « l’affligeante bouillie commémorative » de 2008, Philippe Sollers, qui avait trente-deux ans au moment des événements, n’a eu de cesse de commenter ce qu’il a vu et vécu alors : cet esprit de Mai devenu le spectre de 68. Le premier texte proposé date de 1988 quand on célèbre les vingt ans de la révolution étudiante tandis que le second a dix ans de plus et autant de discours fatigués et ennuyeux. « Dans commémoration, il y a mort », rappelle l’écrivain qui sait plus que quiconque le poids des mots. Alors qu’on s’acharne à effacer le souvenir de Mai, décennie après décennie, Sollers tente de retrouver le souffle singulier du printemps, « ce feu intérieur qui brûle où il veut, quand il veut ». Car il est toujours question du langage qui, ces jours-là, s’incarna. Le 20 juillet 1976, Sollers se souvient : « J’ai vécu l’irruption d’une langue vivante dans une langue morte. (...)  Je crois que c’est le langage de Mai 68 qui a fait son relief, sa grandeur et qui est annonciateur de quelque chose. »  Dès lors l’analyse des événements peut trouver sa place dans des essais comme La Guerre du Goût et Éloge de l’infini traitant principalement de littérature et d’art : ils ont en commun un usage défensif et subversif de la langue et la consécration d’une expérience de l’immédiat qui ouvre sur l’ailleurs.

Sophie Doudet

 

Une histoire d’amour

 
   Il faut que quelqu’un se dévoue pour dire que Mai 68 a été, avant tout, une histoire d’amour. Que cette histoire soit le plus souvent recouverte, et par les acteurs eux-mêmes, par des tonnes de commentaires politiques, sociologiques, idéologiques n’y change rien et, au fond, tout le monde le sent. La nostalgie de Mai, la peur rétrospective et confuse qu’il inspire est là. « Mystique », a-t-on été jusqu’à prophétiser. Mais c’est détourner pudiquement l’attention d’une réalité très simple, vibrante, élémentaire. Une des femmes que j’aime, par exemple, c’est 68. On se comprend à demi-mot sur mille choses éclatées, on a définitivement échangé une expérience de l’immédiat. Tout a vieilli ou s’est effondré (le jargon, la langue de bois, l’utopisme, le révolutionnarisme, le « maoïsme »), mais rien ne s’est usé de la note de Mai, celle qui n’avait pas besoin, au fond, d’être traduite, expliquée, critiquée, rationalisée. Vingt ans après ? Non. Vingt minutes. Irrécupérables. Comme les affiches des Beaux-Arts qui gardent et garderont leur fraîcheur explosive, leur graphisme incompatible avec la politique publicitaire, quelle qu’elle soit.

   En Mai, nous avons fait ce qui nous plaisait. Le Spectacle s’est arrêté, la ville a été suspendue, renversée, ouverte. Dans mon roman, Les Folies françaises, je cite, à un moment, cette lettre de Courbet du 20 avril 1871, en pleine Commune de Paris : « Malgré tout ce tourment de tête et de compréhension d’affaires auxquelles je n’étais pas habitué, je suis dans l’enchantement. Paris est un vrai paradis. Pas de police, pas de sottise, pas d’exaction d’aucune façon, pas de dispute. Paris va tout seul, comme sur des roulettes. Il faudrait pouvoir rester toujours comme cela. » J’entends ici des voix crier au paradoxe. Comment ? Pas d’exactions ? Pas de disputes ? Pas de sottises ? Dans ce chaos de violence et de destruction gratuite ? Vous plaisantez ? Eh bien, non. Je garde de Mai le souvenir d’un grand calme. Nous parlions tout le temps, nous ne dormions pas, nous avions des théories exacerbées, nous n’arrêtions pas, de groupe en groupe, de nous contredire et de nous insulter, et pourtant ces jours de beauté convulsive en « explosante fixe » (pour reprendre ici André Breton qui le mérite plus que personne ; la parution de son œuvre en « Pléiade » est l’occasion d’en mesurer la grandeur) sont une mémoire d’harmonie. La formidable leçon de Mai est dans ce silence au troisième degré. Que peignait Courbet ? Paresse et LuxureLe SommeilLes Dormeuses... Au-delà des affrontements, l’aventure singulière de chacun, j’en suis sûr, a été une fête sensuelle, plus ou moins consciente, de tous les instants. Les ciels au petit matin, les rues vides, les courses pour échapper aux charges des CRS, les incendies de voitures, les corps au hasard, les phrases vite transmises entre inconnus, les rires. Mai 68 comme fait de société ? On pourra le répéter sans fin, mais le résultat est comique. En réalité, tout le monde a été seul en même temps, au moins une fois, dans le luxe du passé renvoyé et de l’avenir désert. Mai n’était pas fait pour durer ? Comme vous dites, chers économes. Il a fait plus : il a révélé la corde même de la durée.

   Le vrai style de Mai est apparu peu à peu comme irréversible. Ayant brûlé, par overdose, le pathos idéologique (le parti communiste ne s'en relèvera pas ; le féminisme a eu la vie plus dure, mais sa momification est fatale), ce style, très différent de la diffusion surréaliste, a imprégné l’art et la communication. Il y a des écrivains d’avant ou d’après, comme des cinéastes, des peintres ou des journalistes. Ironie, désinvolture, insolence, cadrage imprévu, condensation et mobilité — est-ce que ces qualités — ô stupeur ! — ne sont pas « de droite » ? N’a-t-on pas reparlé de plus en plus souvent, depuis 68, de Céline, de Morand ? Or la droite et l’extrême-droite-Jeanne-d’Arc, ainsi que la gauche institutrice et répétitive, ont l’air unies dans le même réprobation de cette façon de jouer. Mais alors, d’où vient-elle ? D’une autre planète ? Peut-être. Nous sommes les premiers  Mayens. Aucune fin ne justifiera plus jamais les Mayens. Leur redoutable efficacité est d’être partout divisés, éparpillés, non localisables, souvent ennemis pour rire et semer un trouble vicieux. Un Mayen est aussi à l’aise avec la télévision qu’avec un problème d’érudition pure, il lie à la fois Kafka et Sade, il est classique, moderne, post-moderne et de nouveau classique. Il paraît frivole, il est très sérieux. L’affaire Heidegger le laisse impassible. La technique ne le déprime pas. Il ne va nulle part. Il voyage, y compris sur place. C’est une particule inclassable, un quark de printemps.

 

L’événement différentiel

 

   On aura tout vu, tout entendu, tout lu. En mai 98, le film Mai 68 n’a pas cessé un instant, les acteurs ont joué leurs rôles, les archives ont déferlé, les témoignages ont afflué, tout est bien qui finit bien dans le meilleur des mondes possibles, puisque l’ordre devait être rétabli, comme chacun sait, à la fin du mois. Sur un point aussi sensible (qui a mis en cause sa substance même), le spectacle pouvait difficilement faire mieux. Il est tout-puissant, il organise le passé et ses perspectives, il ne peut pourtant pas cacher sa fatigue, on dirait même qu’il s’ennuie, qu’il n’arrive pas à se convaincre vraiment d’avoir un seul spectateur. Peu importe, d’ailleurs, puisqu’il s’agit simplement d’occuper la scène.

   Un ancien ministre nous redit pour la centième fois que cette explosion absurde est venue d’un complot ourdi à Berlin. Un académicien parle « avec tristesse et mépris » de ces « utopies adolescentes sans aucun fondement philosophique », qui voulaient « changer la vie », expression, selon lui, vide de sens. Son discours mérite d’être entendu : « Célèbre-t-on une maladie ? Invite-t-on familles et amis à se réunir pour fêter les trente ans d’une méningite ? » Nous avions déjà le « sida mental », nous avons maintenant la méningite spirituelle. À quand le cancer généralisé, l’hémiplégie, la paralysie ? Je cite encore, c’est trop beau : « Nous n’en avons pas fini de souffrir dans toutes nos articulations des séquelles de cette infection-là. » Voilà, vous êtes intoxiqués sans le savoir, le virus vous guette, attention aux symptômes, sachez observer, prévenir, guérir. Un peu plus loin, sur la droite, voici le secrétaire général d’un parti extrémiste en pleine forme qui vous avertit à son tour : « Les pavés ont disparu, mais la subversion a fait son chemin, servie par les mêmes hommes, agissant avec le même cynisme, s’imposant avec la même arrogance. » Les mêmes hommes ? Mais oui, ils sont là, à l’œuvre, depuis les Lumières du XVIIIe siècle, ils fomentent sans désemparer la Révolution française, la Commune de Paris, Mai 68. Peu importe leurs noms, ils changent sans cesse de masques. Appelons-les Voltaire, si vous voulez, mais en réalité il s’agit d’une légion microbienne. On s’en rend compte, en ouvrant les yeux, tous les jours.

   La société, donc, doit avoir peur. Elle est minée, rongée, sapée dans ses fondements mêmes. De ce foyer infectieux peuvent venir des « revendications inconsidérées », par exemple « soyez réalistes, demandez l’impossible ». C’est là, nous dit un autre docteur, « une sorte de surréalisme politico-poétique à la mode situ.  » Drôle de mot, ce situ, on se demande ce qu’il peut bien vouloir dire. Et surréalisme ? Chacun est censé savoir de quoi il s’agit, André Breton doit être un best-seller ces temps-ci. De toute façon, rien n’est plus grave que « l’individualisme tyrannique » sous lequel nous sommes maintenant obligés, paraît-il, de vivre. Mai 68, c’est pêle-mêle, la débauche autorisée, la violence chronique, l’enseignement piétiné, la jeunesse déboussolée, le libéralisme sauvage, l’irresponsabilité illimitée, bref tout ce qu’il peut y avoir de dissolvant en ce monde. Attention, attention, et, comme le dit notre noble académicien péremptoire, formons un cordon sanitaire, tirons un trait.

   Où sont donc ces malades qui nous contaminent ? On n’a pas à les chercher, ils sont là, rayonnant de santé. Cohn-Bendit apparaît sur toutes les chaînes de télévision en même temps, son sourire ne faiblit pas une seconde, il promeut l’Euro à tour de bras, il est Vert clair, il tient un ballon de football dans ses mains, il est déjà dans la mondialisation du Mundial qui va remplacer avantageusement, sur les écrans, les images sinistres, en noir et blanc, d’arbres coupés, de voitures brûlées, de barricades inconsidérées, de grenades lacrymogènes et de coups de matraques. Alain Krivine et Georges Séguy posent et discutent ensemble, c’est un événement dont l’ampleur ne nous échappe pas. Séguy, d’ailleurs, avec le sens de l’orientation qu’on lui connaît, déclare : « En mai 68, j’apercevais Cohn-Bendit extrêmement loin à ma gauche, alors qu’aujourd’hui je le trouve très loin sur ma droite. » Allons bon, la tête nous tourne. Mais enfin, on l’a compris, tout cela n’a aucune importance. Le spectacle a horreur du vide, et, comme l’a dit l’excellent auteur qui a su le définir une fois pour toutes, « il ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même ». Il s’est agité, une fois de plus, pour le démontrer.

   On se souvient, à propos des années 1940-44, en France, de la formule officielle cocasse : « Quatre années à rayer de notre Histoire. » On a vu la suite : cela fait des années, et tant mieux, qu’on ne parle que de ces années-là. Pour Mai 68, après trente ans d’incubation, tout se passe comme si le slogan avait enfin surgi de la direction des programmes : « Un mois à oublier d’urgence ». Comment y parvenir ? En saturant la fausse mémoire par la commémoration. Dans commémoration, il y a mort, et c’est là, naturellement, que le Niagara du bavardage s’impose. Le paradoxe, pourtant, est qu’on va commencer à peine à parler de Mai 68.

   De quoi s’agit-il ? D’une surprise. Radicale, abrupte, pas divine du tout. On a bien essayé, ici ou là, par la suite, de la tirer vers Dieu, mais Dieu, comme d’habitude, était aux abonnés absents, et il a fallu se rabattre sur l’Esprit hégélien avant de revenir à la nuit de l’Absolu où toutes les vaches sont grises. L’explication marxiste, elle, s’est vue vexée sur un point capital : une étincelle, en haut, avait mis le feu en bas, et partout. De plus, l’origine de cette étincelle était impure : une histoire de sexualité entre étudiants, laissez-moi rire. À partir de là, les langues de bois fonctionnent, elles deviennent vite des épaves, le placard 40-42, avec ses échanges sournois de cadavres, se met à pourrir, et l’autre placard, celui de la guerre d’Algérie, se décompose sur place (il en sort quand même, à la longue, le braillard Le Pen). Le mythe gaulliste atteint, c’est Vichy refoulé qui se voit touché, nous en sortons à peine aujourd’hui, malgré tous les efforts, notamment mitterrandiens, pour colmater les fissures. Le mur de Berlin finit par s’effondrer ? Soixante-dix ans de mensonges staliniens vus par 68 partent en fumée. Trente ans après, donc, la droite française en arrive où elle en est, c’est-à-dire à un somnambulisme de complaisance pour un nouveau fascisme. Était-elle donc déjà cela en mai 68 ? Sans doute, et il n’y a pas de quoi se vanter. Quant à la gauche, devenue « plurielle », pourra-t-elle se multiplier ? On peut le penser, mais rien n’est sûr, tant est lourd son héritage dix-neuviémiste, aussi bien intellectuel qu’esthétique. Mai 68, oui, est bien ce feu intérieur poétique qui brûle où il veut quand il veut, et il est vain de vouloir le réduire ou le prédire. Son symbole pourrait être celui, célébré par Breton, de « la claire tour qui sur les flots domine ». Surréaliste, 68 ? Mais oui et à la stupeur générale. Situ ? Mais comment donc.
   En réalité, le scandale a été d’abord, et reste, antisocial. Contrairement à ce qu’on a voulu faire croire, l’événement n’a pas été fusionnel, mais différentiel. C’était un principe d’individuation brusquement en acte. D’où l’atmosphère de liberté incroyable se dégageant de l’insurrection. Rien de plus choquant pour les clergés, quels qu’ils soient, syndicaux, politiques, médiatiques, universitaires. Soudain, les pions sociaux ne marchent plus au pas, ils en viendraient même, horreur, à ne plus travailler, ils semblent ne plus vouloir attendre demain pour chanter, ils ne reconnaissent plus leurs chefs ni leurs habitudes. C’est comme s’ils n’acceptaient plus de mourir, voyez-moi ça. Ils se mettent en état d’improvisation et d’interruption, tout converge vers une autre conception du temps (et c’est pourquoi la question du langage employé est si importante). On mélange désormais, au petit bonheur, les slogans et les inscriptions de Mai, les plus inventifs et les plus débiles, comme pour bien montrer qu’il s’agissait d’un peu tout et n’importe quoi. Les historiens arrivent ensuite, et les sociologues ; tout s’ordonne, les philosophes ajoutent leur brouillage, l’affaire est dans le sac. Or il n’y a jamais eu de « pensée 68 » alors qu’il n’est pas exagéré de dire que quelque chose est arrivé alors à la pensée. Quoi ? Un appel intime, un décloisonnement auxquels chacun, et chacune, a été tenu de répondre en termes personnels. Rien de mystique : de l’air. Les institutions n’ont pas été contentes ? On s’en doute. L’Histoire était devenue un « procès sans sujet » ? Eh bien, un nouveau sujet s’est mis à faire le procès de l’Histoire. On sait que, par la suite, il a paru préférable à l’autorité, pour plus de sécurité, de décréter l’Histoire terminée. Certains le répètent encore.

   Dans le monde renversé où nous sommes, il est devenu obligatoire de répéter que tout est social, et Mai 68 aura justement été le contraire. S’agissait-il alors d’un soulèvement millénariste à caractère religieux ? Encore moins. Alors, quoi ? Le spectacle, qui est « la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse », nous tend ses deux réponses inlassablement ressassées. D’un côté, l’humanitarisme sociomaniaque qui permet à celui qui s’en déclare le représentant de prolonger la plainte des opprimés, de l’autre, tous les ersatz du marché spiritualiste. « La réalité du temps, écrit très bien Debord, a été remplacée par la publicité du temps. » Et encore : « Le spectacle, comme organisation sociale présente de la paralysie de l’histoire et de la mémoire... est la fausse conscience du temps. » En réalité, la grandeur de Mai 68, on ne le dira jamais assez, est d’avoir su anticiper sur sa récupération et son retournement ultérieurs. Ce que prouve ce passage de La Véritable Scission (1), écrit par Debord en 1972 :

   « Partout, c’est la même prétention à l’authenticité dans un jeu dont les conditions mêmes, aggravées encore par la tricherie impuissante, interdisent absolument au départ la moindre authenticité. C’est la même facticité du dialogue, la même pseudo-culture, contemplée vite et de loin. C’est la même pseudo-libération des mœurs qui ne rencontre que la même dérobade du plaisir : sur la base de la même radicale ignorance puérile mais dissimulée, s’enracine et s’institutionnalise, par exemple, la perpétuelle interaction tragi-comique de la jobardise masculine et de la simulation féminine. »

   Il est facile de vérifier, maintenant, cette facticité et cette simulation générales, accompagnées, cela va sans dire, d’une absence de plus en plus criante de goût. Dénonciateurs de Mai 68, ou partisans du même événement contemplé, sont, là, logés à la même enseigne (rejoints, d’ailleurs, par les vieux « pro-situs », ou les suiveurs, s’il en reste, du surréalisme). Le temps fait son œuvre de destruction, mais le feu ne se consume pas en lui-même. En revanche, la société planétaire de demain sera fondée sur l’existence du cadre :
   « Le cadre est le consommateur par excellence, c’est-à-dire le spectateur par excellence... C’est pour lui que l’on change aujourd’hui le décor des villes, pour son travail et ses loisirs, depuis les buildings de bureaux jusqu’à la fade cuisine des restaurants où il parle haut pour faire entendre à ses voisins qu’il a éduqué sa voix sur les haut-parleurs des aéroports. Il arrive en retard, et en masse, à tout, voulant être unique et le premier. Bref, selon la révélatrice acception nouvelle d’un vieux mot argotique, le cadre est en même temps le plouc. »

   Ajoutons à ce tableau sinistre « la vieille aliénation féminine, qui parle de libération avec la logique et les intonations de l’esclavage. » On s’y croirait.

   « Le poète, disait Baudelaire avec son insolence irrecevable, n’est d’aucun parti. Autrement, il serait un simple mortel  ». Mai 68, et c’est là, précisément, son côté révolutionnaire, n’a été, et ne pouvait être, d’aucun parti. De cela, semble-t-il, personne n’est encore revenu, et ceux qui l’ont dit se sont fait haïr. Logique.

   On me reproche parfois de trop parler de Debord. La raison en est simple : les autres auteurs sont pour moi à côté du sujet. Question d’expérience personnelle entre le style et le temps. Question de bonheur, question d’enfance.

   En 1924, le style était : « Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd. L’homme, ce rêveur définitif... »
   Et en 1930 : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. » (2)

   C’était et ce sera cela, Mai 68 : une contradiction vivante.

 

 

Philippe Sollers

 

« Mai 68 », La Guerre du Goût, Gallimard, 1994,
et « Mai 68, demain », Éloge de l’infini, Gallimard, 2001.

 

 

 

 

1. Rééditée en 1998 ; Internationale situationniste, La Véritable Scission (Fayard)

2. André Breton, Manifestes du surréalisme, Gallimard, Folio essais, n°5.

 

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