novembre 2010

Philippe Sollers

Le journal du mois

Philippe Sollers
Sollers Le journal du mois

 

Remaniement


Je suppose que vous êtes comme moi ; à force de gesticulations, vous n'arrivez plus à prendre au sérieux le spectacle politique. Se prend-il lui-même au sérieux dans sa fuite en avant ? C'est probable, sur fond de vertige. Le plus troublant, dans cette roue permanente de la fortune, c'est l'impression d'immobilité lourde, contraire à son mouvement. Que certains acteurs partent, que d'autres arrivent ou fassent semblant d'arriver, vous êtes priés d'attendre la suite, laquelle, d'ailleurs, ne saurait tarder. À quoi bon citer les noms? Le tourbillon les emporte, les bouscule, les aspire, les dévore.

À part les banques, quelle fonction résiste à ce tsunami? Je n'en vois qu'une: le FMI, le Fond de Manipulation International. Le gouverneur souriant, DSK, est plus que jamais le souverain caché de la réalité qui vous hante. Et, là, surprise: DSK vient de rappeler qu'il était "de gauche", et que, par conséquent, au cas où vous auriez de nouveaux sacrifices à faire, mieux vaudrait les lui confier pour l'avenir. Si vous devez renoncer, un jour, pour le bien général, à un ou deux mois de salaire, sachez qu'une vision socialiste mondiale saura vous remercier de votre compréhension. Ne vous crispez pas, vous êtes mondialisés par décret. Le bon vieux temps, celui où la France "s'ennuyait", est loin, très loin, et disons-le carrément sans exagérer: la France, désormais, s'emmerde. Les médias ont beau tourner à plein régime, un seul candidat émerge de cette bouillie: Mediator. Je le prends comme tranquillisant, tant pis pour les effets secondaires.

 

Bordeaux


On l'aura remarqué: quand la France s'effondre, elle se replie sur Bordeaux. C'est pourquoi l'embarrassante affaire Woerth-Bettencourt vient d'être "dépaysée" dans cette ville. Mieux: si on ne se dépayse pas à Bordeaux, Bordeaux monte à Paris, et je veux saluer ici un homme qui a trop souffert au Canada, le maire de Bordeaux, Alain Juppé, nommé au ministère de la Défense. Juppé sait se taire, il est sérieux et coriace, il évitera, espérons-le, tout gâchis à Karachi. Ce contrôle bordelais de l'armée française me rassure. Bien que Juppé soit originaire des Landes, c'est-à-dire d'une région mélancolique, il s'est bonifié à Bordeaux, et on doit rappeler ici le jugement très sûr de Stendhal: "A une époque d'hypocrisie et de tristesse ambitieuse, la "sincérité" et la "franchise" qui accompagnent le caractère "viveur" placent le Bordelais au premier rang parmi les produits intellectuels et moraux de la France."

Reprenons courage: n'est-ce pas le président chinois Hu Jintao qui, dans un toast porté à l'Élysée, a déclaré que la France n'était pas seulement le pays de l'Airbus et du TGV, mais aussi celui de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, de Hugo, d'Alexandre Dumas? On a fait boire, ce soir-là, à cet honorable banquier chinois, un bordeaux 1942, date de sa naissance. S'il y avait eu un second toast, nul doute, il aurait fini par citer mon nom. Comme l'a dit le président Mao: "L'avenir est radieux, mais le chemin est tortueux." Décision: j'arrête le Mediator, et je reprends du margaux.

 

Goncourt


Souvenez-vous: la puissante lauréate du prix Goncourt de l'année dernière avait fait sensation en déclarant qu'elle ne voulait plus vivre dans la France de Sarkozy et que, donc, elle s'installait à Berlin (où, c'est vrai, on s'amuse plutôt ces temps-ci). Cette année, la revanche de Sarkozy est totale: Michel Houellebecq, après son triomphe attendu, est allé dîner à l'Élysée en petit comité sympathique. Le Président est un grand admirateur de Houellebecq depuis ses débuts, il sait par cœur des passages entiers d'Extension du domaine de la lutte. J'imagine qu'il a félicité Houellebecq pour le courage qu'il a eu en attaquant Picasso, peintre laid, stupide, malfaisant, inférieur à bien d'autres artistes, comme le propre père, peintre, du Président. Dans une de ses dernières interventions, le nouveau Goncourt a répété qu'il préférait Chagall à Picasso, en quoi on vérifie que c'est un grand sentimental. Faut-il en déduire que les jurés Goncourt, résolument subversifs, ont refusé de décerner leur prix à Picasso? Je regarde leurs têtes et je les retrouve aussitôt dans Daumier, posant, en académiciens, dans une redoutable posture de notables.

 

Préservatif


Pauvre pape! Il va à Barcelone pour consacrer l'impressionnante basilique du génial Gaudi (mort en 1926), mais, sur son chemin, sa papamobile est obligée de passer à travers des couples d'homosexuels et de lesbiennes s'embrassant à pleine bouche pour défier Sa Sainteté. Le contraste est d'un surréalisme parfait, et on peut ainsi constater que l'Eglise catholique, avec ses prêtres pédophiles et ses multiples secrets, aimante encore tous les fantasmes érotiques. Par ailleurs, le chrétien est devenu une cible privilégiée pour les tueurs d'Al-Qaida, lesquels ne semblent pas avoir de problèmes sexuels.

Enfin, bon, voici la grande nouvelle: le pape autorise le préservatif en cas de transmission mortelle du sida, notamment en Afrique. On se souvient peut-être qu'ici même j'avais préconisé la distribution par le Vatican de préservatifs préalablement exorcisés. Ce sont les plus sûrs, les plus résistants, les plus performants. Ai-je été écouté? Je le pense. Tout cela n'est qu'un mince début (le pape n'en fera jamais assez), mais il est quand même extraordinaire d'attendre du clergé ou du pape des prescriptions ou des conseils sur l'usage libidinal de son propre corps.

Mieux vaut relire, malgré Michel Onfray, quelques textes de Freud, par exemple La Morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes, datant de 1908. Exemple: "Un artiste abstinent ce n'est guère possible; un jeune savant abstinent ce n'est certainement pas rare. Le dernier peut par sa continence libérer des forces pour ses études, le premier verra probablement son efficience créatrice fortement stimulée par son expérience sexuelle. D'une façon générale, je n'ai pas acquis l'impression que l'abstinence sexuelle aide à former des hommes d'action énergiques et indépendants ou des penseurs originaux ou des libérateurs ou des réformateurs avisés…" Sacré Freud: on dirait qu'il annonce Picasso et sa liberté débordante.

 

Philippe Sollers

Le Journal du Dimanche, 28 novembre 2010

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