Philippe Sollers
Coup de Poe
Albrecht Dürer, La messe des anges, 1500
Né à Boston le 19 janvier 1809, l'inquiétant, magnétique et vertigineux Edgar Poe a aujourd'hui 200 ans. Il a beau être mort à 40 ans, en 1849, à Baltimore, dans une crise de delirium tremens dû à son alcoolisme compulsif, il se porte à merveille, il est plus que jamais en activité invisible dans le tourbillon de l'époque. Un amateur inspiré, Henri Justin, rouvre aujourd'hui son dossier, et c'est immédiatement passionnant.
Il est américain comme personne, Poe, et ce sont des Français comme personne qui perçoivent son onde de choc. Baudelaire d'abord, qui éprouve en le lisant une «commotion singulière». «Savez-vous pourquoi j'ai patiemment traduit Poe? Parce qu'il me ressemblait. La première fois que j'ai ouvert un livre de lui, j'ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant.» Les traductions de Baudelaire sont célèbres, on peut y relever des erreurs de détail, mais la transfusion spirituelle est flagrante, intense, cas de gémellité inouï. Et c'est aussitôt Mallarmé, pour qui Poe est un «aérolithe», un événement «stellaire, de foudre», «le cas littéraire absolu». Dans son «Tombeau d'Edgar Poe», Mallarmé célèbre «le triomphe de la mort dans cette voix étrange», Poe devenant un «calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur». Valéry, enfin, emboîte le pas, mais plus froidement, en admirant l'analyste fabricateur plutôt que le romancier fantastique et métaphysique. Voilà la légende.
Les Américains, eux, n'aiment pas ça, et quant aux Français d'aujourd'hui, comme leurs homologues yankees, ils sont loin, désormais, de se poser des questions de fond sur le génie de la perversité, le mal radical, la mort, l'infini ou la poésie intime des galaxies. Poe, qui s'est battu toute sa vie pour essayer de fonder un mensuel littéraire, voulait «établir en Amérique la seule indiscutable aristocratie, celle de l'intellect». Il a cette formule étonnante au parfum sudiste (il est virginien par toutes ses fibres): «Dans les lettres, comme dans la politique, nous avons besoin d'une Déclaration d'Indépendance, et surtout - ce qui serait mieux - d'une déclaration de guerre.» Guerre splendide de l'intelligence, perdue d'avance, contre le réalisme platement social, le naturalisme borné, la psychologie routinière, et surtout la morale. On comprend comment le courageux Lacan, rectifiant le déluge psychanalytique de Marie Bonaparte, a fait de «la Lettre volée» (ou plutôt dérobée, détournée, retournée) le blason de sa recherche.
Poe est très clair: la police ne voit rien, n'imagine rien, et nous sommes tous, plus ou moins, des policiers aveugles. En revanche, Auguste Dupin, le génial déchiffreur d'énigmes, à mille lieues du fade Sherlock Holmes, devine la vérité parce qu'il est simultanément mathématicien et poète. Surprenants, ces noms français qui apparaissent sous la plume de Poe (qui n'est jamais venu en France): Dupin, Legrand, Montrésor (un criminel, celui-là). Pour quelle ténébreuse raison le Français, poussé à bout, serait-il un révélateur de terreur, un virtuose du décryptage? Vous ouvrez «Double Assassinat dans la rue Morgue», «le Scarabée d'or», «le Cœur révélateur», «le Chat noir», «le Démon de la perversité», et tant d'autres contes, et vous êtes aussitôt saisi, mis sous hypnose, branché sur vos contradictions secrètes, par un narrateur qui, en première personne, vous impose ses passions et ses déductions. Vous êtes détective, mais aussi assassin (jamais policier puisque vous êtes éveillé, ou plutôt «veilleur du dormir»). Mieux: vous pouvez assister à un mort qui vous parle depuis l'au-delà, vous balader, après la fin du monde, dans les étoiles, ressentir l'horreur d'un pendule qui va, en descendant lentement sur vous dans un puits, vous trancher la tête, vous retrouver, avec Arthur Gordon Pym, dans une navigation mystérieusement mystique, descendre dans un maelström et apprendre comment vous en tirer (thème très actuel), réfléchir sur le pouvoir des mots, et bien d'autres choses encore.
De toute façon, vous aurez toujours l'impression de lire un manuscrit trouvé dans une bouteille, le récit d'une expérience plutôt folle racontée avec une extrême précision. C'est là que Poe vous tient sous sa coupe, beaucoup mieux qu'un roman policier banal, ou des péripéties de science-fiction genre Lovecraft. Ils ont tous lu Poe, les spécialistes de l'inquiétante étrangeté, de l'horreur, de l'enquête, mais aucun n'arrive à donner au sujet qui parle cette force de conviction. C'est que, Poe, Henri Justin le sent admirablement, «pense de tout son corps», ce qui met le lecteur en demeure d'avoir un corps vibrant au même rythme. Baudelaire a bien défini son écriture:«Son style est serré, concaténé, la mauvaise volonté du lecteur ou sa paresse ne pourront pas passer à travers les mailles de ce réseau tressé par la logique. Toutes les idées, comme des flèches obéissantes, volent au même but.»
Une littérature qui pense? Qui oblige le lecteur à penser? Mais qu'est-ce que vous nous racontez là? A quoi bon? Pour quoi faire? Avec ses paradis artificiels, ses traductions de De Quincey et de Poe, Baudelaire est un grand pervers, aussi dépassé aujourd'hui que, par exemple, «la Princesse de Clèves».
Non seulement Poe est un démoralisateur professionnel, mais, figurez-vous, il pense de plus en plus large. Et là nous arrivons à l'incroyable «Eurêka» de la fin de sa vie. «J'ai trouvé», dit-il. Quoi? La clé de l'univers lui-même. Rien que ça. Le livre porte en sous-titre: «Essai sur l'univers matériel et spirituel». Aucun succès, bien entendu, mais œuvre grandiose (et merci Baudelaire de l'avoir sauvée d'un probable oubli). Le partenaire à analyser ici n'est autre que Dieu lui-même. Sartre a eu tort en prétendant que Dieu n'était pas romancier: c'en est un, et même un poète supérieur à tous les poètes. Poe résume ça à sa façon: «L'univers est une intrigue de Dieu.» Déjà, on pouvait lire dans «Révélation magnétique»: «Dieu, avec tous les pouvoirs attribués à l'esprit, n'est que la perfection de la matière.» (On était brûlé autrefois pour moins que ça.) Le plus étrange est que, traitant d'astrophysique et de forces d'attraction et de répulsion, Poe s'approche des hypothèses les plus sophistiquées de la physique moderne, entre big-bang et trous noirs. Il veut décrire «le processus tout entier comme une fulguration unique et instantanée». Il envisage en effet une ultime catastrophe en forme de feu d'artifice, une apocalypse comme apothéose. Il écrit calmement:
«Dans les constructions divines, l'objet est soit dessein soit objet selon la façon dont il nous plaît de le regarder, et nous pouvons prendre en tout temps une cause pour un effet et réciproquement, de sorte que nous ne pouvons jamais, d'une manière absolue, distinguer l'un de l'autre.»
Henri Justin, dans son commentaire d'«Eurêka» écrit: «Poe semble avoir eu conscience, très tôt, d'une matière infinie, d'une matière de l'infini, d'un infini matériel palpable.» Voilà, en tout cas, une leçon de littérature absolue.
Darwin et Poe sont contemporains, et l'évolution est très loin d'avoir dit son dernier mot. Mais quand Poe meurt, on se dit que personne ne reprendra le flambeau. Erreur: c'est en 1851 qu'un jeune auteur de 32 ans publie sa bombe: Herman Melville, «Moby Dick».
Ph. S.
«Avec Poe jusqu'au bout de la prose», par Henri Justin, Gallimard, «Bibliothèque des Idées», 416 p., 29,50 euros.