Révolution et
régression
Delacroix, La Liberté guidant le peuple ou Scènes de barricades, 1830. (détail)
Le Débat. - Tel Quel naît en 1960, comme une revue littéraire
de jeunes écrivains somme toute assez classique. Et puis elle va devenir la
revue d'avant-garde par excellence de ce moment intellectuel assez exceptionnel.
Comment avez-vous vécu ce parcours ?
Philippe Sollers. - Un peu d'histoire. 1960, donc : nous
sommes en pleine guerre d'Algérie. Le pays est dirigé par un personnage qui
sort de l'ordinaire, le général de Gaulle. Il a un ministre de la culture qui
n'est pas non plus banal, André Malraux. Viennent de mourir un certain nombre
de personnages très importants : Camus, auquel tout semblerait vouloir nous
ramener aujourd'hui, comme s'il ne s'était rien passé entre-temps - un symptôme
qu'il faut interroger pour savoir si nous sommes oui ou non en pleine
régression intellectuelle sur tous les plans, ce que je crois. Camus, mais
aussi Céline, qui mettra très longtemps à refaire surface par la suite, comme
s'il avait disparu - ce que j'appelle la longue durée des œuvres, qui se
substitue à l'événementiel que l'on prend toujours trop au sérieux. Camus,
Céline, mais aussi Bataille, fondateur d'une revue influente, Critique. Je
me retrouverai en 1963, comme débutant, dans un numéro spécial de la revue
rendant hommage à son fondateur, avec tous les auteurs qui vont déployer par la
suite le croisement de la littérature et de la pensée, Blanchot, Barthes,
Foucault.
À côté des morts, il y a les vivants et leurs livres. Je viens de
nommer Foucault. L'Histoire de la folie, puis Naissance de la
clinique seront tout de suite des références
majeures. Tel Quel bénéficie d'un complice immédiat, Ponge, qui jouera
un rôle déterminant au début de la revue, où l'accent est mis sur la poésie.
Barthes vient de secouer la vieille université avec son Sur Racine, qui
provoque des réactions d'une violence incroyable. C'est Tel Quel qui publiera Critique et vérité, où
Barthes définit les enjeux de la querelle. Après son commentaire de Husserl, la Grammatologie de Derrida marquera un grand moment, je n'aurai garde
d'oublier Deleuze, qui fait paraître alors deux livres, sur Proust et sur
Nietzsche, que l'on peut relire, ils n'ont pas pris une ride. Au creux de
l'École normale supérieure, il y a un philosophe marxiste, Louis Althusser en
butte à des contraintes qui lui donneront un destin tragique. Le territoire se
partageait à l'époque entre gaullistes et communistes qui avaient dans
l'Université une position dominante.
C'est au milieu de toutes
ces voix très nouvelles que Tel Quel fait son chemin, l'air de rien. Et
on peut bien se demander après coup pourquoi ces gens qui ont une audience, un
public, apportent des textes à une petite revue trimestrielle, sans publicité,
tenue non pas par des universitaires, mais par des jeunes écrivains qui ont
pour visée d'interroger ceux qui font profession de penser pour savoir si la
littérature ne pense pas davantage qu'on ne le lui a attribué. La vérité est
que ce qui se fait de neuf, alors, se fait en dehors et contre l'université.
Celle-ci, à ce moment, ignore et veut ignorer des choses qu'elle sera bien
obligée d'accepter, après 1968 - sans les accepter.
J'ai parlé des
interlocuteurs les plus directs, les plus proches, mais il y existe aussi dans le
paysage des auteurs considérables, Mauriac et Sartre, Aragon, qui fait son
retour dans l'atmosphère littéraire, si je puis dire, avec La Semaine
sainte, Michaux, Cioran. Et puis bien sûr, dans le domaine théorique,
Lévi-Strauss...
Le Débat. - Le structuralisme ?
Ph. S. - Le langage ! Voilà le personnage qui apparaît à
l'improviste : le langage. Il est tout à coup devenu le personnage principal.
Derrière Lévi-Strauss, il y a Roman Jakobson, et puis bien sûr Lacan. Jakobson
avait l'air d'émerger d'une histoire fabuleuse, l'époque ahurissante de
nouveauté des formalistes russes et du Cercle linguistique de Prague. Grâce à
Todorov, puis à Julia Kristeva, qui amenait tout cela dans ses bagages, Tel
Quel sera le premier à faire connaître les formalistes en français. Grâce à Starobinski, de
la même façon, Tel Quel publiera les Anagrammes d'un certain
Ferdinand de Saussure, dont on s'aperçoit avec beaucoup de retard qu'il avait
posé les bonnes questions dans l'indifférence générale. Qu'est-ce que c'est que
parler ? Qu'est-ce que ça veut dire? Il n'y a pas plus pernicieux pour une
société que de mettre en question ses façons de dire.
Le Débat - Lacan ?
Ph. S. - Ce qu'il y avait de formidable avec Lacan, c'est qu'il
croisait tout. Il faisait entrer Freud dans une conscience française peu faite
pour le recevoir, il faisait comprendre aux psychanalystes que leur question
était celle du langage, et puis il y avait son séminaire. Il y avait d'autres
séminaires très courus à l'époque, mais ils étaient en général assez ennuyeux,
parce que les gens lisaient leur texte. Lacan c'était autre chose : le génie de
l'improvisation. Je l'ai dit depuis le début: il aurait dû être filmé
intégralement. On a les transcriptions. Mais cela ne restitue pas sa gestuelle,
ses soupirs, sa façon de procéder. Un des plus beaux théâtres que j'aie vus.
C'est la seule fois où j'ai vu quelqu'un mettre en scène la question de la
parole. C'est quoi le langage ? Ça habite qui, à quel moment, selon quelle
forme ?
Le Débat - Du côté littéraire, vous ne faites aucune place au
nouveau roman ?
Ph. S. - Bien sûr que si ! Le nouveau roman était en première ligne
dans cette bataille du langage. Tel Quel a d'ailleurs publié très tôt un
texte de Claude Simon. On n'imagine pas aujourd'hui la violence du refus
académique qui s'exerçait contre ce petit groupe d'auteurs, Beckett,
Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute. La remise en question des conventions
romanesques qui les fédérait, la narration, le personnage, etc., était jugée
insupportable par l'ensemble des critiques du milieu littéraire. C'était une
véritable guerre de positions qui se réveillait à chaque publication. Elle a
fini par faire bouger les choses en profondeur. La question posée était celle
du langage. C'était ma propre question. J'ai publié un roman en 1965, Drame, dont c'est la question centrale. Elle ne m'a plus quitté. Une fois que la
question du langage vous a saisi, c'est pour la vie. Ça ne peut plus s'oublier,
je me demande comment les contemporains peuvent faire comme si cette question
n'existait pas.
Ce que je sais pour
l'avoir intensément éprouvé, c'est que tout ce qui s'agitait là avait des
conséquences politiques déterminantes - pas au sens politicien du terme. Cela
changeait la vision de l'histoire, de la société, de la vie humaine, tout
simplement. J'ai le sentiment d'avoir vécu une période prérévolutionnaire.
Le Débat. - Quand voyez-vous cette période se terminer ?
Ph. S. - Le coup d'arrêt se situe en 1970. C'est le moment de la
normalisation. Tout le monde finalement a eu très peur et rentre dans le rang.
Le surgissement spectaculaire que Debord avait senti
dès 1967 commence à faire sentir ses effets. On change de monde. Mais c'est la
règle après un tel glissement de terrain. Il n'est que de se reporter au XVIIIe siècle. Une période pré-révolutionnaire est une
période où l'ancien monde ne peut plus tenir le coup, résiste à tout prix,
avant de finir par céder. Mais il ne meurt pas comme ça. Il revient sous forme
d'une période de régression. Nous y sommes.
Le Débat. - Pour vous, c'est une vraie rupture ?
Ph. S. - Complète. On a du mal à l'imaginer aujourd'hui, mais il
n'y avait pas de médiatique à l'époque dont nous parlons. Le spectacle ne
régnait pas encore. À chaque événement, il y avait foule, sans qu'il y ait
besoin de tapage pour la convoquer. Mon plus beau souvenir de cette époque est
celui d'activités de lectures constantes et approfondies. Nous lisions, tout
simplement. Ce furent des années studieuses et enjouées. Un moment de gai
savoir.
Le Débat. - Quel était votre modèle de revue, quand vous avez
commencé ?
Ph. S. - En ce qui me
concerne, l'inspiration était celle des revues surréalistes. Je me souviens des
heures passées à la Bibliothèque de l'Arsenal à lire La Révolution
surréaliste et toutes les autres qui ont suivi, je suis d'ailleurs allé
voir Breton, rue Fontaine, qui m'a reçu très chaleureusement. C'est des revues
surréalistes qu'est venue l'idée des questionnaires adressés aux écrivains et
aux penseurs que nous ressentions comme proches. Ce qui est remarquable, c'est
qu'ils nous ont répondu !
Le Débat. La politique était loin de vos préoccupations, dans ce
moment initial ?
Ph. S. - Au contraire. Tout cela était très politique ! Nous
voulions faire une revue littéraire qui soit une revue d'avant-garde
intellectuelle. Notre question au fond était: comment refaire un classement de
la bibliothèque échappant aux classements désastreux du XIX siècle siècle devenus une chape de plomb. C'est pourquoi nous nous
adressions aux gens que nous discernions comme extérieurs aux institutions.
Notre ambition était de les soutenir jusqu'à faire fléchir l'institution censée
gérer cléricalement la transmission. Rendez-vous
compte par exemple que la poésie était confisquée, il n'y a pas d'autre mot,
par le parti communiste. L'inertie du système en place était très difficile à
remuer. Je dois dire à son honneur qu'il a très vite repéré nos mauvaises
intentions. Cette petite revue sans moyens a été considérée comme un mouvement
terroriste de grande envergure par des gens qui avaient tous les pouvoirs.
Comme quoi une simple piqûre sur un éléphant vide peut provoquer des
soubresauts très importants. Je crois que ce ne serait plus possible
aujourd'hui. Il est vrai que je ne vois pas parmi les jeunes gens d'aujourd'hui
beaucoup de candidats à prendre des risques. Car tous ceux qui ont participé à
ces mouvements ont pris des risques, des risques sociaux. On ne bouscule pas
impunément l'ordre établi du langage. La société méconnaît et refoule toute
chose qui est fondamentalement vivante. Nous en étions bien conscients. Aussi
notre ligne était-elle claire : tout ce que l'ennemi attaque, on le
défend, tout ce que l'ennemi défend, on l'attaque - je
ne citerai pas l'auteur de cette formule célèbre ! Avec une seule préoccupation
: qu'est-ce qui doit être refondé comme fonds - car sans fonds, on ne va nulle
part.
Le Débat. - Quand avez-vous pris conscience de la cohérence du
paysage dans lequel vous vouliez vous inscrire ?
Ph. S. - Vers 1963-1964, par là. Le discernement des esprits
conduisait mathématiquement à penser que des forces à ce point fortes ne
pouvaient que faire sauter l'appareil de gestion laïco-clérical
qui tenait l'institution. C'est ce qui s'est passé. Cela nous a valu par la
suite des accusations sanglantes. Nous aurions détruit la vieille Université !
Eh bien, soit ! C'est un honneur de l'avoir fait.
Le Débat. - Quelles sont les figures qui vous ont le plus frappé
parmi les personnalités intellectuelles que vous avez croisées ?
Ph. S. - Le type qui me paraissait déranger au maximum, c'est
Lacan. Notre première rencontre a été pittoresque. Il m'avait invité à
déjeuner, à la suite d'un entretien dans je ne sais plus quel journal qui
l'avait intéressé, début 1965. La première chose qu'il me demande : quel est le
sujet de votre thèse ? À quoi je lui réponds : monsieur, je ne fais pas de
thèse. Là-dessus, il me propose de venir parler à son séminaire, je n'ai pas
parlé à son séminaire, mais je l'ai suivi fidèlement. Nos rapports se sont
poursuivis comme ça, sous le signe du malentendu qui s'entend quand même.
Ce qui m'a frappé chez tous, c'est leur souci de la littérature.
Lacan, puisqu'on en parle, a fini plus tard par consacrer beaucoup de temps à Joyce.
Barthes cela va de soi. Mais c'était vrai de la même façon chez Foucault, chez
Derrida, chez Deleuze. Foucault était sous l'ombre de Blanchot. Le Lautréamont
et Sade de Blanchot a été un livre fondamental pour tout le monde.
Le Débat. - Par parenthèse, vous avez connu Blanchot ?
Ph. S. - Je l'ai croisé. Je dois avouer que les choses n'ont pas
pris entre nous. On peut parler d'un coup de foudre d'antipathie mutuelle.
Le Débat. - Fin de la parenthèse.
Ph. S. - Derrida était un fabuleux lecteur de littérature. Je m'en
serais aperçu, si je ne l'avais déjà su, au texte qu'il a consacré à l'un de
mes livres, Nombres, qui figure dans La Dissémination. Il y avait
un désir de littérature chez les penseurs de l'époque.
Le Débat. - Justement, existe-t-il encore ? Cette convergence entre
littérature et pensée paraît s'être défaite. Les penseurs sont retournés à
leurs études. Les écrivains, de leur côté, se sont détournés de la réflexion
sur la littérature...
Ph. S. - J'ai eu des conversations très intéressantes avec
Houellebecq. Il me parlait d'Auguste Comte, ce qui me paraissait incompatible
avec son admiration pour Lautréamont.
Les écrivains ne se
préoccupent plus d'entendre ce qu'ils écrivent. Or un livre, ça s'écoute. Ils
sont pris par le cinéma. Ils pensent de plus en plus au cinéma. Ils sont
absorbés dans cette fantasmagorie. C'est dramatique. La littérature est devenue
un moment du spectaculaire intégré, comme a dit Debord.
Le langage, mon grand personnage, s'est éclipsé. Les dieux l'ont quitté. Nous
sommes menacés de surdité complète à la littérature, au milieu de ces centaines
de livres qui se bousculent dans l'indifférence.
Le Débat. - C'est à cela que vous pensiez, tout à l'heure, en
parlant de régression.
Ph. S. - Le mot est-il assez violent ?
Le Débat n°171
Septembre-Octobre 2012
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