Alors qu'il publie un nouveau roman, L'Éclaircie, l'auteur revient sur l'un des rares maîtres qu'il se reconnaisse. Pour lui, Saint-Simon annonce les fulgurances de Sade, d'Artaud ou de Céline.
Propos recueillis par Cécile Guilbert, Le Magazine Littéraire,
Janvier 2012
Philippe Sollers: « Saint-Simon est probablement le seul écrivain au monde qui possède une légitimité absolue et écrit à partir d'elle. »
À lire: Philippe Sollers, L'Éclaircie, éd. Gallimard. 240 p., 17,90 € Discours parfait, rééd.
Folio, 912 p.. 10.50 €.
J’ai l'impression que les Mémoires de
Saint-Simon sont à portée de main sur votre table depuis toujours, comme
Voltaire, Sade, Nietzsche et quelques autres. Quand, comment les avez-vous lus
pour la première fois, et quelle « révélation » en avez-vous eue?
Philippe Sollers. Je
n'ai aucun souvenir d'avoir lu Saint-Simon pour la première fois, mais
c'étaient sûrement des extraits, et je pense d'ailleurs que c'est ainsi qu'on
peut y entrer. À partir de là, j'ai noté qu'on n'en parlait jamais au lycée,
comme d'ailleurs de bien d'autres choses. Mais, ce qui n'a cessé, surtout, de
me retenir jusqu'à en devenir une passion, c'est le mystère de la langue
française porté à ce point que je crois le plus sensationnel de tout ce qui a
pu s'écrire dans cette langue. Ce qu'il faut dire tout de suite, c'est qu'être
considéré comme un « écrivain français » lui paraîtrait absolument risible. Il
n'est donc pas convenable de traiter cet écrit comme s'il avait été rédigé pour
être connu d'un public qui s'intéresserait à la littérature. Ce vaste continent
- huit volumes en Pléiade, 7 854 personnages - est tout à fait autre chose:
une tentative et une réussite absolues sur le plan historico-métaphysique. Et
sa révélation opère directement sur moi, sur ce que je ressens physiquement par
rapport à ce qu'il faut bien appeler la vérité. Le monde étant un néant de
mensonges, on a ou pas, très jeune, la certitude qu'il faut avancer vers son
décapage.
Dans votre discours de réception du prix
Saint-Simon, obtenu en 2008 pour Un vrai roman, Mémoires, vous évoquez votre admiration pour son œuvre
et sa vie, « beaucoup plus ténébreuse et énigmatique que l'on croit », alors
que son existence est souvent décrite comme celle d'un insecte de cour, voire
d'un concierge ?
Les
gens qui le traitent ainsi se désignent eux-mêmes par ces mots. Quant à la ténèbre et l'énigme, c'est d'être à ce point élu pour la
vérité, c'est très surprenant. Quand Saint-Simon dit qu'il veut écrire
l'histoire à la lumière du Saint-Esprit, je me demande très sérieusement ce
qu'il entend par là. Qu'est-ce que le Saint-Esprit? C'est la troisième personne
de la Trinité qui fait éventuellement problème pour tous ceux qui ne
comprennent pas les deux premières. C'est l'esprit de vérité, pour lui non
négociable, consistant à dire ce qui est vrai et ce qui est faux en ce monde,
lequel est une falsification générale et une illusion du néant. A partir de là,
sa phrase atteint une percussion qui me paraît inusable, car c'est, de loin, le
plus grand écrivain français. J'aime bien que Stendhal ait eu ce mot - « seul
goût durable, les épinards et Saint-Simon » -, car c'est vrai que ça se mange :
cette prose vous saisit immédiatement dans votre appétit de vérité.
« Que les hommes ayant atteint ce pinacle du pouvoir ne soient pas capables de ne pas être des nigauds sur le plan sexuel, là réside pour lui le scandale. »
Saint-Simon soumit à Rancé des fragments
initiaux de ses Mémoires afin de
savoir s'il lui était permis, au regard de la charité, d'en poursuivre
l'écriture. Sachant qu'il n'est rien moins que « charitable », comment
s'articulent chez lui théologie et écriture?
Il n'y
a pas lieu d'être charitable avec le démoniaque. Saint-Simon n'avait même pas
besoin d'être autorisé par Rancé. Il ne s'agit pas de charité mais de Jugement
dernier. Du coup il se donne l'autorité qu'il veut, même s'il ne donne jamais
ses raisons, qui sont à lire dans les portraits et les situations où il se
trouve. Alors Rancé, je veux bien, la Vie
de Rancé de Chateaubriand, sa belle préface par Barthes... tout cela est
très bien, mais c'est post-révolutionnaire. On se
pose des questions sur Rancé à partir du moment où la Révolution, « œuvre
satanique par excellence » (Maistre), a eu lieu ; on extrait cette figure, mais
Saint-Simon passe, c'est le cas de le dire, à la Trappe ! En d'autres termes,
parler de l'abbé revient à occulter le duc, qu'il faut prendre par ses
manuscrits. Ses portefeuilles visibles à la Bibliothèque nationale, frappés à
ses armes, écrits d'une petite écriture noire sans ratures, me font penser à
des manuscrits chinois, d'emblée définitifs, parfaits, loin des « paperolles » de Pascal et de Proust. C'est très émouvant
parce qu'il s'agit d'une œuvre posthume et qu'au fond tout ce qui se passe
depuis est obligatoirement tourné vers cette splendeur, essayant de l'approcher
plus ou moins bien. Le point capital, c'est que ces portefeuilles impeccables
prouvent que Saint-Simon est probablement le seul écrivain au monde qui possède
une légitimité absolue et écrit à partir d'elle. Et
parce qu'elle repose sur des points tout à fait précis - son prénom, son nom,
son titre - c'est comme s'il disait : Louis c'est moi, le Saint-Esprit c'est
moi, et je vais vous dire ce qu'il y a lieu d'« asséner » par rapport aux impostures
qui font semblant de tourner autour de cette légitimité usurpée.
Où se situe, selon vous, la jouissance
chez Saint-Simon? Dans l'expression de sa haine du « chaos » de la monarchie? Dans
la conviction d'avoir raison seul contre l'espèce humaine en tant que société
(« magie noire sociale », avez-vous écrit quelque part) contre laquelle il
entre jeune en guerre?
C'est
la mémoire devenue vivante en vérité, à l'encontre de tous les mensonges
sociaux. Il est très étrange, et c'est là-dessus aussi que je n'arrête pas de
m'interroger, que cette langue française implique chez un sujet élu par elle
une mémoire considérable. C'est absolument visible chez Casanova, mais aussi
chez Retz et Chateaubriand. On peut donc dire que Saint-Simon est en train d'écrire
ses Mémoires depuis sa naissance, car
il entend tout, repère tout, voit tout, enregistre tout, avec un corps très
particulier. Il me fait aussi penser à quelqu'un qui a beaucoup écrit sur la «
pseudo-réalité » et « son Châtelet de magie noire»: Artaud. Il y a de
profondes affinités - y compris dans la percussion du style, son économie, sa
concision, sa fureur et sa beauté - entre Saint-Simon et Artaud. De même qu'il
y a, pour la question du démoniaque, une profonde parenté avec Dostoïevski.
Cela peut paraître un peu bizarre, or, comme il ne s'agit pas de littérature
mais au fond d'une question métaphysique essentielle, cela peut se dire ainsi,
au sens où Proust parlait d'un « côté Dostoïevski de Mme de Sévigné » pour
viser son étrangeté.
Interrogé récemment par la revue Ligne
de risque sur le « destin du français »
(entretien repris dans le n° 116 de L'Infini), vous affirmez que « le français a toujours comporté un savoir sur la
sexualité ». Quid de ce savoir concernant Saint-Simon ?
D'une
extraordinaire lucidité sur la toxicité incessante féminine, il est un très
remarquable observateur de ce qui se passe dans cette région. Il est donc idiot
de le taxer de misogynie. Son jugement sur la « sessualité » (dixit Queneau) est absolument
négatif. Car qui n'est pas capable de ne pas en faire tout un plat se voit
destitué de toute légitimité humaine. Or que voit-il? De sourdes autodestructions,
une mainmise matriarcale sur le pouvoir, un roi embarrassé par ses maîtresses
et ses bâtards, des mâles illusionnés partout... Que les hommes ayant atteint
ce pinacle du pouvoir ne soient pas capables de ne pas être des nigauds, des
niaiseux, sur le plan sexuel, là réside pour lui le scandale. Ne faut-il pas
une décadence effroyable pour que ladite sessualité prenne une telle ampleur? J'ajoute qu'on trouve toujours chez les mémorialistes
conséquents, comme chez Casanova, une distanciation quant à la sessualité prétendue universelle et démocratique. Car, à
partir du moment où cette dernière devient démocratique, elle devient
extraordinairement lourde, comme on peut le constater par son arraisonnement
spectaculaire actuel.
La phrase de Saint-Simon n'étant jamais
plus somptueuse et souveraine que dans l'expression de la vérité impliquant une
guerre verbale à outrance contre la société (sa tonalité est à cet égard quasi
sadienne), quels liens établissez-vous entre aristocratie, histoire et
puissance assertorique du français? Par ailleurs, comment appréciez-vous la
bâtardise et le « populaire » de sa langue? Céline, Genet et Guyotat n'en sont-ils pas les héritiers directs?
En
effet, Saint-Simon a déjà le ton de Sade. Je cite sans arrêt, parce qu'il me
plaît beaucoup, le mot de Saint-Simon sur Mme de Montespan, qui, dit-il,
parlait de temps en temps « extrêmement français », ce qui veut dire avec autorité.
Si je vous parle « extrêmement français », j'ai raison, vous n'avez pas à
discuter ce que je vous dis, parce que c'est un ordre, et cela a le mérite
d'être clair ! Tous les auteurs que vous citez essaient d'écrire à l'extrémité
du français. Tous sont des écrivains du Royaume, pas de la Nation : le royaume
sans roi, laissé à lui-même, « prince d'Aquitaine à la tour abolie »... La
puissance de Céline (aristocratique quoique plébéien aussi) est là-dessus
absolument évidente. Quand il dit : « Le français est langue royale, il n'y a
que foutus baragouins tout autour », c'est comme s'il définissait Saint-Simon.
Mais tout n'est pas chez lui au même niveau, car, parfois, il n'atteint à la
merveille décapante qu'après beaucoup de longueurs. Mais, là où c'est
considérable, c'est dans Féerie pour une
autre fois, où vous avez tout à coup la féerie, c'est-à-dire la dramaturgie
totalement réinventée. Vous êtes alors dans Molière, le rire, l'humour noir. Et
l'émotion érotique par le rythme même, la suite des mots, la façon de scander,
d'appuyer, de laisser courir ou d'interrompre la phrase. C'est le mérite de
tous ces noms. La sexualité, c'est bien beau, mais ça se passe avec le dire.
Sans dire, pas d'« érection » du français, qui est fait pour ça. C'est pourquoi
il est nécessaire d'aller voir ailleurs si on n'y serait pas « en français ».
De même que je dois à la Frick Collection de New York
une grande part de ma connaissance de Fragonard, je dois beaucoup de certitudes
sur Saint-Simon à la Chine. Il faut aller voir ailleurs si le français surgit.
Évidemment, si vous restez hexagonal, provincial, vous pourrez faire toutes les
élections que vous voudrez, « ça » ne surgira pas. Il faut voyager un peu, car
on écoute alors les autres langues, et on est sûr, à un moment ou à un autre,
que la touche du français est supérieure à toutes les autres, c'est tout.