SALAUD DE FLAUBERT !
Ernest Pinard,
procureur impérial sous Napoléon III, est un magistrat français pas assez
célèbre. Il a fait condamner Les Fleurs du mal de Baudelaire et a
failli réussir, malgré une plaidoirie habile de l'avocat du prévenu, à
pénaliser Madame Bovary. Baudelaire était une sorte de pervers drogué sans
domicile fixe, amant et exploiteur d'une femme de couleur. Flaubert, lui, était
membre d'une famille honorable, ce qui a permis, malgré des attendus sévères,
son acquittement. Il n'empêche : son roman était et demeure profondément
immoral.
La lointaine
descendante du procureur, Ernestine Pinard, jeune magistrate socialiste et fervente féministe, a repris ces dossiers sulfureux. Aucun doute,
Baudelaire doit être condamné à nouveau, ses poèmes sont une atteinte
continuelle à la dignité de la femme, et ses fiévreuses lesbiennes n'ont pas
l'intention de se marier. Tout respire ici la dépravation et l'usage de
stupéfiants divers. Le cas de Flaubert, lui, doit être réexaminé. On sait
mieux, de nos jours, que ce fils de médecin bourgeois, demeuré obstinément
célibataire, était habité par des pulsions malsaines. La preuve : il lit très
jeune le marquis de Sade, qu'il appelle « le Vieux ». Contrairement à ce qu'a
dit Sartre, il n'est pas du tout « l'idiot de la famille » (expression reprise,
de façon inconsidérée, par Pierre Bourdieu à propos du peintre surfait Manet),
mais bel et bien son fleuron, son aboutissement logique. Flaubert, Manet sont
des bourgeois aux mœurs très douteuses, des favorisés de l'époque, bien loin de
mériter le respect universitaire dont ils jouissent aujourd'hui, tandis que
leur esprit démocratique laisse à désirer. Baudelaire, par exemple, aimait lire
ce contre-révolutionnaire abject : Joseph de Maistre. Quant à Flaubert, sa
haine de la Commune de Paris soulève le cœur. Son Voyage en Orient est
rempli d'épisodes dégoûtants, notamment ses rapports de colonialiste esthète
avec une danseuse prostituée du nom de Kuchuk-Hanem.
Permettez-moi de citer une lettre de l'auteur à l'un de ses amis : « Je l'ai
sucée avec rage ; son corps était en sueur, elle était fatiguée d'avoir dansé,
elle avait froid... En contemplant dormir cette belle créature qui ronflait la
tête appuyée sur mon bras, je pensais à mes nuits au bordel à Paris, à un tas
de vieux souvenirs... Quant aux coups, ils ont été bons. Le troisième, surtout,
a été féroce, et le dernier, sentimental. Nous nous sommes dit là beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes vers la fin d'une
façon triste et amoureuse. »
C'est le même
homme, mesdames et messieurs, qui a écrit Madame Bovary, cette pseudo-défense de
la femme adultère, je dirais plutôt de l'Homme normal et absurde, les droits de
l'Hommais. Mon prédécesseur dans l'accusation a
courageusement fait ce qu'il a pu, en soulignant maints passages ridicules aux
yeux d'une lectrice libre d'aujourd'hui. Exemple, avec un certain Rodolphe : «Ils
se regardaient, un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches, et
mollement, sans efforts, leurs doigts se confondirent. » Mieux : « Elle
renversa son cou blanc, qui se gonflait d'un soupir ; et défaillante, toute en
pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s'abandonna. »
Mieux encore (cette fois, c'est avec un certain Léon) : « Elle avait des
paroles qui l'enflammaient avec des baisers qui lui emportaient l'âme. Où donc
avait-elle appris ces caresses presque immatérielles, à force d'être profondes
et dissimulées ? » Encore mieux : « Elle se déshabillait brutalement, arrachant
le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme une
couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder
encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d'un seul geste
tomber ensemble tous ses vêtements ; et pâle, sans parler, sérieuse, elle
s'abattait contre sa poitrine, avec un long frisson. »
Voilà donc
ce qu'on nous présente, dans les écoles françaises, comme un chef-d'œuvre
littéraire, au lieu de consacrer un temps précieux à l'évocation héroïque des
poilus de 1914 ! Un tel relâchement est odieux. Une pétition, heureusement très
minoritaire, réclame l'entrée de Flaubert au Panthéon. Il ne manquerait plus
que ça ! On prétend que Flaubert, comme Baudelaire, est aujourd'hui admiré dans
le monde entier. J'en doute. Aucune femme civilisée ne se comporte plus comme
Mme Bovary, et, Dieu merci, le cinéma nous prouve chaque jour l'épanouissement
de la sexualité hétérosexuelle et gay. Il est possible que ce genre de romantisme
attardé ait encore lieu au Qatar, en Iran ou en Arabie saoudite, mais en
France, c'est impossible. Ce roman, complètement dépassé, devrait donc
disparaître du commerce et des bibliothèques. Il ne peut que déstabiliser des
adolescentes ou des adolescents attardés.
M. Flaubert
est insinuant, obsédé, toxique et, au fond, très sadique, comme le montrent les
incessantes scènes de cruauté qui émaillent son long et fastidieux roman Salammbô . Un grand film hollywoodien en péplum, avec
massacres, soit, c'est du cinéma. Mais un écrivain solitaire, en province, qui
se complaît, avec des mots, à décrire des épisodes atroces (sacrifices
d'enfants brûlés vifs en hommage au dieu Moloch, supplice affreux du guerrier Mâtho), ne doit nous inspirer aucune considération. Les
images passent, les mots restent, et peuvent produire des contaminations plus
graves. D'ailleurs, La Tentation de saint
Antoine, livre halluciné que Flaubert a poursuivi toute sa vie, dévoile une
passion sourdement religieuse. Disons-le calmement : Baudelaire, Flaubert (et
d'autres), sont les produits d'une éducation catholique noire et réactionnaire.
Sur ce point précis, ils doivent être lourdement sanctionnés. La morale sociale
doit l'emporter sur les prestiges faisandés de la littérature, ses
fanfaronnades et ses rodomontades. On continue, ces temps-ci, à nous faire
l'apologie d'un écrivain bourgeois et élitiste, même pas vraiment de souche,
comme Marcel Proust, lequel admirait, paraît-il, Baudelaire et Flaubert. Toute
son œuvre, quoi qu'on en dise, à cause de son portrait ridicule et sinistre du
baron de Charlus, est pourtant foncièrement anti-gay.
PHILIPPE SOLLERS
Gustave Flaubert, Œuvres
complètes, tomes II et III sous la direction de Claudine Gothot-Mersch, la Pléiade, Gallimard, 2013
Le Nouvel observateur du 28 novembre 2013 N°2560
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