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                                      |  Sévigné vers 1665 par Claude Lefèbvre. |  
                                      |  |  Sévigné,
  à la lettre
  
                                 
                                   
                                 
                                   
                                 Il faut beaucoup de temps pour comprendre la marquise de
                                  Sévigné. Il faut prendre ses distances : avec son époque, la nôtre,
                                  l’université, son prétendu amour pour sa fille, les anecdotes et les délires de
                                  l’Histoire, l’utilisation tordue qu’en a faite Proust, la question secondaire,
                                  mais importante, de Dieu, l’éternelle nature féminine dont elle serait un
                                  exemplaire éclatant, sa transformation moderne en pâtisseries, et j’en passe.
  
                                 Qui ne l’aime pas ? Pêle-mêle : Chateaubriand,
                                  Napoléon, Dostoïevski (« Elle écrit beaucoup trop bien »), Renan
                                  (« Ce n’est pas un penseur »), les romantiques, le clergé
                                  intellectuel, la religion progressiste. Bien, on ouvre ses lettres, on les lit.
                                  D’abord, on se perd, on croit à ce qui lui arrive et à ce qu’elle dit. On
                                  imagine que ce qu’elle raconte l’intéresse. Et puis, peu à peu, le doute
                                  s’insinue : si elle était constamment masquée dans un univers fou ?
                                  Si elle n’était que bon sens, chose la moins partagée du monde ? Si sa vie
                                  et son écriture n’avaient eu lieu, de façon passionnée et précise, que pour
                                  marquer la relativité et le rien du tout, la passion du rien à propos de
                                  tout ? Et cela de façon positive ? Etrange impression que le temps renforce. Ce n’est pas elle, mais Lautréamont, qui
  écrit dans les Poésies : « Je ne connais pas d’autre grâce que
                                  celle d’être né. Un esprit impartial la trouve complète. » Ou
                                  encore : « Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les
                                  autres qualités. C’est le nec plus ultra de l’intelligence. » Et pourtant,
                                  on ne serait pas étonné de trouver ces phrases, telles quelles, dans la
                                  correspondance de Sévigné. Je veux simplement dire que la subversion ironique
                                  de Lautréamont éclaire d’une lumière juste et noire l’insolite liberté de la
                                  marquise, de même qu’elle nous oblige à nous demander d’où viennent vraiment La
                                  Rochefoucauld, Vauvenargues, Descartes ou Pascal. Génie d’une langue ? Pas
                                  seulement. Expérience physique et spirituelle dont nous n’envisageons plus
                                  qu’avec peine la nécessité et la force.
  
                                 Qu’il s’agisse des hommes, des femmes, du mariage, des
                                  grossesses, des maladies, de l’au-delà supposé, de la variabilité des
                                  sentiments, des intrigues, de la mort, du pouvoir, Sévigné est d’un goût, c’est-à-dire
                                  d’une intelligence, implacable. Son siècle le veut, sans doute, où l’on ramasse
                                  l’esprit à la pelle dans les conversations, les oratoires, les duels
                                  théologiques, les opéras, le théâtre, les enterrements. La marquise, elle, a
                                  pris un parti radical. Il consiste à être là, c’est tout. Qu’elle communique
                                  cette présence unique le plus souvent à sa fille est logique : il lui
                                  fallait, pour se parler à elle-même, un double sûr (pas un homme, donc, ni une
                                  amie). Elle s’adresse à son sang au féminin, Sévigné, et Madame de Grignan a
                                  beau être ailleurs, mariée ou mère elle-même, cela ne change rien au contrat de
                                  base, à la loi fondamentale de transmission. Je suis la mère de ma fille, mais
                                  je reste la mère supérieure, et ainsi en sera-t-il de mère en fille, à
                                  l’infini. Pas de futur, cependant, le temps lui-même, là, tout de suite,
                                  présence pure. Quand elle s’est laissée aller (apparemment) à une digression,
                                  Sévigné, pour reprendre le fil de son récit mitrailleur, dit simplement :
  « Je reviens. » Et elle passe. Tous les sujets se tiennent, son
                                  rythme égalise tout, puisque le détail, enfin, est devenu une science. Ah, cet
                                  art du détail ! « Quelle romancière elle aurait pu être ! »,
                                  remarque de façon plutôt naïve Virginia Woolf. Mais non, pas besoin d’écrire
                                  des romans, elle est elle-même un roman. Il fallait oser se traiter de cette
                                  façon à chaque instant. Elle l’a fait. Et c’est incroyable. « J’ai
                                  toujours les échecs dans la tête », écrit la marquise en 1680. Et
                                  encore : « Je suis folle de ce jeu, et je donnerais bien de l’argent
                                  pour le savoir comme mon fils et vous. C’est le plus beau jeu et le plus
                                  raisonnable de tous les jeux. Le hasard n’y a point de part. On se blâme et
                                  l’on se remercie ; on a son bonheur dans sa tête. » « On a son
                                  bonheur dans sa tête » : la voilà, c’est elle. Les grandes affaires
                                  agitent les esprits, le roi, la guerre, les réputations, l’argent, les
                                  controverses religieuses ? « Je ne suis ni à Dieu ni à Diable. Cet
  état m’ennuie, quoiqu’entre nous je le trouve le plus naturel du monde. »
                                  Si Dieu existe, inutile d’aller chercher midi à quatorze heures, il n’y a qu’à
                                  se couler dans sa Providence : « Dieu est tout-puissant et fait tout
                                  ce qu’il veut ; j’entends cela. Il veut notre cœur, nous ne voulons pas lui
                                  donner : voilà le mystère. » Tel est, en effet, le mystère de la
                                  liberté. Un janséniste scrupuleux, l’abbé de la Vergne, lui dit un jour qu’il
                                  faudrait, pour son salut, ne plus la quitter d’un pas, ne rien lui laisser lire
                                  ni écrire, « ni entendre la moindre chose ». Bien vu. Il
                                  faudrait, en effet, détruire l’assise de cette réfractaire, la briser, se
                                  mettre définitivement à sa place. Le comique grandit dans la rencontre de la
                                  marquise avec Arnauld d’Andilly, décrite dans la lettre du 29 avril 1679 :
  « Je le trouvai dans une augmentation de sainteté qui m’étonna : plus
                                  il approche de la mort, et plus il s’épure. Il me gronda très
                                  sérieusement ; et transporté de zèle et d’amitié pour moi, il me dit que
                                  j’étais folle de ne point songer à me convertir ; que j’étais une jolie
                                  païenne ; que je faisais de vous une idole dans mon cœur ; que cette
                                  sorte d’idolâtrie était aussi dangereuse qu’une autre, quoiqu’elle me parût
                                  moins criminelle [...]. Enfin, après six heures de conversation très agréable,
                                  quoique très sérieuse, je le quittai et vins ici, où je trouvai tout le
                                  triomphe du mois de mai. » Autrement dit : cause toujours, mon
                                  bonhomme, tu ne sauras jamais ce qu’est, à Livry, le triomphe de mai.
  
                                 Plus tard, au lieu de « jolie païenne », madame de
                                  Sévigné aurait été traitée d’aristocrate, de bourgeoise, de réactionnaire,
                                  d’égoïste, de narcissique, et ainsi de suite.
  
                                 L’esprit religieux (et le ressentiment qui l’anime) change
                                  d’habits ou de mots, c’est toujours le même procès. Il n’y a rien de nouveau
                                  sous le soleil, sauf le soleil. De temps en temps, à propos d’une scène de
                                  société, Sévigné lance : « C’était du Molière. » Elle aime La
                                  Fontaine, ce qui ne l’empêche pas, si on la prend de haut, de répliquer
                                  aussitôt, et avec pertinence, avec saint Paul ou saint Augustin. Elle connaît
                                  son Montaigne. Elle est très italienne. Elle préfère Corneille à Racine, mais
                                  cède devant Esther : « Racine s’est surpassé. Il aime Dieu comme il
                                  aimait ses maîtresses. » Pascal, bien entendu, est excellent. Quand on est
                                  l’amie de madame de La Fayette, de La Rochefoucauld et du cardinal de Retz, on
                                  peut voir venir. Il y a, certes, les coliques préoccupantes de sa fille, la
                                  délicatesse de sa propre peau, cette histoire de jambe qu’il faut traiter « avec
                                  des lessives d’herbes fines et de la cendre ». Les morts ? « Il
                                  faut passer à monsieur d’Ormesson. Comme vous ne m’avez parlé que de l’agonie
                                  de sa femme, je n’ai osé lui écrire : parlez-moi de son enterrement, et
                                  j’entreprendrai de consoler son mari. » On accompagne Saint-Aubin, une
                                  sorte de saint : « Enfin, on le jette dans cette fosse profonde où on
                                  l’entend descendre, et le voilà pour jamais. Il n’y a plus de temps pour lui,
                                  il jouit de l’éternité ; enfin il n’est plus sur terre » (là, c’est
                                  tout Sévigné : elle vient d’employer un cliché, elle se reprend, elle
                                  sabre).
  
                                 Oui, soleil, corps, air, jardins, bois, chemins ; la perception est une
                                  aventure. Et l’amour, dont nous faisons si grand cas ? On s’en passe,
                                  n’est-ce pas, ma fille ? « Je voudrais bien que votre poumon fût
                                  rafraîchi de l’air que j’ai respiré ce soir : pendant que nous mourions à
                                  Paris, il faisait ici un tel orage, jeudi, qui rend encore l’air tout gracieux
                                  [...]. Voilà mes chevaux, dont vous pouvez faire tout ce qui vous plaira. »
                                  La nature est un théâtre, l’enchantement continue dans la mise en scène :
  « Et puis, une comédie, mais quelle comédie ! toute chamarrée des
                                  beaux endroits de la musique et des bons danseurs de l’opéra ; un théâtre
                                  bâti par les fées, des enfoncements, des orangers tout chargés de fleurs et de
                                  fruits, des festons, des pilastres. » Sévigné, quand elle s’émerveille,
                                  accumule les mots contrastés, les syllabes lui viennent directement dans la
                                  voix. Le français, pour elle, est une fête, et il en va de même lorsqu’elle
                                  s’alarme ou feint de s’effrayer. Ainsi, pour sa propre mort : « Comment
                                  en sortirai-je ? Par où ? Par quelle porte ? Quand
                                  sera-ce ? En quelles dispositions ? Souffrirai-je mille et mille
                                  douleurs qui me feront mourir désespérée ? Aurai-je un transport au
                                  cerveau ? Mourrai-je d’un accident ? » Extrême lucidité,
                                  toujours : « L’éternité me frappe un peu plus que vous : c’est
                                  que j’en suis plus près ; mais cette pensée n’augmente pas du moindre
                                  degré mon amour pour Dieu. »
 En réalité, Sévigné se fiche de l’éternité, c’est le temps
                                  qui l’intéresse, lui seul ; le temps qui écrit, souverain, rapide, lent,
                                  microscopique, les « petits événements enchaînés et entraînés les uns dans
                                  les autres pour en venir là ». Le grand mot est lâché : c’est là.
                                  Liberté et nécessité. « Parce que nous ne faisons point ce que nous ne
                                  faisons pas, on croit qu’on l’aurait pu faire. » Le temps est une
                                  broderie, un maillage à feu de mort (Sévigné, ici très célinienne) :
  « Voilà donc M. de Louvois mort, ce grand ministre, cet homme si
                                  considérable, qui tenait une si grande place, dont le moi, comme dit
                                  M. Nicole, était si étendu, qui était le centre de tant de choses !
                                  Que d’affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d’intérêts
  à démêler, que de guerres commencées, que d’intrigues, que de beaux coups
                                  d’échecs à faire et à conduire... » Sévigné, ou l’autorité du verbe mesuré
                                  au temps qu’il fait. Il est tout vivant et vibrant, ce verbe, de se savoir
                                  mortel : « Ceci est fuor di proposito », écrit-elle, « mais ma plume le veut ».
                                  C’est ainsi : sa plume le veut. Sa correspondante de fille, qu’elle adore,
                                  cela va de soi, n’a qu’à bien se tenir : « Toutes vos raisons sont
                                  admirables, ma bonne. C’étaient celles qui m’étaient venues : n’en changez
                                  point. » 
                                   
                                 Philippe Sollers
                                  
                                 Le Monde des
                                  livres du 12 avril 1996.
  
                                 
                                   
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