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                            LA BEAUTESAUVERA DE L’IMMONDE
 
                              La chronique de Sylvain Tesson, Lire, septembre 2017  
                             
                           Ce n'est pas un roman de
                              rentrée puisque c'est un livre du plein soleil. La Beauté n'est pas de « septembre », elle est éternelle, comme les
                            mères. Où se niche-t-elle ? Partout ! Encore faut-il être capable de la
                            reconnaître, de la révérer, de la servir. Philippe Sollers ne pense qu'à elle.
                            Cela, on le savait déjà : il le dit avec fanatisme depuis sa propre éternité.
                            Sollers est l'ayatollah de la beauté pure. Il s'intéresse à ses explosions et
                            un peu à lui-même. Mais n'est-il pas normal de s'intéresser à soi quand on est
  équipé d'un appareillage sensoriel très adapté à la traque commando des
                            manifestations de la beauté ?
                            
                           
                             
                           Dans Beauté, le narrateur et Lisa vivent un amour idéal, c'est-à-dire
                            entrecoupé d'absence et de silence : « Pas un mot de trop, réserve. » C'est un
                            ménage à trois. Avec la beauté pour tenir la chandelle. Lisa est pianiste. Lui
                            est amoureux. Quelle organisation parfaite ! Entre deux concerts de Lisa (Bach,
                            Mozart, Webern), ils se retrouvent : « Le véritable érotisme est sobre, pudique,
                            maître de lui-même et de sa douceur. » (Cette retenue est un hommage avant
                            l'heure à Anne Dufourmantelle, noyée en mer après
                            avoir appelé le peuple au courage, à la douceur.)
                            
                           
                             
                           ATTEINDRE LE SATORI
                            
                           Lisa n'est pas jalouse.
                            Heureusement pour elle. Elle serait très malheureuse parce que lui songe à
                            Hölderlin, s'enivre de Rimbaud, se fait transpercer par Héraclite, rêve aux
                            constellations (à leur nom surtout plus qu'à leur poudre aux yeux), se souvient
                            des dieux quand il regarde les sportifs : « Daphné, escrimeuse géniale. » Bref,
                            les femmes ont du souci à se faire. La concurrence est rude.
  
                           
                             
                           Pendant que Lisa joue, le
                            narrateur détaille les bienfaits de la beauté. Elle permet d'échapper au
                            désastre de la vie humaine. Elle prémunit de ce frottement avec les semblables
                            : « Je n'en finis pas de me dérober au bavardage universel en ouvrant des
                            livres.» Elle relie ses grands prêtres par-delà le siècle. Elle étend sa toile
                            et y piège les artistes qui ont contribué à la tisser. Ils conversent en son
                            palais. Seuls les êtres aguerris entendent ce qu'ils se disent.
  
                           
                             
                           La beauté guide, oriente,
                            guérit de la fureur. C'est ainsi qu'elle sauve Hölderlin et apaise Goya. Elle
                            leur offre de trancher entre « l'extrême douceur sensuelle ou le sabbat des
                            sorcières ». Pour peu qu'on la vénère, on atteint le satori : on se met à
                            rêver, non pas à voix haute mais à conscience éveillée. Pour décrire « cet
  épanchement du rêve dans la vie réelle et de la vie réelle dans le rêve »,
                            Sollers invente le mot « rêvrer ». On pourrait
  énumérer longtemps les vertus déployées par la beauté mais voilà Lisa qui
                            revient dans les bras de son amant. Quand ils se retrouvent, ils convoquent la
                            beauté, parlent d'elle, la choient. Elle les porte. C'est leur enfant. Ils font
                            de leur vie le berceau de la beauté. Et Lisa, après avoir jeté des diamants sur
                            son clavier, répète ce mot : « Vivre, c'est défendre une forme. »
  
                           
                             
                           
                             
                           CAFARDS BARBUS
                            
                           La beauté est la seule
                            chose qui devrait nous occuper. Tout le reste est brouet. Et Sollers
                            s'interroge, éberlué : pourquoi les Trissotins de la production culturelle la
                            méprisent-ils à ce point ? « Il y a la beauté, mais il y a la Contre-Beauté,
                            passion triste et rageuse, visant à faire table rase de tout ce qui est beau. »
                            Qu'est-ce qui leur prend à ces « vampires » de préférer « l'effroi » au soleil,
                            le « symptôme » à la santé ? Bref, de choisir le lugubre contre l'« aimable » ?
                            Ils sont cinglés, ces cloportes !
  
                           
                             
                           Il y a d'autres ennemis.
                            En ce moment, une cohorte se lève et occupe beaucoup d'espace : les islamistes.
                            Ils n'ont qu'un livre, le Coran, ce « disque de punition indéfiniment ressassé
  ». Ces pauvres petits djihadistes sont privés de soleil, de corps grecs, de
                            Rimbaud, de Bach et de châteaux. Ah... s'ils écoutaient Lisa jouant les Variations de Webern : « Adieu stupidité.
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                           Sollers n'a pas peur de
                            l'islamisme. C'est « un mauvais moment à passer ». Les cafards barbus ne
                            survivront pas au règne de la beauté. Ils n'auront pas Notre-Dame car dans leur
                            néant ils ne savent pas que « la rosace, elle, est en guerre intime, elle est
                          faite pour des victoires et des résurrections ».    Il faudrait que le Service
                            Action parachute des caisses  de Beauté au-dessus des positions de Daesh à Raqqa. Les belles guerrières kurdes et yazidies en liraient des chapitres à l'heure des
                            haut-parleurs. Et les armées de la laideur seraient alors changées
                            instantanément en statues de sel. On brancherait Webern et tout serait oublié,
                            car « dans ces conditions, le moindre surgissement de beauté prend un force
                            énorme ».
                            
                             
                             
                           Sylvain Tesson
                                
                           
                             
                           Beauté par
                            Philippe Sollers, 224 p., Gallimard, 16 € 
                             
                           
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