|       Entretien dans Transfuge, octobre 2012 « Je ne vois
                            pas l’apocalypse, je vois l’aurore »
                            
                           
                             
                           Le romancier encyclopédiste Philippe Sollers revient avec Fugues, traité littéraire politique, On
                            y retrouve Pascal, La Boétie, Lautréamont, Montaigne, Homère et tant d'autres
                            que Sollers défend de sa plume légère et acerbe, depuis 40 ans. Entretien avec
                            le dernier monstre sacré.
  
                           
                             
                           PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT ROY
                            
                           
                             
                           Voilà 40 ans que Philippe Sollers écrit des traités politiques de
                            savoir-lire. Il est le seul - remarquablement seul. Des titres? L'écriture et l'Expérience des limites en 1968 (Points), Théorie des exceptions en 1986 (Folio), La Guerre du goût en
                            1994 (Folio), Éloge de l'infini en
                            2001 (Folio), Discours Parfait en
                            2010 (Folio), et aujourd'hui, Fugues.
  
                           
                             
                           Voilà 40 ans que Sollers relit à neuf la bibliothèque mondiale. Et
                            qu'il la transpose. En d'autres termes, il passe dans le temps - et il est là
                            dans le temps pour démontrer que « les
                              morts sont plus vivants que les vivants». Le lecteur Sollers les surprend
                            en situation, en état d'alerte. Il a compris que l'Histoire est un roman et,
                            qu'en tant que lecteur, il est lui-même un personnage de roman. En d'autres
                            termes, le narrateur de Fugues ne
                            pouvait être qu'un romancier. Tous ses personnages (Joyce, Lautréamont, Céline,
                            Tchouang-Tseu, Pascal, Debord, Lacan, Nietzsche...)
                            ont une passion fixe: la formulation. Dans le bruit et la fureur, Sollers mène
                            une guerre défensive, c'est-à-dire celle qui peut conduire à des
                            contre-attaques fulgurantes.
                            
                           
                             
                             Transfuge : Dans la préface de Fugues, vous écrivez
                            que les thèmes de votre essai sont « multiples » mais qu'en réalité, il n'y en
                            a qu'un: « La formulation comme passion dominante. » Le mot « formulation »
                            fait directement penser aux mathématiques, n'est-ce pas?
  
                           
                             
                             Phillipe Sollers : Oui, bien entendu. Quand j'emploie le
                            mot « formulation », il faut entendre « formule » (le lieu et la formule).
                            Qu'est-ce qui fait du français la langue de fond de la logique ? Et  de son substrat mathématique ? C'est là
                            que ça se passe. Au moment où le français devient « langue morte » (dixit Debord), je veux démontrer qu'il est plus vivant que
                            jamais.
  
                           
                             
                             Restons sur la « passion » de la
                            formulation qui sous-tend un projet encyclopédique.
  
                           
                             
                             Il faut aller d'emblée à l'analyse froide et lucide de l'objet-livre
                            lui-même: vous avez 1107 pages pour un volume qui va être vendu 30 euros.
                            Soyons stricts sur le marketing : vous disposez là de dix livres (ou 12), en
                            un, ce qui fait donc dix livres à trois euros. Par conséquent, le rapport
                            qualité-prix est imbattable. Je m'avance déraisonnablement sur le marché avec
                            cette proposition d'acheter dix livres à trois euros chacun. C'est la meilleure
                            définition que l'on puisse donner de la formulation comme passion dominante,
                            c'est-à-dire qu'il s'agit immédiatement de l'évaluer en argent, tant il est
                            vrai qu'il n'y a qu'une seule passion dominante de nos jours, c'est celle-là -
                            et il n'y en a pas d'autres.
  
                           
                             
                             Ces dix livres sont
                            constitués par un certain nombre de livres plus resserrés les uns que les
                            autres. Il faut citer quelques exemples qui avaient été écartés de Discours Parfait. Je pense au livre
                            chinois avec notamment un texte important intitulé Mao était-il fou ? Vous
                            trouverez encore un livre sur Debord. Puis vous
                            constaterez la présence forte de Lacan. Aussi une présence massive de
                            Lautréamont. Et Manet. Et Bataille. Et Céline. Nietzsche revient dans Fugues comme chez lui. Et Stendhal. Et
                            Homère... Il y a un chapitre qui s'intitule Rappels constitués de textes plus anciens sur Aragon, Balzac, Bukowski ou Freud : ce que je veux montrer là, c'est à la fois l'unité et la cohérence
                            dans le temps. La formulation dominante arrive toujours à reprendre le dessus
                            et à faire fugue !
  
                           
                             
                             Il y a encore des textes
                            politiques.
                            
                           
                             
                             Et comment. J'insiste sur deux d'entre eux: La Notion de mausolée dans le marxisme et Les Coulisses du stalinisme (à propos d'Althusser). La fonction
                            politique qui est la mienne depuis très longtemps est constamment affirmée.
                            Qu'est-ce qui est désigné là? Certes, la France moisie, Vichy et la
                            collaboration mais aussi, et peut-être surtout, le stalinisme. D'où
                            l'importance de la partie chinoise de Fugues.
  
                           
                             
                             Fugues est un livre de lecture, un
                            traité de savoir-lire.
  
                           
                             
                             Exactement. A 12 ans, emmené par le lycée Montesquieu à Bordeaux, j'ai
                            vu la tour de Montaigne. J'ai compris que ce Montaigne était très soucieux,
                            dans une époque de mutation intense (dans laquelle nous sommes d'ailleurs de
                            nouveau), de savoir si l'archive tenait le coup. Qu'est-ce que vous voulez faire
                            sans latin et sans grec ? Montaigne est allé vérifier à Rome si le latin et le
                            grec étaient bien conservés chez Grégoire XIII. Au vrai, Montaigne voulait
                            savoir s'il pouvait continuer à faire fond là-dessus. Il veut voir si les
                            livres sont bien conservés car il a peur des « innovations calviniennes ».
                            
                           
                             
                             Je reprends à sa suite
                            (et pas seulement), depuis 40 ans, le projet encyclopédique (projet des
                            Lumières). Ce qu'il faut combattre, c'est l'ignorance militante de notre temps.
                            Ce projet encyclopédique demande à être remis en forme à une époque de pleine
                            mutation (d'où ma référence à Montaigne), à l'heure même où on se demande si le
                            papier ne va pas disparaître, si le numérique ne va pas prendre le pas... La
                            mondialisation, c'est-à-dire l'immondialisation est en cours. Et les écrivains n'en sont
                            pas conscients. Ce n'est pas la faute de l'époque, c'est leur faute.
  
                           
                             
                             Bref, je ne vois pas
                            l'apocalypse, je vois l'aurore. Je vis dans un splendide matin qui me met à
                            disposition une archive considérable. Il s'agit de se poser les bonnes
                            questions : serons-nous le 30 septembre prochain en 125 de l'ère du Salut
                            (Nietzsche) ou devrons-nous vivre à l'heure du calendrier économico-politique?
                            Voilà. La bibliothèque est mon alliée. Tenez, un exemple : le 14 juillet 1680,
                            la marquise de Sévigné écrit à sa fille qu'elle a bien raison de corriger une
                            maxime de La Rochefoucaud car il n'y avait qu'à la
                            retourner pour la faire beaucoup plus vraie qu'elle n'est. Que dit La Rochefoucaud ? « Nous n'avons pas assez de force pour
                            suivre toute notre raison. » Correction de la fille de Madame de Sévigné : « Nous
                            n'avons pas assez de raison pour employer toute notre force. » C'est une femme
                            qui le dit à une autre femme. Ce que je vois se dessiner là, c'est une tout
                            autre conception de la raison et de la force. Lautréamont dans Poésies ne fait pas autre chose que de
                            retourner Pascal, La Bruyère...
  
                           
                             
                             Dans un magazine, Aurélien Bellanger qui
                            publie La Théorie de l'information (Gallimard) déclare : «Je trouve les romans français sur-écrits, plus proches
                              de la poésie en prose et souvent illisibles. » Qu'en pensez-vous?
  
 
                             
                             Moi, a contrario, je suis lassé de la desécriture du roman français. Je vais vous dire ce en quoi le roman contemporain échoue.
                            Pour cela, il faut écouter une formule de Pascal (mathématicien) qui est
                            fulgurante : « Qui aurait trouvé le secret de se réjouir du bien, sans se
                            fâcher du mal contraire, aurait trouvé le point. C'est le mouvement perpétuel.
  »
  
                           
                             
                           
                             
                           Philippe Sollers
                                
                           Transfuge, octobre 2012
                            
                           
                             
                           
                             
                           
                             
                           EXTRAITS
                            
                           
                             
                               Il y a un livre, à mon avis, qu'il faut relire d'urgence, La Servitude volontaire de La Boétie. On
                            y trouve formulé pour la première fois, d'une façon décisive et périodiquement
                            oubliée, l'axiome suivant: «Tout pouvoir
                              ne vit que de ceux qui s'y résignent.» On agite toujours le fait que le
                            méchant serait à l'oeuvre, à l'insu des peuples ou
                            contre eux, sans qu'ils participent le moins du monde à ce qui leur arrive :
                            comme si, les intellectuels n'avaient pas décidé de baisser les bras, voire
                            même de ne pas se battre.
  
                           
                             
                           ***       Dieu étant devenu inaudible, la présence dérobée du Diable en
                            littérature mériterait une étude à part.
  
                           
                             
                           ***        Sans la littérature et l'art, nous ne connaîtrions qu'un petit monde
                            étriqué, celui de la finance, des philosophes ou des idéologues, c'est-à-dire,
                            aujourd'hui, le nôtre.
                            
                           
                            ***
     La censure opère maintenant directement dans les têtes spectacularisées. Sade est publié sur papier bible, mais le
                            cerveau pour le lire est anesthésié et réduit. Après la censure dure, la
                            censure molle. Après la Terreur, le terrorisme. C'est toujours le même sommeil
                            de la Raison.
                            
 
                             
                           
                            
                           
                             
                           
                             
                           
                            
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