Une épiphanie, au moins depuis Joyce, est un fragment
ouvert de réalité restant énigmatique parce qu'il emprunte à plusieurs temps ou
à plusieurs espaces à la fois sa puissance
d'apparition. L'événement est très fort pour celui qui le vit et le note, mais
nous, lecteurs, spectateurs, contemplateurs, tout en ressentant la mise en scène de l'instant inscrit et commémoré, nous savons que nous n'en
posséderons jamais toutes les données. Il s'agit d'une expérience intérieure
venant de l'extérieur, comme une hallucination. Nous devinons que le lieu, le
moment, l'éclatement des sensations ont une référence
précise — celle d'un journal intime
— mais le récit se dérobe, il ne reste qu'une entaille, un tourbillon, une citation, un nom, une stèle.
Une mémoire se dit, une jouissance
se célèbre. Le nom, l'image allusive, la dédicace, la date. Le tout sans
bords, en mouvement, comme lancé dans la
délectation plane. On peut y reconnaître un dieu si l'on veut. Pas
n'importe lequel. Pas n'importe quand ni sous n'importe quel masque.
«Alors il reconnut le dieu. » Situation
homérique classique, théophanie
derrière l'épiphanie parfois la plus triviale. L'invitation de Twombly est explicitement de cet ordre. Son héros calme et décidé — lui-même —
enregistre ces révélations.
Il a choisi de vivre à Rome, mais toutes les épiphanies, aurait dit l'auteur de Finnegans Wake, mènent à Rome. Entendons-le même en sanscrit : raum !
Voici donc une série
d'abréviations. Si on devait tout raconter... Mais non, impossible. Évoquer : pour cela,
il faut un théâtre.
Chaque détail introduit est un acteur. L'acte est la pièce. Je prends cette description : «
Collage — huile, craie grasse et crayon sur papier Fabriano, reproduction rapportée d'un
dessin de Poussin : Renaud et Armide, pellicule
adhésive transparente. Au revers : copie manuscrite d'un texte mythologique rayée par
l'auteur. » Je peux être sûr que chacun des mots, ici, a été vécu comme une séquence de roman
durable : collage (celui-ci, pas un autre), huile, c'est vraiment de l'huile et
nous sommes tout de suite dans la dimension du baptême, de l'onction — le
nom propre est dans le langage comme de l'huile dans de l'eau ; craie grasse et crayon : masculin et féminin aux qualités réciproques; papier Fabriano ; l'Italie; dessin
de Poussin : l'exil volontaire, le Français
comme l'Américain de Rome : Renaud et Armide:
le poème est là ; pellicule adhésive transparente : je colle pour laisser
transparaître, j'expédie une lettre fermée mais lisible, je mets mon timbre, j'adresse l'ensemble à la
verticale comme une libation. Le contemplateur lit un pli qui ne lui est pas destiné, il doit le renvoyer au peintre
qui nous donne son nom de code, son vrai nom : Pan, Narcisse, Bacchus, et bien d'autres. Twombly,
comme négligemment, vous demande de
le considérer comme un dieu.
Il doit avoir ses raisons. Un
dieu, c'est de l'espace et du temps rassemblés en une seule vision, pour une occasion unique. Le calendrier de Twombly ouvre sur une liturgie.
Cinq jours en
octobre de cette année-là, ce novembre-là, cet hiver-là. Les autres
prélèvements dans Poussin? La Fête de
Pan, Vénus à la fontaine (je suis
Pan, je suis Vénus) et L’Extrême-onction (on vous l'avait dit). Les cinq jours d'octobre ont été une vraie
bacchanale. Quoi ? Comment? Avec qui ? Peu
importe, et la véritable réponse ne peut être qu'entre moi et moi. Il
faut donc s'en excuser légèrement par un don. D'où les dédicaces, ou, si l'on
préfère, les «adresses» sur l'enveloppe. «Pour Alessandro, de la part de Papa.»
Pour Isabella, Betty (à l'occasion de son trentième
anniversaire), Flora, Suzanne... La famille est là pour pardonner. C'est un
principe de stabilité apparaissant et disparaissant dans la vie
sans limites et sans bords, life is boundless. joy. L'épiphanie, la théophanie plastique sont là pour célébrer avec rapidité cette joie de
l'immensité permanente. Et de même que le graffiti écrit une parcelle plus ou moins libre du présent (jamais plus présent que dans l'obscénité), de même la peinture se souvient de
la chance du peintre de coïncider avec l'absence de cadre, le tableau qui
n'en est plus un que comme reste. C'est tombé. Par le vide actif qu'elle suggère, l'œuvre de Twombly est en effet la moins enfermée qui soit,
elle est à l'opposé de celle de Pollock,
par exemple, où l'on sent que le psychisme a gardé ses droits, le mot
n'est pas venu, le geste magnifique n'a pas réussi à parler, tout s'enchevêtre,
se surajoute et dure, c'est un film sans interruption, Rome est loin. Ou encore
: dans les totems d'Artaud, surécrits, mangés, brûlés
et troués, la culture indienne vise la
réappropriation et l'exorcisme,
guerre avec le corps, persécutions romaines, masque efficace. Quelque
chose, pourtant, n'a pas été détaché, consumé,
abandonné, laissé au silence. Or le silence est une fleur, une feuille,
un lotus, une grappe, une dispersion magnétique chargée de semence. Comme il ne
faut pas hésiter à mettre les points sur les i, quand Twombly écrit dans un coin : Poems + Private ejaculations, le
message est tout entier dans ce + non arithmétique qui est l'œuvre elle-même,
ni seulement verbale, ni exclusivement sexuelle, mais les deux à la fois, en
plus, Poems + Private ejaculations.
Curieuse
addition qui, en surface, a l'air d'une soustraction, affirmation que la dissémination est toujours plus forte que
la castration latente. Prenons, par exemple, Adonis dans son paysage. Adonis se
présente comme un pénis droite-gauche (sens
inverse de l'écriture), un doigt tendu à l'envers. Vous pouvez penser qu'il désigne une pénétration, bien
sûr, mais c'est d'abord toute une aventure, une chasse à courre, une scène de
forêt ou d'appartement, c'est en même temps dehors et dedans, arbres, buissons,
cheveux, places, fauteuils, vent dans les feuilles, organes enveloppés, épars — et fenêtre relativisant la
scène. Tout se passe comme si Twombly, qui
signe bien lisiblement en haut et à droite (alors qu Adonis vient à l'endroit habituel de la signature, en bas), avait chantonné sa craie grasse et son crayon de couleur, on entend l'air ou plutôt ses
bribes, les ponctuations du rythme, les inflexions vite bouclées de la voix. Le texte lui-même est incertain, enfoncé
dans le graphisme tremblé comme dans
l'histoire : on ne se le rappelle pas
avec certitude, mais on est sûr qu'il est là, entre le latin et le grec,
tantôt l'un, tantôt l'autre, entre l'anglais et l'allemand (Shelley, Keats ou
Rilke). N'est-ce pas le même tissu ? Le nom
divin, lui, à travers toutes ces trames, a tenu jusqu'à l'inscription
d'aujourd'hui, poignet tournant, délicat, faussement malhabile, du crayeur et du crayonneur. venus. apollo. Imaginons,
pourquoi pas, un cosmonaute érudit traçant dans l'espace, loin de la
terre réduite à un halo bleu, les litanies
d'Apollon à l'intérieur d'une navette spatiale
du même nom. C'était qui Apollon, déjà? Sous quelles formes apparaissait-il dans le monde humain? Quels étaient ses surnoms, ses attributs, ses
légendes ? Ses appellations
secondaires ? Ses thèmes musicaux ? Ses fonctions ? Phœbus ? Musagète ? De Monteverdi à
Stravinsky ? Le laurier? Ou plutôt le
serpent? Et que s'est-il passé le 8
janvier 1978 dans les ombres de la nuit ? Qu'est-ce qui a été marqué, effacé, froissé, mis en boule, en
comète ?
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Apollo and the Artist, 1975
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Chanson, mémoire, méditation : ce sont bien ces mots que Twombly écrit dans Muses, en mai 1979, un de ses
montages les plus étranges. Quelque part dans les fourrés, près de Bassano... Grotte...
Feuille de vigne... Vous n'en saurez pas plus, sauf que, cette fois la feuille
végétale, comme celle
de papier, est là pour exhiber — et non pas cacher, bonjour Michel-Ange
— la nudité dissimulée dans les collines et dans l'écriture, n'importe où, pourvu
que ce n'importe où soit élu, partout.
Si vous regardez maintenant la signature de Cy Twombly,
ses initiales chiffrées par lui-même, vous voyez que, le plus souvent, il recourbe le T vers le C, lui donnant la forme
d'un J, tronquant la barre horizontale supérieure, recourbant la ligne verticale comme un hameçon vers la lettre du
prénom (qui se prononce en anglais aïe). On lit CJ. CY, le prénom (saille), s'approprie le nom. Twombly se pénètre, se parle, se tutoie, il a besoin de crayon pour ça. Or le dernier Y du nom (qui,
lui, se prononce i) rentre dans le Y du prénom en changeant de prononciation. Ce n'est pas
seulement /et eye (Je et œil) qu'il faut entendre, mais aussi Tomb et Womb (tombeau et matrice, jeu de mots traditionnel). Le nom est à la
fois un tombeau et un ventre, mort et naissance, cadavre — le T n'est-il
pas une croix dangereuse? — et aussi résurrection (le J devient presque
un angle aigu, souvent, comme un graffiti sexuel). Voilà un dieu qui en sait long sur
son embryon et
qui a bien l'intention de se rappeler sans fin sa propre conception. Et bien
entendu, il faut s'attendre, pour quelqu'un qui passe son temps à décortiquer le
panthéon et les syllabes des noms divins, que son propre nom surgisse devant lui de façon littérale. Le
O de TWOMBLY? Il rayonne soudain comme Orphée. Le Y? Il flambe dans Dionysos. Le A manque ? En effet : il
apparaît de façon plus muette et géométrique comme un triangle. Voyelles, consonnes : on sait que toute une
littérature mystique, dans toutes les langues, n'arrête pas de risquer des combinaisons, des permutations, des
interprétations à partir de ces éléments. Twombly a sa
kabbale à lui. Elle est résolument grecque, mais voici quand même un Rûmi extatique, et puis (mais comment aurait-il pu ne pas la rencontrer ?) la formule sacrée Om Ma Ni Pad Me Hum. TwOMbly ! Je ne pense pas qu'il se mettra jamais à l'hébreu —
mais ceci est une autre
affaire. L'hébreu n'est pas précisément là pour qu'on y voie quoi que ce soit.
Son ambition est ailleurs.
Twombly tient à son printemps, à sa fleur du temps, à ses tiges et à ses pétales, comme
le prouvent ses splendides Tulips from Paterno (tulipes
fraîchement paternelles). Huile, aquarelle, pastel et crayon sur papier du 22 avril 1980. Les paysages sont plus ou
moins paniques et brûlants, griffés et signés ; plus ou moins endeuillés aussi
(la mort est
une des saisons du Nom) ; le calendrier continue, les lettres des mois, les
chiffres des années sont à la fois singuliers (cette expérience-là, tel mois,
de telle année) et interchangeables. Il serait sans
doute possible de trouver pourquoi, pendant l'été 1980, entre Rome et Bassano, Twombly a eu un si fort sentiment de victoire (Nike), au cours de quelle opération
aérienne en vrille. Ce sentiment semble durer de juillet à octobre, c'est le grand été.
L'année
suivante, nous retrouvons notre héros en Sesostris, avec barque
solaire (le thème et sa réduction plastique est évidemment idéal pour lui). C'est
toujours la victoire, mais avec un élément plus obscur, plus sauvage (Sylvae). Quelle étrange vie ont les peintres. Quelle idée de faire de l'espace avec du temps, des chansons de
geste avec des gribouillages enfantins, paradis vert, fleurs d'huile. Voici le château des saisons, ses cartes.
Le narrateur est à l'intérieur. Le soleil est une barque, la sphère est une illusion.
Seul compte le point de feu intime, la
mine.
Twombly est aussi un derviche tourneur. Comme l'a dit quelqu'un, pour dérider un peu ce
vieux Freud : « Wo es war, Soll derviche werden!» Sa peinture est la transcription d'un certain nombre
d'«états», de clartés et d'évanouissements de plaisirs. Il touche le papier pour
s'atteindre, il se rappelle à lui en invoquant des noms de lui-même oubliés. Les résultats
peuvent être exposés, on les disposera comme des partitions, des degrés en résonance. En deux parties, en trois, en
sept, en neuf. Le nom de Twombly a sept lettres. Son prénom, deux. Sept plus deux, neuf. J'aime les noms de sept
lettres, Picasso, Matisse, Pollock, de Kooning, Cy Twombly.
Sept notes et neuf muses. Chaque moment plastique est suffisant, mais il est intéressant de disposer les courbures
les unes par rapport aux autres. Style : c'était comme ça, un trait rouge. Puis comme ça : deux ailes, deux anges. Puis
comme ça : une fin de cercle, une extinction dans le blanc, « life is boundless». La pièce en sept parties (Bassano, été 1981) est à éprouver comme un alphabet de la rentrée
en soi. T : fil de ligne bleu. W : cercle bleu, cœur rouge. O : bleu noyé
mauve. M : écho du rose au noir passant par le rouge. B : noir et rouge, en contradiction. L : rouge fin
volant. Y : fil marron laissant le cercle du nom ouvert. L'air, la terre, le feu et
l'eau : silence.
Souvenir à travers tout ça. Ciao. Rome, ville éternelle, est une sorte de nouvelle Cinecittà (il vaudrait mieux, pour Fellini, se mettre à la
peinture, inutile de s'obséder sur le cirque audiovisuel, la transvision est là : connaissez-vous Twombly ? Non ? Il était là, pourtant, à cent mètres).
Vieille Europe, quelques
Américains t'ont choisie, leur transmutation te parvient peu à peu, encore un effort de
détachement, du calme.
Volupté ? Mais oui, voici Bacchus. Je revois ces tableaux à Bordeaux, coïncidence,
ils éclataient de bonheur, ils étaient attendus là depuis toujours (il y avait, à côté, un Allemand aux paysages
dramatiques, baignoire sanglante dans une grande plaine à la Waterloo). (Soit dit en passant, n'oublions pas que
les Américains ont gagné la Seconde Guerre mondiale et n'ont pas à recommencer tous les jours leurs comptes avec
Pétain, Mussolini et Hitler. Heidegger a-t-il vu un Twombly avant de mourir ?
Non ? Quel dommage. Un de ces dieux aurait peut-être pu le sauver. Et le Pape? Ne va-t-il pas
trouver tout cela trop «païen»? Mais non, mon enfant, continuez, c'est une de nos traditions,
après tout...). (C'est la difficulté avec les Européens : ressentiment des vaincus ou des occupés
passifs par rapport aux « grandes natures » : Hemingway, par exemple. Allons, lisez De
l'autre côté du fleuve et sous les arbres plutôt que Thomas Mann, Broch, Musil)...
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Untitled VII, Bacchus series
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Où en étais-je? Ah oui, Bacchus... Vigne et vignette... Caravage ne dit pas non... Hôlderlin non plus, enfin débarrassé de ses suiveurs
philosophes... «Ah ! qu'on me tende, gorgée de sa sombre lumière, la
coupe odorante qui me donnera le repos ! Oh la douceur d'un assoupissement parmi les ombres ! »...
En effet, ils ont peur de remonter jusqu'à la source... Vous pouvez supprimer, bien sûr, les ah et les oh. Et voici, tranquille et naturel,
comme il l'a toujours été, Bacchus-Dionysos et son signe... Un verre de Margaux, ici, à la mémoire de Roland Barthes,
pour avoir écrit de Twombly : «Ainsi, ce matin, 31 décembre
1978, il fait encore nuit, il pleut, tout est silencieux lorsque je me remets à ma table de travail. Je regarde Hérodiade (1960), et je n'ai vraiment rien à en dire, sinon la même platitude : que ça
me plaît.»
(C'est dans le même texte que Barthes rappelle la dédicace de Webern à Berg : «Non multa, sed multum» ..) Où en sommes-nous, malgré
le temps et la mort?... Oui, oui, Bacchus... Un peu de Bach, une sonate pour clavecin et violon, pour accompagner sa
danse... Qu'est-ce qui peut le mieux se détacher sur une feuille... qu'une feuille? Le dessous s'ensuit. Notre Père qui
est dans le raisin, que ton nom soit illustré, que ton énergie soit incarnée dans les éléments et le verbe... Nous sommes
le 18 novembre 1981, maintenant... La feuille devient vite une chair et un cœur terrestre, minéral, céleste,
sanguin... Le goût du silex... Silex scintillans... Étincelle... C'est dans le
«silex» qu'apparaît l'inscription Poems + Private ejaculations... Quelle
évolution dégagée depuis, par exemple (mais non, je ne choisis pas au hasard), la belle
surcharge géométrique et obsessionnelle, à la Vinci, de Synopsis d'une bataille (1968)...
L'année 1982 semble avoir été, pour Twombly,
particulièrement
glorieuse, ce dont témoigne l'épanouissement floral de Naxos. En avril, il est à New York, Naxos et son île
imaginaire, grecque ou sicilienne, la conjonction enfin réussie de Rome et de l'Amérique
du Nord, Twombly est un Virginien, comme Poe, il
revient d'Italie en vainqueur, il aura donc fallu tout ce temps pour libérer le Sud et ensuite, par retour, les
libérateurs? Oui. Ce long temps froid soudain si court et si chaud. On peut commencer
à jeter des fleurs (je pense
à Manet). Mai 1982 à New York ? J'étais là, dans un coin, je lisais Paradis à
haute voix, j'écrivais Femmes. Lotus et silex. Volcan et pétales. Je
demande à un petit garçon de onze ans ce que représente suma. «Un vaisseau spatial», dit-il. Ce
vaisseau est dans le son, c'est la syllabe sacrée et sa guirlande passant à travers le
corps pour se
dissoudre dans l'air, dans l'éther, six prolongé, sept au-delà de la perception :
TWOMBLY
Om Ma Ni Pad Me Hum
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SUMA, 1982
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C'est ce qui s'appelle s'envoyer
en l'air, à la force du poignet qui tourne. On ramasse le corps dans le nom, on transfuse en
vibration, le bras et la main, à plat, enregistrent le phénomène et son expansion... «De la
vaporisation et de la
centralisation du Moi. Tout est là. » Vous, ici, en français, prenez un vers de
Baudelaire, essayez, transposez, «Ô Mort, vieux capitaine, il est temps, levons
l'ancre», celui-là ou
un autre, comme vous voudrez... La syllabe OM ? « Sur elle, les eaux ont leurs assises ; sur les
eaux, la terre ; sur
la terre, les mondes. Comme les feuilles sont enfilées sur une tige, ainsi les
mondes sont enfilés sur cette syllabe. » Et encore : « Quand on a compris cette
syllabe, tout ce qu'on désire, on l'a. »
CY T O
M B LY
WOMB
(çïe) (li!)
Enfin, débrouillez-vous avec les Upanishad... Que Twombly rêve à partir de là, il vous le dit en toutes
lettres c'est visible. Roues...
Lotus... rom !... rhombe !... Il va courir la campagne en Bacchus, il rentre chez lui,
il crayonne... Les disques, les tridents, les pierres... Il hésite sur
les voyelles ? Mi au lieu de Ma ? Pas
grave. On n'est pas dans un cours de
yoga... hrîh ou hrîm? Seule
l'expérience personnelle compte. priape ! À la grappe!... Mais qu'est-ce qu'il fabrique à présent en Lycie, du
côté de l'Asie Mineure ? Avec, toujours, sa
soucoupe volante ou plutôt sa boule élastique déformée par la vitesse et
le feu interne? lycian? Allons-y.
Arcs-en-ciel, éruptions, veines figées, graffitis de cavernes, souffles, boréades... Regardez la beauté
de ces envolées du 20 décembre, lave, braise, neige, lacets, glace
bleue... mur du ciel... fraise, embryon, étoile en formation, utérus galactique... Ce n'est plus l'élégie virgilienne
d'autrefois, ça brûle tout seul, bientôt on n'aura plus besoin de noms, ce sera
direct. Meurs et deviens. Le Virginien
Romain peut porter son nom. Il était fait pour lui, et lui pour lui
— ce qu'il y a de plus difficile à découvrir. CT ou CJ est une
inscription enfin équivalente à DEC ou à 20, ou à 82, ou à n'importe quel autre
chiffre. On est le mois, la saison, l'année, le jour, l'heure, le moment. Le monde est un son qui brûle. Telles sont les
aventures de la peinture en son nom.
Philippe Sollers, Décembre
1987.