Vive Dada !
                              
                            
                            
                               
                            
                            
                              
                                 
                            DUCHAMP, Roue de bicyclette, 1913, New York, The Museum of Modern Art
                            
                             
                             
                              Le 23 juin 1916, au Cabaret Voltaire, à
                              Zurich, un type habillé d'un drôle de costume « cubiste », monte sur scène, et
                              commence à réciter d'une voix monocorde un poème incompréhensible, suite
                              d'onomatopées parfaitement calculées. La salle est bondée, des cris et des
                              rires fusent, le type continue, impassible, plus sérieux qu'un pape, et scande
                              sa partition dont vous ne trouverez la clé nulle part. Il s'appelle Hugo Ball.
                              Dada est né.
                              
                            
                            
                               
                            
                              Dada ? En pleine boucherie de la Première
                              Guerre mondiale ? Pendant que des poilus héroïques se battent dans les tranchées
                              ? Que la France et l'Allemagne s'égorgent et se gazent ? Qui sont ces
                              déserteurs et ces réfractaires, dont personne, aujourd'hui, en pleine commémoration
                              morbide, ne songe à prononcer le nom ? Des fous, des agités, des étrangers
                              apatrides, qui ont choisi le nom de leur mouvement contre l'art et la société,
                              au hasard, dans un dictionnaire. « Dada » ! A-t-on idée ? Écoutez cet autre
                              cinglé du nom de Tzara : « Il nous faut des œuvres fortes, droites, précises, à
                              jamais incomprises. » Vous n'allez pas me dire que ces manifestants déterminés
                              et absurdes vont connaître un retentissement mondial ? Et pourtant, si, la Terre
                              tourne autrement depuis cette époque, des cassures importantes s'étaient déjà
                              produites partout. On aurait dû se méfier davantage de ce Jarry, avec son « Ubu
                              » et son cri de guerre lancé à la face du vieux théâtre pourri: « Merdre ! »
                              Aucune voix ne reprend ce slogan de nos jours, c'est étrange. « C'est parce que
                              la foule est une masse inerte, incompréhensive et passive, qu'il faut la
                              frapper de temps en temps, pour qu'on connaisse à ses grognements d'ours où
                              elle est - et où elle en est. Elle est assez inoffensive malgré qu'elle soit le
                              nombre, parce qu'elle combat l'intelligence. »
                              
                            
                             
                            
                               
                            
                            Fontaine,  Marcel Duchamp, 1917 
                             
                               Inutile de frapper aujourd'hui, le
                              bruit du spectacle a tout recouvert, et toutes les vieilleries sont de nouveau
                              à la mode, accompagnées d'un déferlement continu de cinéma tout-puissant. Mais
                              on ne sait jamais, la porte est à la fois verrouillée et ouverte. (La réédition
                              du Dictionnaire du dadaïsme de
                              Georges Hugnet est donc bienvenue, malgré de nombreuses erreurs.) Tzara, encore: « Dada n'est
                              pas un dogme ni une école, mais une constellation d'individus et de facettes
                              libres. » Les noms de ces aventuriers disparus ? Les voici : Arp, Ball, Janco, Huelsenbeck, Hausmann, Picabia,
                              Man Ray, Richter, Schwitters. Ils sont vite un peu partout, à New York
                              (Duchamp), à Berlin, à Paris, à Moscou, sur la Lune. Duchamp épate les
                              Américains avec sa « Fontaine », urinoir sacré chef-d'œuvre, et ses «
                              ready-mades », rencontres entre un objet et une intervention choisie (un
                              porte-bouteilles, par exemple) : « Cet horlogisme,
                              instantané, comme un discours prononcé à l'occasion de n'importe quoi, mais à
                              telle heure. C'est une sorte de rendez-vous. »
                              
                            
                            
                               
                            
                               Vous avez rendez-vous, si vous le
                              voulez, avec votre vie, à n'importe quel moment et n'importe où. Sûrement pas
                              dans la foire de l'art, mais dans les démontages, les photomontages, le rythme
                              des glossolalies (Artaud s'en souviendra). Mais quel est ce jeune homme très
                            chic en train de porter une pancarte ? 
                             
                            
                             
                            Il s'appelle André Breton, il est promis
                              à un grand avenir. Sur la pancarte, on peut lire, en lettres capitales, une
                              déclaration de Picabia, toujours actuelle: « Pour que vous aimiez quelque chose
                              il faut que vous l'ayez vu et entendu depuis longtemps, tas d'idiots. » Dada
                              s'oppose à tout, y compris à lui-même, c'est un éloge de la contradiction
                              permanente et de l'affirmation « désintéressée des abattoirs de la guerre
                              mondiale ». Dada, ou le mouvement perpétuel, contre le ralentissement et
                              l'abrutissement social. Bien entendu, l'opinion se déchaîne, tout ce qui est
                              national, moral, identitaire, progressiste, réactionnaire, de droite comme de
                              gauche, vomit cet anarchisme radical tombé du ciel. On veut donner du sens à
                              vos sacrifices et à vos efforts ? Dada le récuse. Le monde n'a pas de sens, même
                              si le journalisme est là pour vous répéter le contraire. Tzara, un jour, à
                              Picabia : « Je m'imagine que l'idiotie est partout la même, puisqu'il y a partout
                              des journalistes. »
                              
                            
                            
                               
                            
                              Staline va venir régler leur compte aux
                              formalistes et aux futuristes, et Hitler à « l'art dégénéré ». Mais la guérilla
                              s'obstine, et Dada n'en poursuit pas moins ses mauvaises actions à travers le
                              surréalisme, le lettrisme, le situationnisme, tout en contestant tous les « ismes ». Il n'y a pas de communauté dada. Partout où la bien-pensance
                              suinte ou prêche, Dada surgit. Rien de plus drôle que le procès intenté à Barrés, en 1921, pour « crime contre la sûreté de l'esprit
                              ». Breton est président du tribunal, Aragon est à la défense. Tzara n'est pas
                              d'accord: « Je n'ai aucune confiance dans la justice, même si cette justice est
                              faite par Dada. Vous conviendrez avec moi que nous ne sommes tous qu'une bande
                              de salauds et que, par conséquent, les petites différences, salauds plus grands
                              ou salauds plus petits, n'ont aucune importance. » La revue de Breton, Littérature, nous apprend qu'au même moment l'accusé Barrés « discourait à
                              Aix-en-Provence sur l'âme française pendant la guerre, devant de jeunes
                              provinciaux qui écoutaient bouche bée l'académicien député de Paris ».
                              
                            
                            
                               
                            
                              Deux procès qui feraient du bruit
                              aujourd'hui ? Le premier contre Péguy, accusé d'être un exécrable poète.
                              L'autre, en défense de Heidegger, sous prétexte qu'il a prononcé plusieurs fois
                              le mot « dada » en voulant dire « oui » en russe. Ce grand criminel de pensée
                              ne peut donc pas être présumé coupable. Contre toute morale, et au grand
                              scandale de tous, Péguy serait donc condamné et Heidegger acquitté. De quoi
                              justifier ce jugement de Courteline à l'époque : « Les dadaïstes sont des
                              marchands de démence et des entrepreneurs de folie. »
                              
                            
                            
                               
                            
                              Dada ne croit qu'à l'instant, et c'est
                              pourquoi il est éternel. Écoutez ce Hugo Ball, imperturbable : « Gadgi beri bimba glandridi laula lonni cadori... » Quel spectacle fait mieux à Paris ? Comment
                              mieux faire fuir un public servile ? L'opération ne sera pas tentée, c'est
                              dommage. Encore Tzara, en 1919 : « Je n'écris pas par métier, et je n'ai pas
                              d'ambitions littéraires. Je serais devenu un aventurier de grande allure, aux
                              gestes fins, si j'avais eu la force physique et la résistance nerveuse de
                              réaliser ce seul exploit : ne pas m'ennuyer. » Ou Picabia : « Le bonheur, pour
                              moi, c'est de ne commander à personne et de n'être pas commandé. »
                              
                            
                            
                               
                            
                            PHILIPPE
                              SOLLERS
                              
                            
                            
                               
                            
                             
                            À lire : Dada & les dadaïsmes, par Marc Dachy, Folio Essais n° 540. Un livre essentiel.